Les deux Canadiens iconoclastes ont sorti à quelques mois d’intervalle deux albums qui trahissent beaucoup de leurs affinités.
Leurs deux derniers albums semblent se répondre à distance et ce n’est pas seulement le fait du hasard. Déjà, l’ubiquiste Chilly Gonzales joue du piano Fender sur Upbeat Thing, le morceau d’ouverture du nouveau Mocky, Key Change. On y retrouve également Leslie Feist à la batterie, comme la reconstitution d’une ligue jamais vraiment dissoute.
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Au début de ce siècle, toute cette joyeuse équipée de Canadiens – à laquelle il faut ajouter Peaches, elle aussi de retour bientôt avec un nouvel album – a débarqué en Europe, via Berlin, pour tenter de semer la pagaille dans les musiques électroniques, pop et hip-hop, avec un taux de réussite globalement positif.
Feist a cassé la baraque et goûté de près aux caresses furtives du mainstream. Peaches a cultivé son personnage de harpie de bazar, dans un registre cul-bondage qui a un temps fasciné les foules. Gonzales s’est inscrit dans la durée comme le géant génial de la bande, accumulant les productions et les audaces, les featurings de prestige et les records de marathonien – ses vingt-sept heures de piano solo validées par le Guinness ont fait date. Mocky, avouons-le, est plutôt resté en carafe par rapport aux autres.
Plus inconstant, moins repérable sur une mappemonde musicale qui tourne à mille à l’heure, Mocky n’avait jusqu’à Key Change jamais convaincu sur toute la longueur d’un album. Et ce n’est pas son hilarant mais absurde side-project Puppetmastaz qui aurait pu le faire prendre au sérieux.
C’est en revanche comme producteur qu’il a laissé des traces plus profondes, bien que moins visibles, aux côtés de Feist, de Jamie Lidell ou, plus surprenant, du Malien Bassekou Kouyaté, dont il a coproduit en 2013 l’album Jama Ko.
L’écho balnéaire de la musique brésilienne
Désormais, Mocky – de son vrai nom Dominique Salole – vit à Los Angeles, où il a trouvé les clés magiques qui rendent Key Change si attachant et pertinent, prônant l’effervescence collective au détriment de l’isolation numérique.
“Il y a aujourd’hui une scène downtown à L. A. qui développe un vrai projet créatif à l’écart des clichés individualistes du système hollywoodien. Cette ville est peut-être en train de retrouver grâce à ça son atmosphère des années 60-70 car les musiciens ont de nouveau envie de travailler ensemble.“
Ils sont ainsi une vingtaine, en plus du taulier multi-instrumentiste, à donner corps à des compositions, majoritairement instrumentales, où résonnent l’écho balnéaire de la musique brésilienne et celui des bandes originales des films français et américains des années 70, celles des Michel Legrand, Burt Bacharach, Lalo Schifrin ou Philippe Sarde.
Moins ouvertement jazzy que le précédent, Saskamodie, en rupture volontaire avec le Mocky electro-rappeur des débuts, Key Change est un assemblage sensible de mélodies faussement légères, où l’on sifflote parfois au lieu de chanter, comme du easy-listening haut de gamme à fort pouvoir émotionnel.
“J’ai fait ce constat que la musique qui m’entourait manquait cruellement d’humanité, que tout répondait désormais aux règles implacables du numérique. Même lorsque les musiciens jouent, il y a toujours un ordinateur qui vient corriger les imperfections ou les erreurs. Or ce sont précisément les erreurs et les imperfections qui m’intéressent aujourd’hui.“
“Le changement d’accord (“key change”), c’est justement ce que la machine ne peut pas prévoir seule. Je suis allé au bout de ce que je pouvais faire avec des outils électroniques, maintenant je préfère l’acoustique. Ce n’est pas une réaction, je ne me sens pas en repli sur de vieilles formules, je tente juste de leur donner un sens contemporain.”
L’influence commune de Duke Ellington
Finalement, Key Change n’est pas si éloigné, dans la démarche, du dernier Daft Punk, à travers l’hommage qu’il rend à l’âge d’or des studios seventies et aux enregistrements “smooth” et délicatement funky de Shuggie Otis, Boz Scaggs, Michael Franks ou Steely Dan.
Mocky n’hésite pas à remonter encore plus loin dans les artères de la musique américaine en citant, pour la méthode, Duke Ellington et la manière dont le chef d’orchestre suprême du jazz composait spécifiquement pour chaque musicien de son big band.
Fort logiquement, le nom d’Ellington revient également dans la conversation avec Gonzales lorsqu’il explique son approche des arrangements de Chambers, son album pour piano et quatuor à cordes paru au printemps.
