Portrait de Moodymann, producteur house américain, qui refuse de se dévoiler, mais commet une musique racée, mystique et subjugante.
À peine posé sur la platine, le disque, un maxi aux tons marron, salement anonymes, crache un collage de commentaires radio, tous recueillis le jour de la mort de Marvin Gaye. Annonces cérémonieuses, éloges posthumes, extraits de tubes, ? Les commentaires, fébriles, se chevauchent, en deux minutes, entre grésillements et fréquences crades. Le morceau s’appelle The Day We Lost the Soul, et il est immédiatement suivi d’un Tribute (to the Soul We Lost), qui sample et met allègrement en boucle What’s Goin’On, hymne politico-soul de Marvin Gaye.
Ce disque est l’ uvre d’un type un peu anonyme, assez secret, Kenny Dixon Jr. alias Moodymann. Depuis plusieurs années déjà, le bonhomme produit, à partir de son quartier général de Detroit, sous sa propre marque KDJ, des disques de house. Pourtant, rien à voir ici avec la soupe déversée à longueur de boîtes ou de dance machine. La house de Kenny Dixon est toute fragile, faite de brics et de brocs, construite comme un jeu d’allumettes, bricolée à partir de rythmes mis en boucles. Ce qui n’enlève rien à sa puissance ou à son efficacité : les disques de Moodymann sont autant de bombes à dancefloor, vicieux pièges à loups qui ne lâchent jamais leur proie dansante. Tout empreints de soul, ils reprennent et perpétuent, à leur façon, les exactions les plus jouissives de la musique afro-américaine, le pied bien ancré sur la piste, la mise impeccable : la musique de Moodymann est à la fois l’exacte jumelle dansante du rock lo-fi, et l’héritières des tubes planétaires de Motown et du label disco Salsoul.
De la soul classique, Kenny Dixon s’attache d’abord à reprendre les moments les plus jouissifs, les plus immédiatement reconnaissables : ici, il s’empare des percussions de Marvin Gaye, là, il retourne comme une crêpe les cuivres de Curtis Mayfield, avant de s’accaparer, petit malin, les voix de Chic. Cependant, au-delà de tout travail d’appropriation et de sampling, ses disques s’attachent d’abord à remettre en perspective l’esprit militant de la soul des années 70, de Marvin Gaye à War. Ses livraisons régulières se comprennent d’abord comme des pamphlets nés des luttes sociales afro-américaines, et, surtout, des incertitudes d’un artiste qui se perçoit marginalisé. C’est cela que symbolisent avant tout les exactions de KDJ : un activisme social, enraciné dans la musique, unique échappatoire, dernière voie de sortie. Comme si, pour Kenny Dixon, la légende de Chic, qui aurait écrit son tube Le Freak après avoir été viré de la queue du Studio 54, était le modèle indépassable de la réussite musicale ; pour lui, le monde est avant tout un ghetto. Moodymann truffe son électronique et ses machines, de gospel, de soul, de disco, pour mieux asseoir son discours politique : chez lui, la musique naît forcément du militantisme inauguré par les figures soul à la Marvin Gaye, et en ressort, bouleversante, loin de la house au kilomètre, prostituée facile, grasse, vulgaire.
On se souvient ainsi de Moodymann en DJ exigeant et patraque, caché derrière ses consoles, emmitouflé dans des lunettes noires, encagé dans la cabine de DJ du Rex : là, il jouait ses disques, ses boucles sales et ses rythmes saccadés comme des sagouins, qui faisaient faire aux danseurs bourrés des déhanchements pas catholiques, soudains et abrupts. Moodymann jouait des disques vierges, saupoudrés de sermons d’évangélistes hallucinés, au bord de l’extinction de voix, vieux harangueurs de foules gospel. Peu à peu, la piste s’est vidée : seuls les plus vaillants sont restés danser sur cette musique hybride et folle. La plus belle depuis des lustres : une épiphanie, rien de moins.
À la fin de l’an dernier, Moodymann a sorti, chez les anglais Peacefrog, Forevernevermore, album dont le titre fleure bon les accents à la Poe. Ce disque reprend l’histoire de Moodymann là où l’avait arrêté l’album précédent, Mahogany Brain, longtemps introuvable mais réédité ces jours-ci par Peacefrog. Ces deux disques forment un pan magistral de l’aventure de Kenny Dixon Jr. A compléter par Silent introduction, compilation éditée par le label de Carl Craig, Planet e. Les plus vicieux guetteront avec amour les moindres sorties en vinyle du label de Moodymann, KDJ : vicieux, le bonhomme n’hésite pas à refourguer à l’envi versions et mixes différents, de manière aléatoire.
Capricieux, Moodymann sommait sur ces notes de pochette, les petits blancs de renoncer à la musique noire et de se contenter de la pop Nihiliste et terroriste, ce type-là fascine par son mystère, déroute par ses absences et subjugue par sa musique. Sans lui, notre Amérique musicale serait un peu moins belle, un peu moins folle et mystique.
Discographie sur :
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