Plus de trente ans après ses débuts dans la presse musicale, Michka Assayas s’est entouré de dizaines d’auteurs pour actualiser son « Dictionnaire du rock ». Une œuvre monumentale et passionnante, où l’ambition littéraire transcende la passion de la musique à l’heure d’internet. Entretien.
Pourquoi cette réédition ?
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Le livre existe depuis 2000, il avait donc un peu vieilli. Beaucoup de choses se sont passées depuis, beaucoup d’artistes sont apparus. A l’époque il n’y avait pas les White Stripes, les Libertines, Eminem… Et là je ne parle que des plus évidents. J’ai commencé à envisager une actualisation vers 2006. Progressivement, en travaillant sur certaines notices, je me suis aperçu qu’il y avait des sites internet qui s’étaient créés et qui apportaient beaucoup d’informations dont on ne disposait pas jusqu’à présent. Par exemple sur des groupes super obscurs de rock garage des années 60, venus du fin fond des Etats-Unis… On est parfois tombés sur des sites faits par les managers, ou par les musiciens eux-mêmes… On ne pouvait pas ne pas prendre en compte ces nouvelles informations. Donc on a été obligé de tout remettre en chantier. Je me suis ainsi aperçu que beaucoup d’anciens articles pouvaient être améliorés, certaines imprécisions corrigées. Comme je suis d’un tempérament assez obsessionnel, ça a fini par créer une sorte de maladie. Donc je me suis dit qu’il fallait une édition entièrement refondue. C’est un peu comme l’Olympia : ils ont tout cassé pour le reconstruire à l’identique, mais plus beau, dans une version améliorée.
Internet a-t-il remis en question le travail existant ?
On en arrive à cette fameuse question vicieuse : est-ce que ça sert à quelque chose un dictionnaire du rock ? (rire) Que ça serve ou pas, je n’en sais rien. Ce que je peux dire, c’est que c’est un livre qui a beaucoup touché les gens de toutes les générations. Autant les jeunes qui découvrent des histoires que les vieux qui pleurnichent en disant : « ah, j’y étais ! » Mais quand on parle d’internet, il faut être précis. Quoi, sur internet ? Le Wikipédia français ? Sur la musique, c’est nul. Ce n’est même pas la peine d’en parler. Il y a brusquement un truc très long sur un groupe super obscur de Manchester, seulement parce qu’un mec a eu envie de faire un article, et juste après on tombe sur l’article sur Beyoncé et il y a quinze lignes. A peine plus sur les White Stripes. Ce ne sont que des faits extrêmement secs, ce n’est pas écrit, il n’y a pas de style, pas de point de vue. On ne peut pas écrire un article sur les White Stripes comme on écrit sur la tuberculose. Ce n’est pas la même chose ! Quand il n’y avait pas de site encyclopédique, ce livre jouait le rôle d’une banque de données, c’est vrai. C’est vrai aussi que cette fonction a été reprise. Maintenant, pour connaitre l’histoire d’un groupe ou d’un genre musical, ce qui l’a influencé, ce qui mérite (selon nous) d’être retenu, comment rendre l’histoire vivante, etc. : ça, personne d’autre ne le fait. Mais on n’a pas pu ignorer certains sites. Le Wikipedia anglophone a été très utile, notamment pour le fact-checking (les dates de naissances, les noms originaux des artistes qui ont des pseudonymes, ce genre de choses). Ce sont des choses très amendées par les internautes, ça fournit une base de données très ample. C’est comme si on avait une armée de documentalistes qui travaillait pour nous. On ne peut pas ne pas en tenir compte.
Que devient le rôle d’un « spécialiste » dans ce contexte ?
