Un intello au combat. Inventeur de la dub poetry, LKJ est ce griot anglais qui, depuis vingt ans, pense les plaies et guérit de l’irrationnel.Depuis tout ce temps, l’immuable costume à carreaux, le petit chapeau et les lunettes cerclées ont pu façonner de lui l’image terne d’un prof d’histoire jamais drôle. Linton Kwesi Johnson ignore […]
Un intello au combat. Inventeur de la dub poetry, LKJ est ce griot anglais qui, depuis vingt ans, pense les plaies et guérit de l’irrationnel.Depuis tout ce temps, l’immuable costume à carreaux, le petit chapeau et les lunettes cerclées ont pu façonner de lui l’image terne d’un prof d’histoire jamais drôle. Linton Kwesi Johnson ignore la coquetterie des girouettes et, plus encore, leurs fluctuations. La polyvalence que décrit la biographie accompagnant la sortie de son nouvel album, More time, prouve au contraire que chez lui tout converge vers un centre : le poète, le musicien, le journaliste, le chercheur, le producteur, le directeur de label ou l’activiste politique et culturel forment une petite armée de talents intérieurs mobilisés pour la même cause comme s’il lui avait fallu convoquer tout ce monde pour ravauder du dedans une déchirure trop irréparable pour un homme seul.
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La plaie s’ouvre lorsque, à 11 ans, il quitte la paroisse rurale de Clarendon, dans le centre de la Jamaïque, pour aller vivre à Brixton, le quartier caribéen de Londres. Elève studieux mais réservé, mijote en lui la colère de l’enfant noir confronté à la discrimination. Dès lors, le jeune Linton entreprend ce voyage de la mémoire qui, à travers mer de l’oubli et désert de l’iniquité, va le conduire à l’engagement politique et à la poésie. Il publie en 1974 Voices of the living and the dead, premier recueil de poèmes, bientôt suivi par Dread beat & blood. C’est ce titre que porte également un album édité sur le label Front Line en 1978, qu’il publie sous le nom de Poet & The Roots. Ses mots, simples, directs, empreints d’une indignation sobre, racontent les infortunes et la désespérance de la communauté noire en Angleterre sur fond de reggae massaï. Il vient d’inventer la dub poetry. Sans lyrisme aucun, avec une pudeur rendant sa révolte plus éloquente encore, il dresse l’inventaire des injustices, dénonce l’abus et le préjudice, rend hommage aux victimes, encourage au combat. Un mot pour un coup, une phrase pour une blessure, Linton Kwesi Johnson s’efforce inlassablement de redonner du sens à une réalité qui s’égare dans un irrationnel meurtier.
L’écrivain sud-africain André Brink, au plus fort de l’apartheid, disait que la littérature devait rester une activité de la raison humaine, quelles que soient les circonstances, « sinon le monde devient animal ». Avec Forces of victory en 1979 et Bass culture, un an plus tard, il ramène la bestialité et sa réponse, la rage sous le joug d’une intense maîtrise de la rime et du rythme. Lettre d’un aîné à sa mère restée au pays, décrivant l’assassinat de son jeune frère par la police, Sonny’s lettah est porté à la manière d’un blues de nègre anglais. Sa violence inouïe heurte autant qu’elle fige. Chaque mot semble pesé, mesuré.
Parce que chez lui l’artiste passe avant le militant, LKJ saura toujours éviter l’obsession, la rumination stérile et rebutante et aucun de ses dix albums n’est en trop : de tous ses disques, fidèlement élaborés avec le Dennis Bovell Band, émane une intense beauté musicale. La rondeur des basses, les envolées aériennes des guitares, la puissance enchantée et joyeuse des cuivres en font d’inaltérables bijoux et des oeuvres de chevet. LKJ sait aussi qu’un poète doit pouvoir s’élever au-dessus du bruit et de la fureur pour célébrer la vie. Les instants qu’il s’accorde à déclarer son amour pour Lorraine ou, sur More time, fêter Les Saisons du coeur sont d’autant plus poignants qu’ils semblent émerger d’un champ de bataille encore brûlant.
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