Après dix ans d’agitation sur tous les fronts musicaux, le New-Yorkais Moby connaît un colossal succès planétaire grâce à l’album Play. Au moment d’entamer un triomphal tour de France, l’ancien paria devenu star revient sur les étapes d’un parcours accidenté et sur le vertige des sommets.
Quand, il y a exactement un an, sortit le nouvel album de Moby, ce ne fut pas immédiatement la fête. Trop d’informations arrivaient à la fois, trop d’idées compactées, de parasitages, trop de ficelles plus ou moins grosses entremêlées par un Moby trop filou pour être suivi d’emblée.
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Appuyer sur Play, c’est en effet s’exposer à l’une de ces torrentielles coulées de musique aux provenances multiples, accepter des trucages douteux et des prises de liberté cavalières d’un homme avec son (vaste) sujet : la musique populaire, du début du siècle jusqu’à l’aube du prochain, avec un aspect village global étouffant pour les claustrophobes et déroutant pour tout le monde.
Appuyer sur Play équivaut également à se laisser bluffer malgré soi, manipuler comme un débutant par les montages et surimpressions anachroniques d’un des plus malins vampires du moment. Moby, c’est plus fort que toi.
Les quatre premiers titres de Play, tous sortis en singles, agissent ainsi directement sur la mémoire vive de l’auditeur en semant un trouble profond. En allant grappiller dans la réserve fabuleuse d’Alan Lomax, musicologue philanthrope et acteur de terrain qui a enregistré tout ce que le sud de l’Amérique comptait de trésors humains, chanteuses de berceuses dans les champs de coton, bluesmen décatis et bouleversants ou prisonniers enragés, Moby a commis un acte assez risqué sur le fond, d’autant plus que le produit du forfait se révèle jouissif au final. Play joue donc avec le feu, à la roulette russe et rusée, avec notre conscience pour cible.
Moby, lui, se défend mollement quand on l’accuse de piller des trésors en touriste, adopte la position de l’artiste qui dispose de sa matière en faisant fi de sa provenance, s’arroge un droit d’inventaire au bénéfice de l’invention. Ce n’est pas ici qu’on tranchera sur l’épineux sujet de la captation abusive d’héritage et de la morale du sampling. Reste donc le plaisir que l’on prend à l’entendre ainsi jongler avec tant d’assurance sur des bris de musiques (folk, blues, hip-hop, techno ou pop) sans jamais flancher ni hésiter, parfaitement maître de sa création.
Aujourd’hui que l’album est emporté par une vague de succès qui dépasse toute espérance, qu’on s’arrache ses tubes pour illustrer quantité de spots publicitaires à travers le monde, que Moby s’apprête à confirmer sur les scènes de France un triomphe tardif mais impressionnant, l’heure n’est plus vraiment au pinaillage. Mieux vaut s’attacher à la personnalité complexe de Moby, petit homme blessé et longtemps inconstant, qui ressemble à un croisement de Michael Stipe et de Fabien Barthez et qui possède déjà derrière lui dix années de télescopages et de fossoyages en tout genre.
L’interview qui suit est à ce titre éclairante, parce que, contrairement à un rouleau compresseur cynique, on y découvre un homme vulnérable, légèrement dépassé par l’ambition qu’on semble partout lui prêter. Quand, invité sur le plateau d’un talk-show pour la NBC, il se définit lui-même comme « sexuellement ambigu », on devine que cette ambiguïté dépasse sans mal le cadre personnel pour devenir le talon d’Achille d’une époque tout entière. La musique de Moby est à l’image du monde qui l’entoure, son album, un jeu de dupes dont nous sommes les victimes consentantes et heureuses.
Comment ressens-tu le succès phénoménal que rencontre ton album ?
Moby Mon premier single, Go, en 1991, a été classé dans le Top 10 en Angleterre. J’étais devenu du jour au lendemain une figure publique alors que je sortais de nulle part. Maintenant, presque dix ans après, je rencontre à nouveau un succès international mais le choc est moins brutal, puisque je sais déjà ce qui arrive dans ces cas-là. Je sais par expérience que la célébrité et le succès peuvent retomber aussi vite, ce qui m’engage à rester prudent et modeste. La chose dont je suis le plus fier, c’est d’avoir fabriqué tous mes disques dans mon petit studio, sans l’aide de personne, et d’être parvenu à faire qu’ils soient écoutés dans le monde entier.