C’est une très bonne question. Je suis un dinosaure, j’ai écrit mon premier article en 1980 ! Tu peux imaginer ce qu’était la situation de la presse rock à l’époque. On ne parlait même pas encore de « médias ». J’avais 21 ou 22 ans. A ce moment-là, l’accès à la connaissance n’était pas le même… Je n’étais pas encyclopédiste – forcément, qui l’est à cet âge ? –, j’étais seulement un fan, dans le sens où j’étais fanatisé par tout ce qui arrivait. Il y avait une révolution, et il fallait que je participe à cette révolution. Il fallait détruire les idoles du passé. J’étais punk à ma façon. C’était une approche complètement différente de celle d’aujourd’hui. Je n’étais pas journaliste. C’était presque une insulte d’être « professionnel » à l’époque punk ! Même les gens qui savaient jouer faisaient semblant de ne pas savoir ! J’étais entre le militant gauchiste et le missionnaire… Il y avait ce côté révolutionnaire… Il y avait une vraie lutte contre les choses qui nous emmerdaient dans la société. Je voulais moi-même emmerder la génération hippy pour me distinguer, et pour que les gens comme moi aient le droit à la parole – ce qui n’était pas acquis. Les journaux dans lesquels on écrivait étaient tenus par les gens de la génération Woodstock, qui nous toisaient en disant : « XTC c’est bien joli, mais écoutez plutôt Jimi Hendrix ». On essayait de pousser la porte, de faire entrer les choses avec un chausse-pied dans des micro-cases de Libération, Actuel… On était très jeunes, on débutait, il fallait se battre pour trouver sa place. On s’identifiait beaucoup aux groupes punks, ceux qui avaient besoin de labels indépendants, qui n’étaient pas favorisés par l’industrie.
Après, j’ai connu les époques qui ont suivi. Celle du début des Inrocks, par exemple. Là c’était encore autre chose. On était vraiment dans le cadre d’un fanzine qui se développait et qui, à ma grande stupeur d’ailleurs, acquérait un prestige incroyable auprès de gens qui pourtant ne savaient pas qui était Jesus And Mary Chain, les Pogues… Alors que je pensais, à l’époque, que ça ne pouvait intéresser que ceux qui possédaient ces disques. Nous étions donc des spécialistes, dans le sens où nous étions ceux qui possédaient les disques, ceux qui connaissaient, ceux qui avaient lu la presse anglaise. Il y avait ce côté savoir ésotérique, partagé par une élite autoproclamée, à l’intérieur de laquelle, d’ailleurs, les gens se regardaient en chien de faïence. On ne s’aimait pas trop les uns les autres, il y avait des rivalités, on se critiquait – il y avait un côté cours de récré. On était les grands initiés, des espèces de grands prêtres qui allaient tout expliquer, dire ce qu’il faut écouter. Et puis forcément les gens de province nous voyaient vraiment comme des prophètes : on avait le droit d’écrire que les Pogues c’était bien, que les Smiths c’était génial, ou bien que c’était nul. Donc on nous suivait comme des oracles – ou alors on nous détestait, parce que les mecs étaient enragés quand leur groupe préféré était démoli. Bernard Lenoir jouait évidemment un rôle extraordinaire en ce temps-là parce qu’il avait pris un peu le parti du rock californien, et de tout un tas de trucs qui n’était plus du tout à la mode – il avait rejoint ce courant de façon un peu opportuniste. (rire) Et du coup certains mecs le vénéraient parce que c’était le seul qui pouvait passer ces disques. Il n’y avait pas internet, il n’y avait pas de streaming. Il n’y avait rien. Quand tu allais chez New Rose en 1982 et que tu demandais le dernier maxi de Gang Of Four, le mec te répondait : « ah bah non je l’ai vendu hier, repasse dans quinze jours, j’en aurai peut-être deux ». Du coup tous les objets devenaient fascinants. On échangeait beaucoup entre nous. C’était le vieux monde. Les critiques de rock dans mon genre, on menait une sorte de combat pour faire connaitre certaines choses.
Évidemment, ce paysage a complètement disparu. En grande partie en tout cas. Ce ne sont plus du tout les mêmes valeurs qui dominent aujourd’hui. L’idée d’une avant-garde autoproclamée… expliquer aux gens ce qu’il faut écouter… ce qui est bien, ce qui n’est pas bien… Ce côté arbitre des gouts existe encore, notamment aux Inrocks, qui continuent à fonctionner sur cette réputation. Mais il y a d’autres chapelles, qui sont hostiles, qui critiquent. Il y a des blogs… des sites très spécialisés pour chaque micro-genre… Il y a une myriade de gens qui sont prescripteurs – même si je n’aime pas ce mot – et qui donnent leur avis, qui forment une petite communauté. On est dans une prolifération du partage des connaissances, des passions. Et puis il y a peut-être un passage historique entre la fin du XXème et le début du XXIème siècle, où il y a peut-être un besoin de récapitulation. C’était déjà dans l’air du temps dans les années 90. Mojo a commencé à paraitre en 1993. Là, tout d’un coup, le rock devient une histoire ancienne, les mecs vieillissent… Il y a eu cette conscience que le rock était une histoire et un patrimoine. Et ça n’a fait que s’amplifier.