Musique de chambre pour lit à baldaquin
Le désormais résident de Cologne a longtemps tourné autour du classique, notamment avec ses disques de piano-solo, mais c’est seulement après sa rencontre avec le Kaiser Quartett qu’il s’est décidé à franchir le pas. “Avec eux, j’ai commencé à écrire comme si j’étais Duke Ellington.“
“Ma démarche est assez proche de celle de Mocky dans le sens où ce qu’il fait avec le jazz, j’essaie de le faire avec le classique. Il y a trop de respect chez les musiciens du jazz comme du classique, et quand on montre un trop grand respect pour un style, c’est qu’il est mort.”
Chambers, à ce titre, est tout le contraire d’une chambre froide. Et si on persiste à cataloguer cet ovni au rayon musique de chambre, on n’ose imaginer ce qui s’est passé dans le lit à baldaquin.
McEnroe, Daft Pink et romantisme
Proche dans l’intention des grands mélodistes du minimalisme (de Michael Nyman, qu’il cite volontiers en exemple, jusqu’au plus jeune Max Richter), Gonzo demeure sous ses apparats intimidants l’éternel poil à gratter des musiques sérieuses.
Ses penchants pour le romantisme, son aversion pour les contemporains abscons, dont Boulez fait toujours figure aujourd’hui d’étendard, le Canadien les conjugue à travers des compositions accrocheuses mais jamais aguicheuses, laissant infuser sur la longueur une élégance bourgeoise en trompe l’œil, et véritablement punk lorsqu’on l’éviscère de ses charmes immédiats.
“Je suis punk dans le sens Daft Punk du terme, confirme Gonzo, qui a joué du piano sur Within, le plus beau titre de Random Access Memory. J’aime le côté enfantin, iconoclaste, que de grands musiciens ont réussi à insuffler dans des musiques a priori intouchables. Glenn Gould avec Bach, par exemple.“
“Ça vaut aussi pour d’autres domaines : quand j’évoque John McEnroe pour le morceau Advantage Points, c’est parce que je me sens proche de lui dans cette façon de bousculer l’establishment, mais toujours avec humour et panache.”
Au premier degré comme au second, Chambers est un disque qui touche au cœur autant qu’il rend tout plus léger, plus féerique, à travers ce fluide unique dont fait preuve cet embellisseur de génie. Il n’a même plus besoin d’en faire des caisses, de cabotiner comme à ses débuts, on ne le prendra jamais pour un suppôt de l’académisme “classiqueux”, pas plus qu’on ne le prenait au sérieux en rappeur de contrebande.
“Aujourd’hui, j’ai l’impression d’avoir à nouveau 15 ans et de me concentrer exclusivement sur mon amour de la musique. Quand j’avais 25 ans, mon obsession était de devenir quelqu’un, donc je forçais le trait.“
“Je courais derrière le bus avec la ferme intention de monter dedans. Maintenant, je suis dans le bus. Je joue partout dans le monde pour des institutions, je suis respecté en tant que musicien mais je ne suis plus obsédé par une stratégie de carrière.“
“Je fais de la musique tous les jours, surtout depuis que je suis installé à Cologne, où j’ai moins de distractions que lorsque je vivais à Paris. Faire de la musique, c’est une question de santé mentale pour moi, mais c’est aussi une manière de désacraliser le côté précieux qui peut naître de la pratique du piano. Je joue beaucoup, de façon frénétique, ce qui veut dire que les trois quarts partent à la poubelle.”
Frères d’armes
Comme chez Mocky, les “thèmes” les plus saillants de Chambers (Advantage Points, Green’s Leaves) pourraient largement figurer sur une BO de film, mais le stakhanoviste Gonzales – de son vrai nom Jason Beck – a une bonne raison de ne pas s’aventurer sur ce terrain :
“Mon jeune frère, Christophe Beck, est un compositeur de musiques de films très célèbre. Very Bad Trip, La Reine des neiges, Percy Jackson, c’est lui, et c’est un territoire qui lui appartient dans la famille. Moi, j’aurais de toute façon beaucoup de mal à composer avec les directives de quelqu’un d’autre. Ou alors, il faudrait trouver un réalisateur capable de construire son film à partir de ma musique, là ça m’intéresserait.”
Même à des milliers de kilomètres de distance, Mocky et Gonzales sont restés ces frères d’armes partis de Toronto voici quinze ans, parce que la scène locale ne leur proposait rien d’autre que de devenir des folkeux, confits dans le respect des grandes figures du genre.
“Au Canada, à l’époque, un musicien qui ne jouait pas de guitare était considéré comme un freak, se souvient Mocky. C’était plus excitant d’aller voir en Europe ce qui se passait, plutôt que de rester entre nous à refaire la musique qu’écoutaient nos parents.“
“On n’avait pas de plan précis mais on voulait s’amuser, expérimenter des choses.” Leurs albums respectifs sont la double preuve que leurs espérances n’ont pas été trop écornées par la réalité.
Mocky Key Change (Heavy Sheet/La Baleine)
Gonzales Chambers (Gentle Threat/Pias)
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