Menaçantes, électriques, dangereuses, les pièces de Mona Hatoum sont toujours très remarquées. Pourtant, les apparitions de l’artiste d’origine libanaise sont rares en France. Au Creux de l’Enfer, le centre d’art contemporain de Thiers, elle expose de nouvelles oeuvres. De l’utile à l’abominable.
Des moulinettes, des écumoires en acier inoxydable, toutes reliées par des pinces crocodiles à des fils électriques : une sorte de cuisine câblée avant l’heure, branchée sur un amplificateur, diffusant un bourdonnement égal à celui d’une centrale électrique. Un éminceur géant terriblement inquiétant, en plastique blanc, armé de filins d’acier tranchants, prêt à l’emploi : on imagine sans peine la forme ovoïde pouvant contenir un foetus. Une chaise roulante tout droit sortie d’un épisode de Chapeau melon et bottes de cuir, en inox, unidirectionnelle avec, à la place des poignets, des lames de couteaux. Sans oublier une râpe à légumes rotative, vendue encore de nos jours dans les rayons « art ménager » : la Mouli-Julienne. Agrandi dix-sept fois, l’engin n’est plus l’ancêtre du robot de cuisine mais un insecte géant, une sorte de scorpion dont le dard est prêt à frapper sa victime.
A la fois sculptural et conceptuel, le monde de Mona Hatoum, composé de simples objets du quotidien, tous très utiles, n’a rien à voir avec la domotique ni même une collection d’ustensiles de cuisine design : à chaque instant, une violence omniprésente est prête à s’abattre, à trancher quelques doigts. Pour la plupart inédits, ces objets terrifiants ont été produits au Creux de l’Enfer, à l’occasion d’une résidence d’artistes au centre d’art contemporain. Laurence Gateau, commissaire de l’exposition, explique : « Quand une artiste commence à m’obséder, je n’oublie pas son oeuvre et il faut que je l’invite pour aller au-delà. » Le centre d’art occupe les murs d’une ancienne manufacture de coutellerie dont le nom reste encore lisible sur la façade du bâtiment : Le Creux de l’Enfer, un nom au fort pouvoir évocateur qui, associé à la ville, Thiers, conduit inévitablement à des préjugés. « Mona est venue en hiver, dans une période où le climat est très rigoureux. C’est vrai, elle était anxieuse à l’idée de rester ici, mais au moment de quitter la résidence, elle était déjà très nostalgique. »
En réalité, Thiers n’a rien d’un village auvergnat, perdu dans les montagnes du Forez, loin de toute civilisation. A une demi-heure de Clermont-Ferrand, la petite ville jouit d’une incroyable richesse industrielle. « En découvrant les lieux, Mona a immédiatement vu un lien entre l’industrie de la région et son travail, entre le savoir-faire et les moyens possibles sur place comme la forge, la thermoplastique, la coutellerie et les fabriques de bouteilles. » Résultat : les pièces ont très vite été pensées. « Dans ses décisions, Mona est très précise et très rapide. Avec elle, nous avons sillonné la région à la rencontre des artisans, et la production des pièces s’est faite sur place pendant une dizaine de jours, à l’exception de la Mouli-Julienne qui a été fabriquée à Londres. » Londres où Mona Hatoum réside depuis vingt-quatre ans, bien qu’elle soit née à Beyrouth, en 1952, d’origine palestinienne.
Ses premières apparitions sur la scène artistique dans les années 80 sont très spectaculaires et engagées : plus d’une dizaine de performances où chaque fois le corps est maltraité, enveloppé dans de grands sacs plastiques, couvert de boue, emprisonné dans des structures en Plexiglas, traîné sur le sol, prisonnier derrière des grillages… Autant de situations oppressantes suggérées par les origines de l’artiste : native d’un pays floué par une guerre civile, d’un peuple à la recherche de son territoire. Toutefois, cette situation d’exil volontaire n’explique pas tout, et la dernière grande exposition personnelle de Mona Hatoum, en 1994 au Centre Georges-Pompidou, a pointé sa véritable obsession : le corps pris dans un univers dépouillé et utilitaire. Exemples : Corps étranger, une vidéo où elle explore avec une caméra endoscopique de manière quasi médicale l’intérieur de son corps. The Light at the end, cinq résistances électriques plongées dans l’obscurité, flamboyantes et fascinantes mais qui dégagent une chaleur excessive : une pièce dangereuse pour les spectateurs trop téméraires.
« Aujourd’hui, Mona Hatoum déclare être une artiste nomade », ajoute Laurence Gateau. Cette exposition va elle-même voyager et fera escale en février prochain à Reims au Frac Champagne-Ardenne, puis à Anvers au Museum van Hedendaagse Kunst Antwerpen-Muhka, tous deux coproducteurs des pièces. Pourtant, cela n’empêche pas de faire de l’exposition de Thiers une exposition originale, l’occasion pour Mona Hatoum d’adapter des pièces selon l’inspiration du lieu : ainsi ces deux balançoires en acier aux bords tranchants, version plus aiguisée des précédentes balançoires aux pose-fesses en verre.De créer des pièces surprenantes, commémoratives du lieu : un ensemble de tapis aux motifs de squelettes suggérant une danse macabre, reposant sur un parterre de pouzzolane, la pierre des volcans d’Auvergne. La raison ? Un cimetière surplombe le centre d’art. Et d’oser une installation vidéo, presque trop littérale,Vidéau : un écran-mur d’eau rappelant l’ancienne vie du bâtiment dont le coeur battait au rythme de la puissance motrice de l’eau.
Une Mona Hatoum fleur bleue, soucieuse d’un devoir de mémoire ? Pas vraiment. Le souvenir est ici entendu comme prétexte pour mettre en tension l’exposition et le lieu lui-même. Sous le souvenir se cache la disparition, la violence des rapports entre l’homme et la machine, rapports dont il ne reste aujourd’hui plus que des vestiges : une chaîne de gants de couteliers coulissant sur une rotative, une usine transformée en centre d’art.
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