Le Nouveau dictionnaire du rock s’inscrit-il dans l’esprit d’une époque ?
Il s’adresse à des gens qui ont 70 ans comme à ceux qui en ont 20. Mon fils, quand il avait 17 ans, il ne voulait écouter que du Hendrix ! Je lui disais qu’il y avait des choses hyper intéressantes qui venaient de sortir, mais il s’en foutait. Il y a beaucoup de gens très jeunes qui sont passionnés par des figures d’il y a 40 ans. Ils ont l’impression, à tort ou à raison – et je pense à raison –, que quelque chose d’exceptionnel s’est joué en ce temps-là, et qui s’est perdu. C’était une époque très poétique, fulgurante, fascinante, une sorte de terrain vierge, où rien n’existait avant. C’était captivant.
Est-ce un livre de réconciliation avec l’histoire du rock ?
Je ne me suis personnellement jamais fâché avec l’histoire du rock. Il y a beaucoup de rivalités artificielles qui sont souvent maintenues par pose, je dirais. C’est très difficile de garder un point de vue absolument fanatique en rejetant ceux qui ne font partie d’une bande. Aujourd’hui ça me semble aberrant d’être sectaire. Je n’ai pas l’impression que les jeunes d’aujourd’hui cherchent leur identité dans le choix d’une certaine musique, comme c’était le cas à mon époque. Mais je me trompe peut-être.
Tu ne penses pas que c’est une vision générationnelle de dire ça ? Tu as vécu une époque mythologique, qui s’est institutionnalisée…
J’ai toujours une grande curiosité et une grande avidité envers la musique, ce n’est pas la question. Je parle simplement de cette recherche presque spirituelle qui passait par la musique chez les gens de mon âge. Je constate que c’est différent aujourd’hui. Par exemple, le fait de pratiquer la musique soi-même : ça paraissait extraordinaire il y a 25 ou 30 ans. J’avais quelques copains qui faisaient ça, mais ça me fascinait, ça paraissait improbable. Comment diffuser sa musique ? Comment faire des concerts ? Comment se faire entendre ? Aujourd’hui, faire de la musique est quelque chose d’ultra banal. Il n’y a pas un lycée à Paris qui n’abrite pas une demi-douzaine de groupes de rock. On voit des gamins avec des guitares dans le dos partout dans Paris ! Ce n’était pas comme ça du tout avant. Il y a quelque chose d’extrêmement naturel dans la pratique de la musique aujourd’hui, qui n’existait pas à mon époque. Le rapport à la musique, aujourd’hui, est moins magique et religieux. C’est plus naturel, familier, on est moins intimidé par la musique. Et puis on était une génération encore très façonnée par la littérature. Écrire était important. On est passé d’une société où la littérature était au premier plan à une société où c’est le commerce et la communication qui sont au premier plan. On venait du vieux monde, je ne sais pas comment le dire autrement.
On est dans une période historique assez intéressante où le faire-savoir l’emporte sur le savoir. Ça a apporté beaucoup de changement dans la musique – et souvent pour le mieux ! Il y a des recherches de sons, des mélanges de sonorités… Il y a toutes sortes de voix nouvelles… Je suis fasciné par ça. Et puis on redécouvre constamment des groupes du passé qui étaient restés super obscurs. Aujourd’hui, tout le monde connait Nick Drake. Il y a 35 ou 40 ans, quand j’étais le seul à l’écouter dans la Vallée de Chevreuse, je ne pensais pas que ça puisse être possible un jour ! Je suis stupéfait de voir ça. Il y a peut-être plus de gens qui peuvent vivre de leur musique, et découvrir de nouvelles choses, mais peut-être qu’on a perdu un peu de mystère, de profondeur.
