Depuis un an ou deux, des mouvements fleurissent sur Instagram et en concert pour plaider en faveur d’une meilleure représentation des femmes dans les musiques actuelles. Rencontre avec trois fondatrices d’initiatives féministes et musicales : Lola Frichet pour More Women On Stage, Lucie Marmiesse pour Go Girls et Amira Rouabhi pour Écoute Meuf.
Depuis le déferlement de #MeToo en 2017 et de #MusicToo, qui a secoué le secteur musical en 2020, Instagram et les salles de concerts voient peu à peu émerger des initiatives qui militent pour une véritable égalité et une meilleure considération des femmes qui travaillent au sein des musiques actuelles. Parmi elles, More Women On Stage a été lancée à l’été 2021 par Lola Frichet, la bassiste indéboulonnable de Pogo Car Crash Control, à base de stickers distribués et essentiellement collés dans les loges, les toilettes et sur les murs des salles de concerts. Inscrit par des bandes de scotch blanc sur la basse de Lola, le slogan More Women On Stage a été récupéré par de nombreux·ses musicien·nes (comme Margaux Jaudinaud d’Ottis Cœur ou Maëva Nicolas de Bandit Bandit) qui, à leur tour, l’ont brandi sur leurs propres instruments. Dépassant les frontière de l’Hexagone, l’initiative gagne désormais d’autres pays, comme le Canada.
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Paillettes et engagement
De son côté, Lucie Marmiesse, attachée de presse dans la musique, a amorcé une série de portraits de femmes au polaroïd à l’automne 2021, tout en recueillant la parole de ses modèles sur leur place dans le secteur musical actuel. En lançant le compte Instagram Go Girls avec Chloé Barabé, la bassiste de We Hate You Please Die, Lucie diffuse des témoignages d’expériences malaisantes, voire violentes et toujours à caractère misogynes. Sans s’arrêter à la triste réalité de ces récits, Go Girls prône la sororité et valorise les facteurs qui aident à sortir des carcans du sexisme.
Initié à l’automne 2020, le compte Instagram Écoute Meuf déploie des playlists, des portraits, des interviews et d’autres exclusivités consacrées aux musiciennes de la scène actuelle, plutôt DJ ou rappeuses. Co-fondé par Amira Rouabhi et Rudy Jean-Baptiste, désormais rejointes par Gaëlle Magnien et Chloé Bedin, Écoute Meuf s’organise également autour de soirées régulières pour soutenir les femmes aux platines et d’autres collectifs. Misant aussi bien sur les paillettes que sur son engagement, ce projet, qui se veut sans prise de tête, commence à prendre de plus en plus d’ampleur. Rencontre croisée avec les initiatrices de ces trois mouvements.
“J’arrivais pas à me faire de copines”
Qu’est-ce qui vous a donné envie de lancer ces initiatives ?
Amira Rouabhi (Écoute Meuf) — La frustration. Avec Rudy, la fille avec qui j’ai fondé Écoute Meuf, on écoute beaucoup d’artistes féminines. On voyait toujours des meufs en concert, mais dans les médias qu’on suivait, que ce soit des médias mainstream ou des webzines, on ne les voyait jamais. Pourquoi cette meuf n’est pas dans les critiques de la semaine ? Pourquoi cette meuf ne fait pas la couv’ de tel magazine ? En créant Écoute Meuf, on voulait présenter des femmes qu’on écoute, qui nous ressemblent et qui font notre époque.
Lucie Marmiesse (Go Girls) — De mon côté, ça faisait un moment que je voulais faire une série photo sur des traumatismes vécus par des femmes. Puis, tout est arrivé en même temps. En septembre 2021, je suis devenue attachée de presse dans la musique. Ça m’a complètement plongé dans ce milieu. Des potes ou des potes de potes me racontaient comment elles vivaient le fait d’être dans la musique au quotidien. J’ai lancé Go Girls pour créer un espace de sororité.