Etait-ce l’objectif ?
Je considère Play comme un album très personnel, assez anticommercial dans le fond, et le fait qu’il atteigne une telle diffusion me paraît un phénomène assez étrange et troublant. Quand je pense aux choses qui marchent par ailleurs, comme Britney Spears ou les Backstreet Boys, toutes ces musiques uniquement destinées à être jouées sur les radios commerciales, je m’estime assez chanceux d’en faire partie sans avoir dû accepter la moindre concession. Je n’ai pas fait ce disque par calcul, en me disant qu’il allait casser la baraque. C’est assez fou de penser qu’une chanson comme Why does my heart feel so bad’, dont les voix datent de 1945, devienne un hit. Je pensais sincèrement que mon album allait finir comme la plupart des albums de cette catégorie, comme ceux de Stereolab, Tricky ou Spiritualized : de bons disques auxquels n’ont accès que les spécialistes.
As-tu l’impression, avec le recul, qu’il s’agit pourtant exactement du disque que les gens avaient envie d’entendre aujourd’hui, à la fin du xxe siècle ?
J’ai toujours fait des disques en ne suivant que mon instinct et mes goûts, sans me préoccuper de la tendance du moment. Je n’ai pas pour obsession d’apporter aux gens ce qu’ils ont envie d’entendre c’est une chose qui m’échappe totalement. Après mon album Animal rights, qui était un exercice assez égoïste et misanthrope, je me suis posé et j’ai réfléchi à ce dont j’avais réellement envie. J’ai songé à quelques-uns de mes disques préférés, le premier Roxy Music, Protection de Massive Attack, Closer de Joy Division, A love supreme de John Coltrane, et j’ai remarqué qu’il s’agissait à chaque fois d’ uvres extrêmement personnelles mais qui ont touché profondément le c’ur de gens. Dès lors, j’ai laissé tomber les disques autocomplaisants et les compositions ésotériques pour tenter à mon tour de faire des disques dont on puisse tomber amoureux. J’aurai toujours le temps de revenir à des choses plus égoïstes quand je serai vieux si jamais je deviens vieux. Sans doute qu’un jour les gens n’auront plus envie d’écouter mes disques, à ce moment-là seulement je pourrai me renfermer sur moi-même et me complaire
à nouveau dans le rôle de l’artiste underground incompris de tous.
L’album est sorti il y a un an, mais son succès est assez tardif. Comment l’expliques-tu ?
Tous les disques qui sortent aujourd’hui sont directement orientés vers une cible très précise. Dans mon cas, j’ai le sentiment de ne pas figurer dans les schémas préétablis. Je ne suis pas un artiste dance ou un artiste rock, mais je me situe à un carrefour très compliqué à définir. Il a donc fallu du temps pour que l’on sache où me situer. Je crois aussi que les gens de l’industrie du disque ont été déboussolés par mon parcours et par mes précédents disques, si bien qu’ils ne m’accordaient pas tellement de crédit, surtout d’un point de vue commercial. En Angleterre notamment, le seul objectif affiché par ma maison de disques au cours des six premiers mois était de parvenir à ce que les journalistes ne jettent pas mon disque à la poubelle sans prendre la peine de l’écouter. Depuis que l’album est classé numéro un là-bas, je vois venir à moi un tas de types qui s’excusent d’être passés à côté lorsqu’il est sorti. Il se trouve que l’album a bénéficié d’un incroyable bouche à oreille et son succès est avant tout le produit de ce phénomène. Une personne l’achète, en parle à trois amis et ainsi de suite… C’est ce que j’appelle avoir du succès de façon organique.
As-tu toujours gardé confiance en toi ?