Ce livre a-t-il vocation à être réédité tous les 15 ans ?
On verra bien si je suis encore en vie ! Il y a un aspect purement terre à terre, c’est que c’est mon entreprise, ma boutique. J’ai intérêt à ce que ce livre perdure. Et quand on a la chance d’avoir pu réunir tous ces auteurs, c’est comme être rédacteur en chef d’un journal : on n’a pas envie que le journal s’arrête. Même si on se remet en cause, qu’on essaye de ne pas radoter, de ne pas faire la leçon aux jeunes, de ne pas dire : « c’était mieux avant ». A 25 ans j’avais déjà l’impression d’avoir fait le tour de la question et d’être devenu un vieux con. (rire) C’est cyclique. A l’époque, je croyais beaucoup à l’idée selon laquelle il ne faut jamais faire confiance à un plus de 30 ans… que les groupes n’ont qu’un truc à dire et qu’après ils se répètent, se trahissent… que le rock c’est la fulgurance, le premier cri… qu’après on devient cynique… Finalement j’ai survécu. On est obligé de s’accepter.
Dans la préface, tu n’es pas tendre avec la presse musicale française actuelle…
J’ai essayé de trouver des infos claires sur les sites français, et j’en ai trouvé très peu. Et quand j’en trouvais, c’était écrit avec les pieds. Un truc effrayant. Bon, c’est vrai que je suis un peu sévère… Il y a des choses très bien, mais c’est souvent sur des groupes anciens. De mon point de vue d’encyclopédiste, ce que je cherche, je ne le trouve pas facilement sur les sites français. En France, il y a une tradition de la subjectivité, de mettre en avant davantage le commentaire et l’opinion que la stricte vérification des informations et des faits. Ce sont souvent des invectives, des insultes, ou au contraire des enthousiasmes délirants. C’est le côté rock critic qui perdure, et qui me semble surreprésenté, alors que le côté plus modeste et peut-être parfois plus ingrat de ce métier, qui consiste à vraiment fouiller et raconter, est un peu moins développé. Dans Les Inrocks c’est un peu différent, parce que c’est un choix. Vous n’allez pas parler de ce qui intéresse le grand public. Vous amenez vos lecteurs vers vos choix. Les Inrocks n’ont pas vocation à faire des enquêtes journalistiques sur les groupes, d’après moi. D’une certaine façon vous avez « gagné », puisque cette approche est très représentée aujourd’hui.
Ce dictionnaire est-il une critique de la critique musicale ?
Non, pas du tout. Ce livre est une sorte de cathédrale foisonnante. Ce n’est pas une encyclopédie écrite dans un langage de pseudo-initié. C’est un livre écrit dans un langage ouvert à tout le monde. On a essayé d’éviter les anglicismes inutiles, les mots que les gens normaux ne connaissent pas, les allusions ésotériques destinées à un petit milieu… Si c’est ça que tu entends par critique de la critique, alors oui. Mais ce n’est pas le but. Je dirais que c’est un effet collatéral. Je veux aussi m’adresser à ceux qui ne lisent pas la presse musicale.
Tu viens toi-même du journalisme.
Non, j’étais critique, c’est différent. J’étais une sorte de témoin qui avait la chance de pouvoir partager ses passions, ses détestations, et qui voulait convertir les gens, d’une certaine façon. C’était mon rôle : défricher de nouveaux territoires, et donner à écouter de nouvelles choses. Ceux qui ne connaissaient que les Eagles et Genesis, il fallait que je leur fasse écouter Joy Division et New Order. J’avais une sorte de conviction, de foi. Mais j’ai évolué, j’ai changé. J’ai quitté cette phase d’identification. A force, ça devient limitatif. Avec le temps, j’ai reconsidéré mes préjugés et commencé à écouter des trucs de metal… je me suis réconcilié avec le rock californien… j’ai par exemple découvert que Fleetwood Mac, c’était vachement bien… (rire) On ne peut pas juger la jeune personne qu’on a été, mais si je continuais à être comme ça, je serais ridicule. Il y a quelque chose de génial chez Morrissey, qui continue de ruminer ses mêmes obsessions musicales, à faire des chansons qui auraient pu sortir en 1973… Et en même temps c’est une impasse – mais une impasse passionnante.