Lola Frichet (More Women On Stage) — More Women On Stage est né d’un constat de mon milieu professionnel. Je suis la bassiste de Pogo Car Crash Control, donc on fait des tournées plutôt dans les musiques extrêmes. Et je me suis rendue compte que j’arrivais pas à me faire de copines ! J’avais que des copains. Même si je les adore, il faut faire société et se rendre compte qu’on ne croise que des mecs. L’idée de More Women On Stage, c’était de faire des stickers et les coller anonymement dans les chiottes ou les loges de concert. Tous ces endroits où tu te sens seule. Il faut savoir qu’en tant que musicienne, les loges, tu y passes des heures et des heures. Tu t’emmerdes. C’est ça, la réalité de la tournée ! Si j’avais vu un petit sticker More Women On Stage, j’aurais eu une petite flamme en me disant que quelqu’un était déjà passé par-là.
Et après les stickers, tu t’es mise à écrire More Women On Stage avec du scotch sur ta basse ?
L.F — Je trouvais ça plus fort. Mais je ne voulais pas être le porte-étendard de ce mouvement. Certes, beaucoup de gens savent que c’est moi qui ai lancé le mouvement. Mais, surtout, et c’est le plus important, ça existe sur les instruments d’un paquet de musiciennes. Et même de musiciens. T’es dans la Drôme, en festival, et tu croises une meuf qui a écrit ça sur son violon !
L.M — Je pense aussi que nos mouvements découlent d’un manque de représentation féminine dans la musique. Quand j’étais au lycée, au début des années 2000, on écoutait beaucoup de pop/punk. C’était que des mecs.
L.F — Alors que quand tu grattes, les musiciennes ont investi la scène depuis bien longtemps.
“Venez, il y a du travail!”
Dans vos trois initiatives, l’objectif est surtout de donner de la visibilité aux femmes du secteur musical.
L.M — Sur Go Girls, je recense des témoignages de femmes qui racontent ce qu’elles ont vécu dans le secteur musical et, plus largement, le secteur culturel. Mais je leur demande toujours quels sont les facteurs qui les aident. Ça permet de ne pas se focaliser uniquement sur du négatif. J’espère que les femmes qui tombent sur Go Girls trouvent de l’espoir et se rendent compte qu’elles ne sont pas seules.
L.F — L’objectif de More Women On Stage, c’est la professionnalisation des musiciennes. Je veux que les jeunes musiciennes se disent que c’est possible d’en faire leur métier. Il y a une demande énorme. J’ai constamment du travail. C’est aussi le cas pour les techniciennes. Beaucoup de tournées ont tendance à féminiser leurs équipes et ça devient compliqué car on est très peu de femmes pour tout ce travail. Tous·tes les technicien·nes te le diront : il y a une crise post-Covid car ces gens ont changé de boulot ou sont épuisés par la reprise. Alors, venez, il y a du travail ! C’est difficile d’être musicienne mais ce n’est pas infaisable. Les femmes jouent moins fort ? Les femmes jouent moins bien ? Une femme dans un groupe, c’est compliqué ? Tu oublies. Toutes les tournées actuelles prouvent l’inverse.
A.R — Écoute Meuf essaie également de provoquer des rencontres grâce aux soirées. Depuis notre première soirée en juillet 2021, on a dû en organiser une dizaine. L’idée est d’inviter des femmes DJ et de les faire jouer devant un public bienveillant. C’est une réalité en soi, on a réussi à construire un public qui est là pour encourager les filles qui sont aux platines. Pour nous, le plus important, c’est que ces DJ se sentent en confiance et se sentent légitimes.
L.F — Nous aussi, on se lance dans les rencontres. Le but de More Women On Stage est de donner des clés aux jeunes musiciennes. Comment fonctionne un label, un éditeur ou une agence de booking ? Comment et où faire mixer mon album ? Tout ça ne s’explique pas en tuto YouTube. On a déjà organisé des rencontres lors de notre premier festival [qui s’est déroulé les 10 et 11 juin 2022 à l’Olympic Café, à Paris]. Là, on prépare des ateliers sur Paris et partout en France. Pour moi, la meilleure asso féministe et musicale en France, c’est Loud’Her. Elles sont basées dans le Nord et elles ont tellement bossé qu’une des meufs est même devenue la directrice du Grand Mix à Tourcoing. C’est vraiment l’exemple à suivre !
“J’avais envie de secouer tout le monde et de leur dire : putain mais réveillez-vous”
Les mouvements #MeToo de 2017 puis #MusicToo de 2020 ont-ils eu une influence sur votre engagement ?
