Des hymnes synthétiques, mélancoliques et flippés hantent le disque raffiné de Mohini Geisweiller, habité par les fantômes de l’enfance.
Considérer le mouvement non comme une simple fonction du corps mais comme un développement de la pensée. De même, considérer la parole non comme un développement de la pensée mais comme une fonction du corps”, écrit Paul Auster dans Espaces blancs, un court texte sur le langage et l’incommunicabilité. Peu bavards, les disques de Mohini Geisweiller sont à envisager ainsi : des mouvements, des pensées en déploiement, qui semblent s’étirer à l’infini sur des Autobahn mentales, nocturnes et postatomiques.
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Rester dans une tension jamais résolue
C’est en apparence très doux : de belles mélodies electro aux synthés en suspension (il n’y a presque jamais de section rythmique) susurrées en français ou en anglais par une voix féminine qui fait parfois penser à celle de Françoise Hardy époque Message personnel. Ça se révèle pourtant très vite plus complexe : nébuleux, inquiétant, plein de silences, d’angoisses nimbées dans une musique qui refuse toujours l’efficacité, le couplet-refrain, et excelle à rester dans une tension jamais résolue.
“Ce que j’aime, ce sont les trucs sans distraction, à l’opposé du spectaculaire. Je fais de la musique en fermant les yeux. C’est pour ça que je ne fais pas de concerts. Pour moi, la musique, c’est lié à un casque, une chambre, une voiture. C’est une expérience solitaire”, explique Mohini, qui compose tout sur son laptop.
Son disque précédent, Event Horizon, avait pris forme dans des trains, entre Paris et Ouessant. Ce beau Sidération (un état de choc émotionnel que les anciens attribuaient à l’influence des astres) a quant à lui été enregistré entre les rues de Los Angeles, qu’elle arpente déprimée, dans “un état d’errance solaire”, et les chemins de terre de son village d’enfance en Alsace, depuis lequel on peut observer des colonies d’oiseaux rares au télescope.
Tout comme le précédent, l’album s’écoute comme un journal intime, une plongée dans une psyché qui avance à ciel ouvert en tentant de dealer avec les fantômes de l’enfance. Celle de Mohini fut hippie, nomade et traumatique, comme enveloppée d’un grand voile blanc.
“Avec mes frères, on a fait cinq ou six sectes différentes. Je pense que mes parents y sont encore. J’ai très peu de souvenirs de cette époque, je me rappelle des morceaux qu’on chantait et qu’on jouait.”
La musique comme refuge
Chaque journée commence par des litanies, des mantras, qui font aujourd’hui partie intégrante de sa musique. La seule bande-son “extérieure” à la secte est une cassette, achetée sur une aire d’autoroute. Des reprises de Kraftwerk et autres groupes allemands des années 1970 qu’elle s’amuse alors à reproduire au Casio. Echappée de cet univers à la fin de l’adolescence, elle se réfugie, “totalement perdue”, dans la musique. Elle intègre Sex In Dallas, un trio electro déglingue qui, en pleine ère electroclash, se fait remarquer avec un single houellebecquien, Everybody Deserves to be Fucked.
Suivent des années de défonce, qu’elle traverse dans un état de semi-conscience et évoque dans Nightclubbers, un des très beaux titres de ce disque.
“Les sensations de drogue se sont superposées aux souvenirs des nages nocturnes qu’on faisait avec mes frères. On s’échappait en découpant le grillage, se souvient-elle. C’est vraiment ce que j’aime dans une chanson : capturer une émotion, un télescopage.”
Gare donc à ceux qu’il provoquera chez l’auditeur : il est en effet facile, une fois embarqué dans les ramifications et correspondances mentales de ce disque nébuleux et raffiné (la magnifique Element), de s’enfoncer un peu trop profond, emporté par une lame de fond mélancolique et noire.
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