Comment as-tu choisi les nouveaux artistes à intégrer ?
Certains groupes se sont imposés d’eux-mêmes : les White Stripes, Fleet Foxes, Devendra Banhart… Tous les noms du rock indépendant qui ont fait parlé d’eux, et qui commencent à avoir une œuvre. Et puis il y a des cas marginaux, plus difficiles à trancher, qui ont découlé de discussions avec mes collaborateurs, dont certains sont très persuasifs, comme Vincent Théval. (rire) Sur certains groupes, il y a une part de subjectivité, d’arbitraire, de flair… Il y aussi un critère qui, pour être honnête, n’est pas purement musical. C’est : est-ce que l’histoire est marrante ? Est-ce que ça fait un bon article ? Exemple typique : Rodrigues. C’est un musicien tout à fait émouvant, qui a fait quelques chansons magiques, mais qui pour autant n’est pas Bob Dylan… Mais c’est une histoire tellement incroyable qu’on ne peut pas ne pas le mettre. C’est un livre qui raconte des histoires. C’est un peu Les Mille et Une Nuits du rock. (rire)
Tu parles de subjectivité. Est-ce compatible avec l’idée d’un dictionnaire ?
Le cloisonnement rigide entre le journalisme fait avec le cœur et celui fait avec la tête me semble arbitraire. J’ai toujours aimé lire des critiques qui avaient des arguments. Si on écrit des articles pour faire des blagues, des métaphores culinaires et dire que ceux qui n’aiment pas ça sont des ringards, c’est très limité. Si on fait un article critique qui essaye vraiment de parler au lecteur comme à quelqu’un qui n’est pas de sa bande, ça peut être un équilibre entre la tête et le cœur. On peut être subjectif avec de la distance et du bon sens. La subjectivité n’est pas forcément de l’intolérance.
Comment a été traité le rock français ? Le sujet a l’air délicat.
C’est vachement compliqué… Le problème, c’est qu’il n’y a pas une personne qui est d’accord avec son voisin sur la définition du rock en France. Il y a 15 ans déjà, c’était infernal. On m’avait ouvertement reproché de parler de Johnny Hallyday, alors que d’autres n’auraient pas compris qu’il n’y soit pas. On a un problème de clivage entre le rock et la variété. Ça a toujours été comme ça. Ça remonte aux années 60 et cette espèce de coupure avec les yéyés, avec d’un côté la variété commerciale, qui intégrait quelques éléments de rock, et puis le rock authentique, fait par des gens qui connaissaient vraiment ça en version originale, qui lisaient des articles dessus, qui étaient un peu des puristes et des esthètes de la chose. Ces derniers forment un club extrêmement fermé : Gérard Manset, Bashung, Christophe… Que faire par exemple de Francis Cabrel, qui fait du country rock ? Des gens vont hurler parce que j’ai mis des gens comme Cali, Calogero, Olivia Ruiz… Mais ils viennent tous du rock indépendant, et de ce qu’ils ont lu dans Les Inrocks dans les années 90 ! Ils ont tous été influencés par les Pixies, My Bloody Valentine, Sonic Youth… Après, en effet, ils ont fait ce qu’ils ont fait. Mais on ne peut pas ne pas en parler. Au même titre que des groupes plus underground, comme Diabologum. Il y a quelques groupes de ce genre qui sont très exigeants, et qui ont naturellement leur place aux yeux d’un certain public. Le problème, c’est la question de la cohabitation.
Y a-t-il cette volonté de faire discuter les marges et le maintream ?
C’est toute l’histoire du rock qui est une discussion entre les marges et le mainstream ! Prenons l’exemple de Nirvana : pour Kurt Cobain, avoir un tube mondial avec Smell Like teen Spirit a été un traumatisme. Il a tout fait pour que l’album suivant ne marche pas. Pour lui c’était une sorte de trahison de tous ses idéaux. Et la critique entretient cette vision. Celui qui souffre, qui est névrosé a toujours plus de talent que celui qui a l’air normal, épanouis, qui n’a pas de honte de montrer qu’il a de l’argent… Ça me fait toujours rigoler, parce que les gens ne sont pas là quand Iggy Pop téléphone à son banquier ! (rire) Ce sont des représentations extrêmement conventionnelles de la musique. Dans le rock français, il y a tout et son contraire. Il y a beaucoup d’exclusion et d’ignorance mutuelles.