Je n’ai jamais eu réellement confiance en moi et ce n’est pas le succès qui y changera quelque chose. Je nourris toujours les mêmes complexes par rapport à mes idoles. Si j’écoute Rhapsody in blue de Gershwin et que je compare une telle merveille à mes chansons, j’ai forcément l’air d’un minable. Je ne pourrai jamais écrire un truc pareil, c’est complètement hors de ma portée. A côté de mes héros, je ne suis absolument rien. Face à Coltrane ou Debussy, je n’existe pas. J’aime ce que je fais, mais je connais aussi mes limites. Maintenant, quand j’écoute certains de mes vieux titres, j’ai le sentiment que ce que je fais aujourd’hui n’est pas si différent de que ce que je faisais il y a cinq ou dix ans. Inconsciemment, j’ai toujours cherché dans cette direction, ça a juste pris un certain temps pour que je trouve la lumière. J’ai chez moi des bandes que j’ai enregistrées en 1985, où j’expérimentais déjà des choses à partir de soca ou de musique polyphonique africaine, de country ou de punk. C’était bien avant que je n’enregistre mon premier disque, mais les intentions étaient déjà là. Dans mon studio, je me livre sans arrêt à des expériences qui n’aboutissent pas nécessairement sur les disques, mais qui m’aident à progresser. Il y a comme ça un tas de choses que je n’estime pas devoir à tout prix partager avec le reste du monde, des musiques qui font partie de mon petit jardin personnel et que je n’enregistre que pour mon usage unique. Je n’ai pas envie de créer la confusion auprès des gens j’ai déjà été assez confus comme ça par le passé. Tôt ou tard, il y a des choses qui remontent en surface, mais quand on me parle d’aboutissement à propos du dernier album, j’ai du mal à voir ça.
Considères-tu le succès actuel comme une revanche ?
Je ne suis pas quelqu’un de revanchard, je ne me pose donc pas la question en ces termes. Cela dit, au cours des dernières années, des gens influents dans le business de la musique ont eu une attitude déplaisante envers moi et j’éprouve un certain plaisir à les voir aujourd’hui me courir après. Je m’interdis de juger les gens qui m’ont fait du mal, mais je peux me permettre aujourd’hui de les ignorer. Je me suis fixé pour objectif de ne jamais devenir quelqu’un d’amer. Il n’y a rien qui me désole plus que de voir certains musiciens ou certains acteurs qui n’ont plus de succès devenir aigris, j’espère ne jamais me comporter comme eux. C’est plus facile de dire ça depuis ma nouvelle position, maintenant que je suis en haut de la vague. Peut-être que dans deux ans, si les choses tournent mal, je travaillerai chez McDonald’s et je deviendrai quelqu’un d’aigri et d’agressif (rires)…
As-tu le sentiment d’appartenir à une famille de musiciens ?
Oui, dans le sens où certains membres d’une même famille embrassent des destins très divers. Un enfant part s’installer à New York et travaille dans la finance, un autre devient forestier en Amérique du Nord, un troisième s’installe en Chine et devient bouddhiste tandis que le dernier reste dans le berceau familial et travaille comme boulanger. Quand toutes ces personnes se rencontrent, elles savent qu’un lien les unit malgré leurs parcours différents. Pour moi, c’est la même chose. Il y a des gens qui font une musique très différente de la mienne, mais avec qui je ressens un lien très fort, quasi familial. En écoutant leurs disques, je sais immédiatement ce qu’ils ont cherché à faire. C’est le cas avec Beck, Trent Reznor, Massive Attack ou Air. Nos disques n’ont rien à voir les uns avec les autres, mais j’ai l’impression que nous courons après les mêmes choses. Par exemple, nous avons tous cette ambition de nous adresser individuellement à chaque personne qui nous écoute. Nous entretenons un rapport très étroit avec le public. Quand les gens viennent me voir après un concert, j’ai l’impression qu’ils pourraient tous faire partie de mes amis. Je suis très heureux de constater que la plupart de mes fans sont des gens qui ont l’esprit ouvert.
Quels ont été tes premiers contacts avec la musique ?