A.R — Oui, complètement. Le mouvement #MeToo de 2017 a déclenché quelque chose en moi. Je me suis rendue compte que certaines choses qui m’étaient arrivées n’étaient pas normales. J’ai collaboré à une enquête sur un musicien lors de #MusicToo. Après ça, je me suis dit qu’il ne fallait pas que j’abandonne cette soif de se battre pour notre place. J’avais envie de secouer tout le monde et de leur dire : putain, mais réveillez-vous.
L.F — Je trouve que ça fait le ménage et que ça fait du bien. Tout le monde s’est mis à dire tout haut ce que tout le monde savait. Il faut que ça continue. Certaines choses ne sont plus acceptables. Il y a toujours des gens qui sont en place, on le sait. Mais ça va se savoir.
L.M — Il y a encore des têtes à faire tomber, c’est sûr. Mais il y a de plus en plus d’initiatives et les choses commencent sérieusement à bouger.
Justement, parvenez-vous à mesurer l’impact de vos initiatives ?
L.F — Ça me dépasse totalement ! Quand je suis sur scène, je vois des gamines avec des étoiles dans les yeux. Elles découvrent quelque chose. À la fin du concert, je leur file mon médiator et je leur demande ce qu’elles jouent comme instrument. Du piano ? Ok, tu continues, sinon je reprends le médiator ! [rires] Beaucoup de parents m’écrivent. Toute mon énergie en concert sert à motiver les autres. Beaucoup de meufs me disent que je suis un exemple pour elles. Les choses changent. J’ai aussi croisé beaucoup de programmateurs de festivals qui me disent qu’ils kiffent mon initiative et que, quand ils regardent leur programmation sur ces dix dernières années, ça manque de femmes. Dommage que More Women On Stage arrive dix ans après. Tu aurais dû te poser la question avant. Mais je prends, c’est du positif.
A.R — De notre côté, l’impact d’Écoute Meuf n’est pas forcément visible sur les réseaux sociaux mais plutôt lors de nos soirées. On ne touche peut-être pas 100 000 personnes mais quand je vois 50 ou 100 personnes danser, des artistes jouer et se sentir à l’aise, je me dis qu’on est utiles.
L.M — Depuis la création de Go Girls, j’ai été invitée plusieurs fois à des conférences pour parler de la place des personnes invisibilisées dans la musique. C’est aussi un moyen de sensibiliser les gens. Plusieurs personnes m’ont dit que ça leur avait fait du bien d’écrire ce témoignage. C’est libérateur. En lisant les autres, elles se sentent plus fortes.
Amira, tu évoquais les réseaux sociaux. Pourquoi utilisez-vous toutes les trois Instagram pour diffuser le contenu de vos initiatives ?
A.R — On ne se sentait pas trop légitimes au départ. Notre but n’était pas d’être un média. On ne s’est jamais revendiquées critiques, ni journalistes. On voulait surtout faire ça pour dire : écoutez des meufs. Insta, c’est un outil facile et quotidien, qu’on consomme beaucoup et qu’on connaît par cœur. Tu peux partager facilement des stories, des musiques, des événements, des playlists. Le principe du carrousel, qui permet de faire défiler plusieurs images sur une seule publication, est idéal pour diffuser des interviews. À l’inverse, un site web, c’est plus difficile à entretenir et à faire ressortir. Écoute Meuf a décollé un peu malgré nous. Au début, on publiait de manière spontanée. Deux ans après, on pense à une stratégie éditoriale. Ceci dit, Instagram nous chiffonne un peu car on manque de place, notamment pour les longues interviews. Donc on va bientôt lancer une newsletter.
L.F — Très belle mise en page d’ailleurs, votre Instagram ! J’ai trouvé ça un peu décalé, avec un esprit fanzine.
A.R — Merci ! C’est nous ça, on aime le rose et les paillettes.
L.M — Tout le monde est sur Instagram. Go Girls a justement un format court et concis avec une photo en polaroïd, qui correspond totalement à cette plateforme.
