Amputés de leur leader depuis l’an dernier, les Texans sensibles de Midlake étaient donnés pour morts. Leur quatrième album, réalisé dans l’urgence, est pourtant l’un des plus grands chocs de l’automne. Un petit miracle. Rencontre et critique.
Quelqu’un manque à l’appel. Depuis The Trials of Van Occupanther, fabuleux deuxième album qui les vit passer de l’ombre à la lumière en 2006, on a rencontré les Texans de Midlake quantité de fois, et immuablement Tim Smith et Eric Pulido en étaient les porte-voix. Tim apparaissait toujours comme le plus habité, justifiant son statut de leader et principal songwriter en monopolisant la parole pour expliquer la démarche souvent sophistiquée et tortueuse du groupe. Eric intervenait en contrepoint en tant qu’éternel lieutenant, rôle dont il assumait pleinement l’ingratitude en même temps que le charme effacé. Tout semblait bien réglé et propice à l’harmonie au sein de Midlake, au diapason d’une musique décantée au fil du temps avec une patience d’orfèvre et que l’on sentait protégée des usures et de toute agression, comme sanctuarisée par la sagesse et l’amitié. Las…
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Fin 2012, Tim Smith a annoncé qu’il quittait le navire, devenu trop lourd pour lui, et on sent bien aujourd’hui que ses camarades n’ont rien fait, bien au contraire, pour l’en dissuader. L’enregistrement de Seven Long Suns, l’album avorté qui devait succéder au très beau mais très déprimé The Courage of Others, a tourné au fiasco après avoir tourné en rond pendant près de deux ans. “Quelque chose gangrenait le groupe depuis un moment, explique Eric Pulido, qui occupe désormais la place du leader et s’accompagne pour les interviews du batteur McKenzie Smith. Il n’y avait aucune violence, plutôt une douleur diffuse partagée entre Tim et le reste du groupe. Beaucoup de gens ont été surpris par la tristesse qui émanait du précédent album, qui était certes due à l’influence du folk britannique mais aussi à l’état dans lequel nous nous trouvions à l’époque. On ne s’en est pas rendu compte sur le moment, mais la dépression de Tim avait fini par déteindre sur le reste du groupe.”
Dépression, le mot est lâché avec prudence par Eric, qui prend soin de ne pas trop charger son ami de quinze ans et évoque pour l’expliquer “un mélange de problèmes personnels et artistiques” sans insister sur les premiers. “Tim en est arrivé à la conclusion que le groupe n’était plus en mesure de réaliser ce que lui avait envie de réaliser. Nous nous sommes retrouvés après la dernière tournée dans la ferme de Buffalo où nous avions enregistré The Courage of Others et rien d’intéressant n’a émergé. Ensuite, nous avons tenté une sorte d’électrochoc de la dernière chance en allant à Los Angeles dans le studio de Jonathan Wilson (leur collègue de label qui publie ces jours-ci un très puissant nouvel album – ndlr), mais malgré l’aide précieuse de Jonathan, personne n’était vraiment satisfait du résultat.”
Dans un texte publié sur le site de son nouveau projet baptisé Harp, où il apparaît très chevelu et très barbu (jamais bon signe, ça), Tim Smith ne dit pas autre chose : “Pour moi ces enregistrements avaient l’air sans vie, usés, dépourvus d’émotion. J’avais l’impression de traîner les autres et ils éprouvaient la même chose de leur côté.” Avant que Tim ne décide de jeter définitivement l’éponge en novembre dernier, Eric lui suggère tout de même d’écrire des chansons pour un projet solo et de mettre le groupe en veille, profitant également de cette situation bloquée pour écrire lui aussi en solitaire. En réalité, Pulido est déjà en train de bâtir autour de lui le nouveau son de Midlake, notamment lorsqu’il compose Provider, morceau qui deviendra le mètre étalon d’Antiphon, une fois le divorce avec Tim Smith consommé. “J’ai fait écouter Provider aux autres et, tout de suite, chacun a amené ses idées, la chanson a progressé en quelques heures plus qu’aucune autre au cours des sessions précédentes. L’énergie, la vitalité circulaient à nouveau à l’intérieur du groupe, et l’enregistrement d’Antiphon n’a pris que quelques mois.”