J’ai grandi dans un environnement où la musique faisait partie du quotidien. Ma mère écoutait un tas de musiques très différentes et elle jouait de la guitare et du piano. J’avais aussi un grand-oncle qui pratiquait le cor anglais et mes grands-mères étaient toutes musiciennes. Si j’étais devenu banquier ou avocat, je pense que ma famille aurait été très déçue (rires)… Nous habitions dans une petite ville toute proche de Manhattan, ce qui permettait d’avoir accès à toutes les radios thématiques new-yorkaises. J’ai pris une guitare à 9 ans et avant ça, les seuls disques que je possédais étaient ceux des Beatles. Pourtant, la musique avait un pouvoir étrange sur moi, je la ressentais très profondément, sans en connaître les secrets. Elle n’était pas pour moi un moyen d’échapper à quelque chose mais de m’échapper vers quelque chose, ce qui peut revenir au même. Je sentais qu’il se dégageait de la musique un monde tellement magique que je voulais en faire partie. J’ai étudié la guitare classique avec un professeur pendant des années, un type qui jouait à la fois dans un groupe de heavy-metal et dans un autre de jazz-fusion. C’était un
fanatique de technique et, évidemment, il haïssait le punk-rock. C’est à cause de ça que nos routes se sont séparées : je suis tombé amoureux du punk et il ne supportait pas ça.
Où se situe la frontière entre Richard Melville Hall, ton nom à l’état civil, et Moby ?
Pour moi, cette frontière n’existe pas. Moby est un surnom qu’on m’a donné à la naissance. On a décidé de m’appeler Richard Melville Hall avant que je naisse, mais quand on a vu à quoi je ressemblais, on a pensé que je ne pouvais pas porter un tel nom, qui est celui de quelqu’un né dans les années 40. Mes parents, qui avaient le sens de l’humour, m’ont donc surnommé Moby, à cause de Moby Dick, parce que je ressemblais à une petite chose gluante et informe. Quand quelqu’un aujourd’hui m’appelle Richard, j’ai du mal à réaliser que c’est de moi qu’il s’agit, notamment parce que mon beau-père s’appelle également Richard et que lui, en revanche, porte très bien ce prénom. Quant à moi, j’ai toujours été Moby.
Quand tu étais enfant, ton aïeul Herman Melville, l’auteur de Moby Dick, était-il à tes yeux une sorte de héros ?
C’est comme d’avoir vécu toute sa vie en Somalie et trouver étrange que des gens puisse porter des vêtements. Herman Melville a toujours appartenu à ma vie, mais je n’avais pas conscience du fait qu’il s’agissait d’une chose extraordinaire, puisqu’il est mort il y a plus d’un siècle. Les choses auraient été différentes si j’avais eu un lien, disons, avec Norman Mailer. Là, j’aurais passé ma jeunesse à aller à New York rendre visite à oncle Norman, j’aurais été invité à des soirées mondaines et ça m’aurait forcément plus marqué. Le souvenir de Melville n’a jamais fait partie de mon quotidien, je n’ai jamais vu arriver à la maison des chèques de royalties, malheureusement.
Quel genre d’éducation as-tu reçue ?
J’ai grandi dans des milieux très contrastés. J’ai été élevé par ma mère qui vivait seule et nous étions ce qu’on peut appeler des pauvres. J’ai souvent passé mes journées dans les bureaux de l’assistance sociale jusqu’à l’âge de 18 ans. En revanche, j’étais souvent chez mes grands-parents dans le Connecticut qui, eux, vivaient dans des conditions nettement plus décentes. Grâce à eux, j’ai pu fréquenter par intermittence des écoles pas trop mauvaises et manger à ma faim. Mon père est mort quand j’avais à peine 2 ans et nos conditions de survie ont souvent été soumises aux jobs que ma mère pouvait décrocher de temps à autre. Ce que je sais de mon père, c’est qu’il s’agissait d’un homme très passionné et un peu dérangé ; mais il était mort depuis tellement longtemps quand j’ai cherché à en apprendre un peu plus sur lui que je n’ai pu recueillir que des éléments très vagues. C’est difficile pour moi de dire si l’absence de mon père m’a réellement affecté parce que je ne l’ai jamais connu. Toute ma vie, j’ai été l’enfant unique d’une veuve, je ne sais pas ce qu’il en est de la vie de famille traditionnelle. Mes seuls éléments de comparaison étaient mes amis, qui appartenaient tous à des familles unies et stables, avec des frères, des s’urs, deux parents et de l’argent qui tombait tous les mois. Ça n’a jamais été mon cas.
