De Lully à la musique minimaliste de Phil Glass, l’âme chercheuse du chef d’orchestre Marc Minkowski esquive le piège de la spécialisation où sont restés enferrés nombre d’interprètes baroques. Il revient au disque avec la tragédie lyrique de Gluck, Iphigénie en Tauride, et à la scène, avec le chef d’oeuvre d’Haendel, Ariodante.
Les retrouvailles entre Oreste et Iphigénie, après le double meurtre d’Agamennon et de Clytemnestre, forment la toile de fond frémissante d’Iphigénie en Tauride, tragédie lyrique de Gluck donnée à Paris en 1779. On nage alors en plein chambardement esthétique ; le baroque a vécu, le romantisme n’est pas encore vraiment né. Dans cette uvre ramassée d’à peine plus de deux heures, la tension et la langueur, la haine et l’amour, la douceur et la fureur composent un big-bang dramatique savamment contrôlé par la déclamation musicale. Loin des longueurs et des stéréotypes de l’opéra séria, la concision est de mise. Quand Oreste chante : « Le calme rentre dans mon c’ur« , il est rapidement contredit par la furie vengeresse des Euménides.
La version d’Iphigénie que vient de réaliser Marc Minkowski avec ses Musiciens du Louvre rend intacte la force primaire de ce genre lyrique, comme s’il était superflu de se déplacer dans une salle d’opéra pour s’imprégner du support visuel. Exemples types d’une théâtralisation stylisée, les disques de Minkowski sont souvent le fruit de versions de concert. Il s’en dégage une puissante concentration, orientée vers le texte et sa mise en valeur musicale. Mais Gluck est aussi le premier compositeur que Minkowski ait dirigé à la scène à travers Alceste.
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« C’est un peu un carrefour et pourtant il y a peu de grandes oeuvres. Quand je m adresse aux baroqueux purs et durs pour leur parler de Haendel ou de Rameau, leurs yeux scintillent ; par contre, un nuage de déception s’abat quand j’évoque Gluck. Iphigénie, son premier succès à Paris est un chef d’ uvre. On va tellement loin dans l’émotion : tempête, scènes de violence avec les Scythes, et surtout scènes de tragédie intenses, plus touchantes et bouleversantes dans la première partie. Ce n’est pas pour rien que ces opéras (Armide, Alceste, Orphée et Eurydice ) ont traversé l’Histoire et la Révolution française, contrairement aux oeuvres de type monarchique (Lully, Rameau, Marin Marais’) qui ont été balayés. Dans Iphigénie, la composition est simple mais l’effet très fort. C’est une musique fragile, en fait un mélange de fragilité et de force. La déclamation d’Iphigénie est bouleversante. C’est un peu comme du Racine en musique, même si ça vient après. Pas étonnant que Berlioz, Weber, Mozart, Wagner aient été impressionnés. Par contre, l’évolution de l’interprétation, l’étirement du son ont fait qu’au début du XXe siècle, cette musique avait donné lieu à une lenteur, à une psalmodie assez insupportable. Debussy détestait Gluck ; il le trouvait banal, ennuyeux, pompeux et c’était sûrement lié à l’interprétation. Je ne dis pas qu’il aurait sauté au plafond en entendant mes interprétations, mais cela l’aurait fait peut-être un peu changer d’avis. J’ai cette modeste prétention ? J’ai été envoûté par Pelléas et Mélisande. Après l’avoir donné à Leipzig, je veux reproduire l’envoûtement aussi souvent que possible. Debussy, c’est un génie scientifique de la composition avec Bach.«
Le parcours éclectique de Minkowski, qui s’arrête sur Rameau, Gluck, Offenbach, Debussy et Phil Glass fait voler en éclat le qualificatif de baroqueux. Des interprètes nourris par les institutions baroques (Clemencic Consort, Chapelle Royale, Arts Florissants), il est celui qui a esquivé les impasses liées aux querelles de chapelles.
