L’animateur de Very Good Trip, sur France Inter, s’offre un voyage dans son adolescence, là même où les ORTIES ont vécu la leur et où il les a retrouvées.
Les deux ORTIES m’ont donné rendez-vous à Gif-sur-Yvette, place de l’Eglise. A deux pas de là, un peu plus bas, il y a toujours le cinéma le Central. C’est là que j’allais voir des séances art et essai en version originale, il y a plus de quarante ans. En ce temps-là, j’étais collégien et lycéen à Orsay. Je ne me suis pas baladé dans ce coin de Gif depuis l’âge de 17 ans.
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Dimanche après-midi. Il pleuviote mais ce n’est pas désagréable. Je ne reconnais rien, pas même l’église où je n’ai jamais mis les pieds. Juste à côté, une crêperie qui me paraît immense : L’Ile O’Crêpes. Sur une colonne, deux affiches fraîchement collées annoncent des réunions avec Marine Le Pen et Nicolas Dupont-Aignan. Personne n’a eu l’idée de les déchirer. Les jumelles ont grandi tout près, à Bures-sur-Yvette, dans la résidence des Jardins de Bures, “vieux immeubles de trois étages”, dit Kincy.
Un Carrefour grand comme une ville
Mon meilleur copain d’alors, perdu de vue, habitait justement là. La dernière fois qu’on s’est vus, il m’a dit qu’il avait déménagé pour s’installer aux Ulis, où, aux dernières nouvelles, il vivait seul avec sa mère. Les Ulis… Ce grand ensemble, je l’ai pratiquement vu sortir de terre, au début des années 1970.
Le chantier a duré des années. Je voyais ça comme l’émergence, un peu effrayante, d’un nouveau monde de titans. Aux Ulis, j’ai vu le premier hypermarché de ma vie : un Carrefour qui me paraissait aussi grand qu’une ville. Ce fut la première incursion du monde de la “banlieue” dans le paysage encore désuet qui entourait Orsay, autrefois désignée comme “la perle de la vallée de Chevreuse”.
Tous les ans, on y organisait la fête de la Rosière. A la Maison des jeunes et de la culture de Bures-sur-Yvette, tout près, les intellectuels de gauche allaient voir des pièces de Brecht et des concerts de Paco Ibáñez, un chanteur révolutionnaire espagnol. Scientifiques pour la plupart, ils travaillaient à la fac ou au Centre d’énergie atomique de Saclay. Leurs enfants aimaient le jazz-rock et la musique planante : Hendrix, Zappa, Soft Machine, Gong… Il y avait des discussions politiques violentes, plein d’opinions sur la façon de réorganiser le monde.
Un collège 100 % blanc
Certains pensaient sérieusement que le modèle maoïste était enviable (Alain Badiou le pense encore). On était près de Paris mais on n’était pas parisiens. Il ne fallait pas rater le dernier train qui vous ramenait à minuit et demie. On ratait plein de concerts et d’événements. Frustration absolue. Kincy et Antha me décrivent le Bures de leur adolescence comme une “banlieue-dortoir où elles se faisaient carrément chier”.
Un collège “100 % blanc” où Antha, qui n’a jamais mis les pieds au lycée, avait la “fierté d’être la seule à porter des Nike Air”. Elles ont écouté du rap à 11 ans. Et puis elles sont devenues gothiques et néo-métal. Elles prenaient le RER en robe de dentelle noire et collier à piques pour aller “boire de l’absinthe aux Furieux” (un bar à la Bastille).
C’était, selon Kincy, pour signifier le “rejet de tout ici et des gens” et, selon Antha, plus romantique, pour évoquer “le deuil de l’enfance”. Et aussi pour faire réagir leur père, un guitariste de jazz, qu’elles ont “plus entendu jouer que parler” et qui trouvait qu’elles s’habillaient “comme des putes”.
La Californie de la région parisienne
Elles ont renoué avec le rap après s’être “pointées à un concert de rap à Bures” où ont débarqué des mecs des Ulis, ce qui, selon Kincy, leur a “remis la tête dans la modernité”. Pour leur producteur Mirwais, à qui elles font “beaucoup penser au Taxi Girl du début”, elles incarnent un “langage black-blanc-beur qui évolue” et “c’est pour ça qu’elles sont clivantes”.
Je me rappelle brusquement que mon meilleur copain en sixième, à Orsay, était noir et métis, celui d’avant, en primaire, s’appelait Férid. Moi-même, je n’avais pas un nom très catholique. J’étais naïf, inconscient des différences d’origine ou de classe, à mes yeux on on était tous pareils. C’était avant les Ulis.
Avant qu’un autre monde éloigné du nôtre n’émerge, auquel les ORTIES, avec leur naturel et leur énergie, ont décidé de se mêler pour rompre, comme le dit très justement Antha, avec “la rêverie du siècle dernier”. Après notre conversation dans un salon de thé de Gif, je les emmène avec Mirwais dans la maison où j’ai grandi, non loin de là, et que mon frère et moi avons gardée.
Nous évoquons très sérieusement la perspective d’un voyage à Kaboul (le cousin de Mirwais est le président du pays, eh oui…) où les ORTIES tourneraient un clip et où je ferais un reportage. Elles insistent pour que je termine cet article par une formule que j’ai souvent utilisée : la vallée de Chevreuse est la Californie de la région parisienne. Même dinguerie, même esprit utopique. Elles sont d’accord.
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