Lorsqu’on leur parle de catharsis pour qualifier l’impression ressentie à l’écoute de ce quatrième album, Eric et McKenzie approuvent d’une seule voix, et on les sent fiers surtout d’avoir déjoué tous les pronostics. Outre son projet solo, on raconte que Tim Smith aurait aussi repris ses activités d’ornithologue, mais ce sont surtout les oiseaux de mauvais augure que son départ de Midlake aura fait piailler. Pour beaucoup, Midlake sans la plume majestueuse de Smith ne serait qu’un canard sans tête qui retournerait à coup sûr dans l’anonymat. A ceux-là, les cinq membres restants clouent le bec avec fermeté et panache.
Sans savoir que le poète sophiste Antiphon, dans la Grèce antique, était un thérapeute dont certaines des théories préfiguraient la psychanalyse, Midlake a choisi d’en faire l’emblème d’un album voulu comme un défi, aussi bien vis-à-vis de leur ancien chanteur qu’à l’adresse du monde extérieur : “Avant de nous rendre compte qu’il s’agissait d’un personnage, on connaissait le terme “antiphon” comme une réponse chorale dans les chants grégoriens. Cet album est ainsi notre réponse.” On aurait eu tort de sousestimer la capacité de ce groupe à rebondir, même si on n’imaginait pas que ce rebond les propulserait aussi haut vers les sommets, comme si, délestés d’un poids, ils n’avaient plus, selon l’expression de Pulido, que “le ciel pour limite”.
A l’origine, Midlake était une formation de jazz créée par quelques étudiants de l’université de musique de Denton, Texas. Convertis à la pop par lassitude des cloisonnements d’une scène jazz trop résiduelle, ils ont conservé de leur première incarnation un sens naturel du collectif et un esprit d’aventure qui ressurgit ici de manière spectaculaire. Après un premier album en 2004 dans la veine de Grandaddy et autres Flaming Lips (Bamnan and Slivercork), puis un changement radical deux ans plus tard avec The Trials of Van Occupanther, inspiré notamment par le soft-rock seventies de Fleetwood Mac ou America, Midlake avait choisi en 2010 de virer à nouveau de cap pour aller s’installer, avec The Courage of Others, dans les bâtisses ensorcelées du folk britannique autrefois habitées par Fairport Convention, Pentangle ou le Jethro Tull des débuts. Malgré ces transformations successives, il existait toutefois une empreinte Midlake, reconnaissable d’un disque à l’autre, et que l’on retrouve miraculeusement intacte sur le nouveau.
“Antiphon n’est en rien une rupture, il s’agit juste d’un chapitre nouveau de la même histoire, écrit un peu différemment mais dans le même esprit, précise McKenzie. Simplement, avant, Tim écrivait d’abord pour lui, alors que les nouveaux morceaux sont essentiellement tournés vers les autres.” La chanson-titre d’Antiphon, qui fut dévoilée il y a quelques mois, était une porte un brin étroite qui n’offrait qu’une vision partielle de la majesté de l’ensemble. Derrière cette façade orgueilleuse où les guitares enfiévrées grimpent tel du lierre autour de claviers millésimés Pink Floyd ’67, Midlake a élaboré ensuite de longues fresques qui s’inspirent tout autant du psychédélisme anglais, mais sans jamais donner l’impression d’un ravalement artificiel.
Avec les deux volets de Provider, l’insurpassable The Old and the Young ou l’intense Vale, c’est carrément à un redéploiement des cartes et à une réinvention des lignes que l’on assiste, les yeux souvent écarquillés par la splendeur du panorama. Exactement comme ils avaient procédé avec le soft-rock ou le british-folk, c’est en immersion totale et en même temps avec leur propre langage qu’ils investissent les territoires jadis occupés par Procol Harum ou les Moody Blues, en contournant la caserne des pompiers et en privilégiant les points de vue culminants comme les diagonales audacieuses, les lumières pâles de l’aurore (Aurora Gone) et les tombées de nuit menacées par l’orage (Ages).
L’urgence dans laquelle a été réalisé l’album n’empêche pas son extrême raffinement, sa prodigieuse luxuriance, mais il demeure de cette course contre la montre quelque chose de tendu, d’épique, qui n’avait jamais été aussi palpable dans la musique cossue et tempérée de Midlake. “Nous n’aurions jamais fait ce disque si Tim était resté dans le groupe”, avance, presque désolé, Eric Pulido. Sur son site, Tim Smith souhaite bonne chance à ses camarades mais ne dévoile encore aucun de ses nouveaux titres. Leur dialogue à distance sera sans nul doute passionnant à observer.
{"type":"Banniere-Basse"}