Ces difficultés ont-elles forgé ton caractère et ton ambition ?
Quand je vivais dans le Connecticut avec mes grands-parents, je ressentais une très forte frustration parce que j’étais le seul pauvre au milieu de gens très riches. Chaque fois que je sortais de chez moi, tout me rappelait que j’étais un indigent. Tout le monde portait des habits à la mode et des chaussures de sport, ce dont j’étais évidemment privé. Mes amis partaient faire du ski en Suisse ou dans le Colorado, et moi je passais mes vacances enfermé, à regarder la télévision. Je ne suis pas en train de larmoyer sur mon sort, je veux juste dire que j’avais conscience de ma condition. Et puis, il n’y avait pas que ça. Si j’avais été pauvre mais en bonne santé, doué pour le sport et doté d’une force physique supérieure, les choses auraient sans doute été plus faciles à vivre. Mais j’étais petit, peu athlétique et nul dans toutes les activités sportives. Je me sentais donc marginal. Jusqu’à l’âge de 13 ans, j’étais un enfant inadapté et ce qui me rassure, c’est d’apprendre que tous les songwriters que j’admire ont connu la même situation. La plupart des grands hommes du xxe siècle n’étaient pas des athlètes dans leur jeunesse. Miles Davis, John Cage ou Marcel Duchamp étaient tous des personnalités en marge. De toute façon, je n’avais pas le choix, je ne pouvais pas soudainement devenir grand, fort et sportif, m’inventer un père et trouver de l’argent : j’ai dû me débrouiller avec ce que j’avais. Aujourd’hui que les choses vont mieux, je suis fier de savoir d’où je viens, mais je sais aussi que si je m’arrête de travailler, je redeviendrai aussitôt un loser.
Comment as-tu été mis en contact avec tous les héros que tu cites ?
Certains de mes professeurs étaient des anciens hippies qui m’ont aiguillé vers des auteurs en particulier et m’ont initié à l’art en général. Ma mère m’a fait découvrir Bukowski, Rimbaud et un tas d’écrivains de toutes les époques. Je me suis intéressé à leur existence et j’y trouvais souvent un rapport avec la mienne, en tout cas avec la vie que je rêvais d’avoir. Souvent, c’est un simple titre de livre qui stimulait mon imaginaire. Quand tu as 13 ans, que tu viens juste de découvrir le punk-rock et que tu tombes sur un livre intitulé Une saison en enfer, tu te dis qu’il y a nécessairement une logique dans tout ça. Pour moi, Rimbaud était punk, il n’y avait aucun doute là-dessus.
En quoi le punk a-t-il été un détonateur pour toi ?
Quand j’évoque le punk, je parle aussi bien des groupes punks de 1977 que de la new-wave. En gros, toute la musique faite par des gens avec des cheveux courts entre la fin des seventies et le début des eighties. Pour moi, Black Flag, les Psychedelic Furs, Orchestral Man’uvres ou les Dead Kennedys faisaient tous partie du même mouvement. A l’âge de 15 ans, ma plus grande idole était John Lydon. Les trois premiers albums de Public Image Limited ont eu une importance fondamentale pour moi, à égalité avec Joy Division et les premiers Echo & The Bunnymen. Heaven up here, Closer et Second edition furent mes trois meilleurs amis d’adolescence (rires)… A cette époque-là, je n’avais pas d’affinités avec la musique amé-ricaine, mon regard n’était tourné que vers l’Angleterre. J’aimais bien certains groupes de la scène punk new-yorkaise, mais aucun ne me parlait aussi intimement que Johnny Rotten. Tout ça était aussi très lié à ma solitude et à ma différence par rapport aux autres élèves du lycée. Les garçons qui jouaient au foot et me tapaient dessus écoutaient des choses plus classiques comme les Doors, Hendrix ou les Who, et ça me rassurait de ne pas aimer la même musique qu’eux. Quand j’ai découvert beaucoup plus tard Pete Townsend, un génie à mes yeux, je me suis aperçu qu’en fait les types de mon lycée aimaient les mêmes choses que moi, mais que ces choses-là appartenaient juste à une génération antérieure. J’ai longtemps considéré la musique faite par des types à cheveux longs comme une chose ennemie, simplement parce que les gens qui l’écoutaient étaient mes adversaires. Aujourd’hui j’adore Hendrix.