L.F — J’étais pas trop pour ouvrir un compte Instagram. More Women On Stage relève de mon vécu. J’étais sur du vivant : prends un rouleau de scotch et écris More Women On Stage sur ton instrument. Ou colle des stickers. Mine de rien, j’ai remarqué que c’était très visuel. Ça commence à prendre sérieusement. Au Canada, par exemple. Les réseaux sociaux peuvent aider à la diffusion du message mais je ne poste pas beaucoup. Insta me permet surtout de discuter avec les gens et de passer les commandes de stickers.
“Le lieu de lutte, c’est la salle de concert”
À raison, il est souvent reproché à Instagram d’être superficiel. Mais c’est aussi une plateforme essentielle pour les luttes queer et féministes.
A.R — C’est vrai ! Ce qui est compliqué sur Insta, ce sont les algorithmes. Une partie de tes contenus vont bien fonctionner et une autre partie, pour laquelle tu as travaillé tout autant, ne marche pas parce qu’elle ne correspond pas aux normes attendues par la plateforme. C’est hyper frustrant. Et c’est difficile de prendre du recul vis-à-vis des algorithmes qui régissent Instagram quand c’est ton seul moyen de diffusion. Sans parler des pages féministes qui se font bannir car un mot ou une photo n’est soi-disant pas conforme aux règles.
L.F — Pour moi, le lieu de lutte, c’est la salle de concert. Si ça n’existe pas là, ça ne sert à rien de faire de la com’ sur Instagram. J’ai besoin que les choses existent en vrai. Si, dans dix ans, ça n’a pas changé dans le secteur musical mais que les gens continuent à nous écrire massivement sur Instagram, ce sera raté. Dans dix ans, je veux qu’il y ait plus de musiciennes et de techniciennes. Instagram n’est qu’une vitrine pour échanger.
A.R — Je suis assez d’accord. On concrétise Écoute Meuf par des soirées. L’année dernière, à cause des couvre-feux, on n’organisait aucun événement. Quand ça a repris, j’étais pessimiste car Instagram ne suffit pas. Après les confinements, on a retrouvé les mêmes programmations de festivals, qui n’étaient pas plus paritaires qu’avant, et des mecs toujours aussi relous. À quoi servent mon projet, mes interviews, mes playlists ? Est-ce que les gens captent ce que l’on fait ? Refaisons des soirées.
Avez-vous le sentiment que vos mouvements vont perdurer ?
L.M — Pour Go Girls, je n’ai pas de limite de temps. Je compte vraiment élargir le mouvement aux femmes du secteur culturel et pas seulement aux femmes issues du secteur musical. J’ai envie que Go Girls prenne de l’ampleur. J’ai plein d’idées.
A.R — C’est un peu pareil pour Écoute Meuf, on ne se pose pas la question du temps. Ceci dit, on a désormais un calendrier fixé sur un an. Il y a toujours une soif d’idées incroyable pour ce projet. En juillet dernier, on a organisé notre première soirée avec des concerts assurés par des rappeuses, pas seulement des DJ. On a encore plein d’artistes féminines et de genres différents à mettre en avant.
L.F — On a un gros projet de merchandising. Volontairement, je n’ai pas lancé le merch’ de More Women On Stage car je ne voulais pas que ce soit un prétexte pour vendre des fringues. Mais une initiative au Québec m’a fait complètement craquer. Je travaille avec des meufs là-bas qui ont monté une tournée avec deux groupes, Scare et Basterds, lors de laquelle elles ont vendu des tshirts More Women On Stage au merch’. Elles ont explosé les scores de vente et elles ont reversé tout l’argent à un camp de rock de filles. Cet été, des jeunes filles ont donc reçu de nouveaux amplis et des nouvelles guitares dans leur colo rock. Un autre argument m’a convaincue de lancer du merch’ en France. Quand t’es régisseuse, tu portes toujours un t-shirt noir car tu ne dois pas être vue sur scène lorsque tu t’occupes du matos. J’ai récupéré un tshirt More Women On Stage du Québec pour ma régisseuse au Hellfest, où on a joué en juin dernier avec Pogo Car Crash Control. Elle l’a portée. Et ça a eu des répercussions. “Mais d’où ça sort ? C’est trop bien ! Attends, vous avez une régisseuse ?”. Elle est passée de l’ombre à la lumière. Moi, je dis : More Women On Stage. Mais je dis aussi : More Women Backstage !
Retrouvez ces initiatives sur Instagram : More Women On Stage – Go Girls – Écoute Meuf
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