Tu joues de la musique ? Il existe un mythe sur ceux qui intellectualisent la musique : ils seraient incapables d’en jouer eux-mêmes.
C’est sans doute vrai parfois. Il peut y avoir cette frustration originelle. J’avais moi-même tout un tas de frustrations quand j’ai commencé, notamment sexuelle et amoureuse ! J’avais une sorte de rage, qui me poussait à mettre dans l’écriture ce que je n’arrivais pas à mettre dans le sport ou dans ma vie sexuelle. On se nourrit toujours de ses manques. Mais il y a un truc marrant qui m’est arrivé : il y a quelques années, je me suis a mis à faire de la musique, avec mon fils et des copains… C’est complètement amateur mais c’est une manière de renouveler mon rapport à la musique, même avec ma maladresse et mes compétences extrêmement étroites. Avant ça, je n’avais eu qu’un prof de flamenco quand j’étais gamin, qui ne voulait qu’une chose : draguer ma mère. Le jour où il s’est rendu compte que ça ne marcherait pas, il est parti. (rire)
Est-ce que l’écriture peut se rapprocher du rock ?
Oui, oui, oui. Parce qu’il y a une recherche de fulgurance, d’adrénaline. J’ai écrit de très bons articles quand j’avais 22 ou 23 ans, j’y ai mis des choses que je n’ai jamais retrouvées. Un peu comme un groupe qui fait un seul single et qui ne retrouve pas cet élan par la suite. J’écrivais des articles parfois très verbeux, mais certaines choses que je retrouve quand je me relis, je les trouve excellentes ! De la même façon que certains musiciens réécoutent certaines choses qu’ils ont faites il y a 30 ans et trouvent ça vachement bien. On courre parfois après cette fraicheur. J’ai toujours eu cet élan pour essayer de retrouver l’émotion première. Quand on écoute de la musique pour gagner de l’argent, on peut vite devenir blasé, cynique, enfant gâté… J’ai toujours détesté le côté professionnel.
Quand on écrit sur la musique, il y a toujours cette volonté d’abolir le passé et de se tourner vers la découverte. Mais paradoxalement c’est presque une tradition de penser comme ça.
Oui, c’est très juste. Écrire sur la musique, c’est un truc très difficile, et même aberrant quand on y réfléchit. Soit tu as une formation musicale, soit tu n’en as pas. Dans le premier cas, tu écris des articles de musicologie – et ça concerne 200 personnes en France. En revanche, si tu veux devenir critique de rock, il y a des débouchés, plusieurs approches. Si je me réfère à ce que j’ai connu, j’avais accès à un nombre assez limité de sources, venant surtout de la presse anglaise… Il y avait Nick Kent… Lester Bangs était un nom mythique mais on ne lisait pas ses articles parce qu’ils étaient inaccessibles… En France, il y avait des mecs prestigieux comme Philippe Garnier, qui racontaient des histoires sur les grandes figures de la critique, comme Hunter S. Thompson… Et on sentait que certains se prenaient pour ses gens-là… Ils essayaient de se mettre dans les rails de la beat generation, du journalisme gonzo… Mais j’ai toujours trouvé ça tocard, comme le cinéma doublé. Ils inventaient des personnages qui n’étaient pas eux-mêmes. Ils se mettaient en scène de manière artificielle. Ça, je ne m’en sentais pas capable, j’étais trop réservé et timide. Je n’étais pas rock ‘n’ roll. J’étais complexé de ne pas être cool. Mais j’ai eu la chance de rentrer en résonance avec des groupes qui exprimaient ce même sentiment d’inadéquation, d’arriver après un âge d’or, de regarder des mecs flamboyants, habillé comme des princes, qui avaient des copines sublimes… Nous, à côté, on était de pauvres gars. J’ai donc développé un style qui ressemblait à ça : un style où je m’effaçais, où je mettais en avant une écriture un peu transparente. Une fois on m’a dit que j’écrivais chiant. Mais au fond, j’en suis extrêmement fier ! Je mettais un point d’honneur à écrire chiant. Je voulais mettre en avant les disques et les groupes. Mais c’est aussi une question d’affectation et de style. Quelque part, l’écriture blanche me rapprochait de mon gout pour Flaubert.