Quand as-tu découvert la musique électronique ?
Il suffit de voir les personnalités auxquelles je m’intéressais à l’adolescence, Ian Curtis ou la poétesse Sylvia Plath, pour comprendre que j’avais un certain goût pour le tragique. Au milieu des années 80, j’en ai eu marre de me prendre au sérieux et, par réaction, j’ai décidé de m’octroyer enfin du bon temps, de m’amuser et la culture des clubs est un bon moyen pour s’abandonner à des rêveries plus légères. Mon goût pour les sons électroniques remonte aux BO de 2001 et d’Orange mécanique signées Wendy Carlos. C’est Stanley Kubrick qui m’a amené à l’electro (rires)… J’ai toujours voulu expérimenter des choses avec des synthés, mais personne dans mon entourage ne possédait de telles machines. J’ai enfin pu me payer un synthé à l’âge de 20 ans et là, un monde nouveau s’est ouvert. Pour quelqu’un comme moi, qui aime faire de la musique jour et nuit, travailler seul est indispensable. Alors que quand j’étais avec un groupe, je devais me restreindre et m’en tenir aux heures où les autres étaient également disponibles. Comme j’ai été DJ assez tôt, je ne me suis même pas rendu compte que les choses étaient en train
de changer avec l’arrivée de la house et de la techno. Pour moi, seul le nom changeait, pas la musique. Entre les titres de New Order que je passais depuis des années et les nouveautés house, il y avait une filiation directe. A New York, il n’y avait pas de culture des raves, tout se passait dans les clubs et ça existait depuis longtemps avec le disco ou le hip-hop. Quand j’étais DJ, je jouais des tas de styles différents, du reggae-dancehall, du hip-hop, de la new-wave ou de la musique industrielle, tout ça se mariait parfaitement dans mon esprit. Je pouvais passer à la suite Abba, les Clash et Nitzer Ebb, j’y trouvais un sens. En revanche, j’ai toujours été un danseur minable. Mais j’adore ça.
Sur plusieurs morceaux de Play, tu recycles les enregistrements historiques effectués par Alan Lomax dans le sud des Etats-Unis. Quelle était ta démarche derrière ça ?
Il n’y a pas de démarche. Un ami m’a un jour passé ces disques et je suis littéralement tombé amoureux de ces voix. Il ne s’agit pas pour moi de transformer un héritage musical en le transposant à notre époque. Si ces enregistrements dataient de la semaine dernière, je les trouverais tout aussi magnifiques. Je ne veux pas savoir qui les a faits ni d’où ils proviennent, seule m’intéresse la performance musicale qui s’en dégage. La voix est la seule source de musique organique, tout le reste provient d’un outil, donc il y a quelqu’un qui a fabriqué cet outil avant. Je sais qu’on peut me prendre pour un pilleur de tombes, mais je réfute cette interprétation. Si tu joues du piano, tu t’appropries un instrument qu’une personne a fabriqué avant toi. Tous les musiciens sont des voleurs puisqu’ils se servent des efforts que d’autres ont produits avant eux. Ces voix, pour moi, sont des instruments, de merveilleux instruments.
As-tu composé de nouveaux morceaux depuis l’album ?
Le peu de temps que m’ont laissé les concerts et la promotion de Play m’ont permis d’aller chercher dans une nouvelle direction, plus soul, avec, pour influences majeures, Al Green et Bill Withers. Je ne sais pas ce que ça donnera à l’arrivée. Une chose est sûre : je continuerai à faire selon mon instinct, comme toujours.
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