« J’ai toujours détesté cette étiquette, même si c’est par le baroque que je me suis fait connaître. Non par intérêt ou arrivisme mais par passion. Je n’ai de cesse de me faire accepter comme musicien et chef « généraliste ». Mon point de repère est assez prétentieux : Stanley Kubrick avec d’un côté Barry Lindon et 2001 Odyssée de l’espace de l’autre. Et on ne l’a jamais catalogué comme metteur en scène baroque ou moderne mais comme cinéaste, un point c’est tout. Les chefs du début du siècle pratiquaient tout les répertoires et on ne se posait pas la question. Pierre Monteux qui a créé le Sacre du printemps a aussi dirigé pour la première fois au XXe siècle un opéra complet de Lully. Même chose pour Stokowski ou Fritz Reiner qui interprétaient tout à leur manière. Le mouvement baroque a finalement montré que les frontières s’estompaient. Et ça fonctionne aussi dans l’autre sens : Ozawa ou Rattle remontent vers le baroque et les instruments anciens.«
La question dès lors peut se poser autrement. Faut-il maîtriser la musique baroque pour bien diriger Debussy ? Pas forcément mais on a dispose de clés pour comprendre comment fonctionne ce « gigantesque récitatif avec une symphonie en dessous. » La continuité historique, c’est celle de la déclamation, la manière de porter le texte qui aboutit à Debussy. Après Pelléas, l’étape suivante pourrait être le Saint François d’Assise de Messiaen. Pas du tout sûr de maîtriser encore la chose, Minkowski la garde au chaud ; le temps ne manque pas. Il y aura avant une halte conséquente chez les minimalistes américains. « Je fais simplement les choses comme elles viennent, je prends les uvres qui m’excitent, qui me parlent et je laisse celles qui ne me touchent pas. J’ai un faible pour la musique contemporaine américaine. J’ai été touché par la Nativité de John Adams. Je voudrais la refaire. Un autre rêve : Akhénaton de Phil Glass. Il y a quelques années, ça me donnait la migraine et puis je l’ai réécouté et j’ai trouvé cela très fort, c’est un formidable moyen de rêver. Le problème, c’est que beaucoup de gens adorent alors que dans la profession, beaucoup détestent.«
L’autre compositeur favori de Minkowski, Offenbach, a retrouvé grâce à lui une première jeunesse dans Orphée aux enfers et La Belle Hélène. A la scène et au disque, on a pu enfin puiser aux sources grâce à un travail de fond sur l’instrumentation et le texte : « Le répertoire léger, celui où on s’amuse est celui qui est le plus déformé en raison du manque de moyens. On pense aussi qu’Offenbach aurait à peine orchestré ses uvres, qu’il les aurait prévues pour des gens sachant tout juste chanter. Je veux bien mais alors, pourquoi pas faire Mozart avec des guitares électriques et de mauvais chanteurs ? Il faut de vrais chanteurs qui jouent la comédie. Il n’y a pas d’Offenbach caviar. Il y a le vrai et tous les chemins déformés sur lesquels on peut l’amener. »
Avec le metteur en scène Laurent Pelly, Minkowski forme un duo de choc qui a dépenaillé les oripeaux de La Belle Hélène et de Platée de Rameau. « On a de plus en plus envie de travailler ensemble. On veut maintenant montrer qu’on est capable de faire autre chose que des pièces drôles. Il y aura bientôt Les Contes d’Hoffmann. Je souhaite à Pelly de bien travailler avec d’autres chefs ; de mon côté, j’aime découvrir d’autres metteurs en scène comme Gruber dans le Couronnement de Poppée. J’ai aussi croisé Peter Sellars à Salzbourg. On s’apprécie et on fera certainement quelque chose ensemble si nos emplois du temps le permettent. En fin de compte, toutes ces expériences sont des leçons. Je veux devenir moi-même metteur en scène un jour «
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