Dans ce dictionnaire, on a parfois l’impression que rock et pop sont synonymes.
C’est inévitable. Ce n’est pas un dictionnaire du rock ‘n’ roll. Dans ce cas, il ne ferait que 250 pages. Dans un cadre comme ça, tu es obligé de considérer cet excipient qu’est la pop, dans lequel le rock est né. Les frontières sont beaucoup plus poreuses qu’on ne croit. Pour prendre un exemple un peu tarte à la crème : tout le monde dit que les Stones c’était du rock ‘n’ roll. Mais She’s a Rainbow, We Love You, Dandelion, Lady jane, c’était quoi ? Ce sont des ballades sirupeuses ! Les Stones, ce n’est pas les Stooges. C’est Polnareff qui disait qu’il avait plus d’admiration pour les mélodies des Stones que pour celles des Beatles. Ça peut sembler paradoxal, mais il n’y a pas un seul groupe de rock qui n’ait pas un certain pourcentage de pop. Même Chuck Berry a un côté pop. Le rock – et non pas rock ‘n’ roll – est une invention de la presse contre-culturelle de l’avant-Woodstock. C’est une époque psychédélique, où il existait une culture jeune, où des groupes de toutes sortes ont commencé à entrer dans ce fourre-tout qu’est le rock. Déjà en 68 le mot avait un sens très brumeux.
Et le hip hop dans tout ça ? Il y a quelques noms dans le Dictionnaire.
Pour moi, Public Enemy est un groupe de rock. Les sons, l’impression qu’ils donnaient… Quand ils sont apparus en 87, c’était comme le premier Clash pour moi. La particularité du hip hop, c’est qu’il n’y a pas vraiment de mélodie, c’est basé sur le texte… Beaucoup d’artistes de rock indépendant on une culture hip hop très développée, et inversement.
L’histoire du rock continue-t-elle de s’écrire ?
En 77, on attendait les nouveaux Beatles et ce sont les Sex Pistols qui sont arrivés. C’est très difficile de savoir. L’attente mystique du nouveau phénomène, c’est quelque chose qui varie dans la vie d’un individu. J’ai connu ça quand j’étais jeune, c’est certain. Mais je ne suis pas prophète. Qui aurait pu prévoir l’importance que prendrait internet dans la musique ? On n’arrive même pas à assimiler les nouvelles inventions. Il y a quelque chose de vertigineux. On avait toujours le fantasme, avant, d’avoir accès très vite à la musique. On disait : « imagine, ce serait génial si on pouvait avoir l’album de machin en appuyant sur un bouton ». Maintenant, on peut le faire ! Aujourd’hui, la culture des individus est beaucoup plus développée. On est tous des mutants. La musique n’a plus la même fonction, elle est beaucoup plus décorative. Mais il se joue encore quelque chose sur la musique live. Il y a une prolifération de sons standardisés dans la musique enregistrée. Je ne suis pas impressionné par les fabrications de studio très raffinées. La musique, j’ai toujours attendu que ce soit quelqu’un qui vienne me parler. Aujourd’hui, le problème c’est la communication. On pense tout de suite à comment être diffusé, comment vendre… Ça devient une sorte de création d’entreprise. J’ai eu la chance d’aller à Détroit pour un reportage : il y a des mecs qui font encore de la musique comme il y a 20, 30, 40, 50 ans ! Il y a un esprit qui n’a pas changé. Les mecs font de la musique pour eux et leurs copains : qu’on en parle ou pas, ils s’en foutent. La musique a cette authenticité que j’ai toujours recherchée. J’espère que ce genre de choses pourra renaitre.
Propos recueillis par Maxime de Abreu
Livre Le nouveau dictionnaire du rock (Robert Laffont), deux volumes, 3392 pages, 69€
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