Installations plastiques déguisées en spectacles vivants, conférences, exposition, livre : Michel Jacquelin et Odile Darbelley, théoriciens facétieux et fantaisistes débarquent en Avignon chargés à bloc. Effet de surprise garanti. Entretien.
Il semble que la place de la fiction et son jeu avec le réel vous intéresse particulièrement
MJ : C’est la question du théâtre : on est dans la fiction, quelque chose qui est fabriqué, et, en même temps, on le fait réellement. C’est la relation entre les deux qui m intéresse. Quand on mélange des personnages réels et des personnages fictifs, je trouve intéressant de travailler sur l’écart qui se crée à partir d’un nom. C’est Derrida qui parlait de ça, la « clandestination » par rapport aux homonymes : le sens fonctionne comme un aiguillage entre une personne qui existe et une personne qui n’existe pas. Ou entre deux personnes qui existent. Une fois par exemple, j’ai pris une citation de Sigmund Freud en disant que c’était une citation d’Anna Freud : la citation change de sens. Ce système d’ancrage dans le réel ouvre le jeu : qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux ?
Vous dites que vous ne faites pas vraiment du théâtre, mais est-ce que ce n’est pas ça justement le théâtre, d’avoir cette distance par rapport aux choses ?
MJ : J’avais mis une phrase de Brecht en exergue de Victor Singelshot Scénographe, une installation créée aux Rencontres Internationales de la Photographie d’Arles en 1993, où il disait en gros qu’il fallait que le théâtre aide à voir la vie comme du théâtre. C’est-à-dire qu’une fois qu’on est dehors, on crée aussi une distance par rapport au réel, et on peut l’analyser.
Mais quand je dis qu’on ne fait pas vraiment du théâtre, c’est dans le sens où, effectivement, si on me proposait de faire ce que je fais là dans le champ des arts plastiques, je le ferais volontiers. Le problème, c’est que dans ce champ-là, il n’y a pas de production, ce n’est pas du tout la même économie et il est impossible d’y monter des projets de ce type. C’est vrai aussi qu’on ne monte pas des pièces : ce sont des pièces d’art contemporain qui existent comme des uvres.
Pourquoi pensez-vous que ce serait impossible dans le champ des arts plastiques ? Dans le milieu de la danse contemporaine, il y a de plus en plus de chorégraphes qui se rapprochent des arts plastiques, justement pour trouver d’autres cadres.
MJ : Si une compagnie de danse décide d’utiliser sa subvention pour aller jouer là ou à la Ménagerie de Verre, ce sont des lieux où on est à la recette, au mieux. C’est un investissement. Le système de la commande en arts plastiques est une chose hyper pointue, beaucoup plus qu’une production de théâtre. Il y a excessivement peu de commandes d’ uvres dans le domaine des arts plastiques.
Les expositions que vous montrez à Avignon, sont-elles en lien avec les trois spectacles ?
OD : Complètement, puisqu’on expose les uvres de Duchamp Duchamp et le Fonds Hans K.
MJ : Dans l’exposition Duchamp Duchamp, il y a des objets, des photographies, des éléments de sa collection : un masque Asa Tous ces personnages étant liés dans la fiction, on retrouve cet élément-là dans l’exposition et puis il y a la conférence sur Hans K, un photographe qui a existé mais dont on ne sait rien. On a trouvé 300 plaques dans une brocante. C’était un photographe professionnel qui ne faisait que du portrait sur des plaques d’assez grand format. Je pense que c’était pendant l’entre-deux guerres ou peut-être aux alentours de la guerre de 14, avec une technique qui était déjà relativement archaïque pour l’époque. On a imaginé que c’était Duchamp Duchamp qui l’avait découvert et il en fait une conférence inaugurale sur une table, à 3 m 50 de haut. Puis, il y a une sorte de colloque sur Hans. K. avec une conférence de Mona Huri, critique d’art pour le magazine L’étoile de Jukkasjärvi et A. Pophtegme, qui est l’artiste du Dispositif .
Mais alors, qui existe parmi tous ces personnages ?
OD : Nous!
MJ : Marcel Duchamp existe, Emmanuel Swedenborg a existé (mais pas le professeur !) au XVIIè siècle. C’était un contemporain de Kant, un scientifique et un philosophe qui, un jour, a eu des visions mystiques. Les spéculations sur le sexe des anges et sur le devenir de l’amour conjugal dans l’au-delà, c’est lui. Il y a une église swedenborgienne en Suède qui existe encore, mais le professeur Swedenborg, non ! Il y a un texte de Kant dans lequel il casse les théories de Swedenborg ; à l’époque, on était dans le rationalisme triomphant.
Et le milieu des arts plastiques, les artistes qui ont la cote en ce moment, vous en pensez quoi ?
MJ : Il y a un artiste que j’aime beaucoup, c’est Wim Delvoye, un belge, qui a fait dernièrement une machine à qui on donne à manger et qui fait caca. Il avait aussi tatoué un cochon avec Hell’s Angels, une bétonneuse en bois qui avait été réalisée au Sri-Lanka, entièrement sculptée comme ils font là-bas. J’aime bien son humour. Après, Fabrice Hybert, je le supporte assez mal. On fait des fiches par artiste dans nos conférences et ce n’est pas facile avec lui parce qu’il a un discours très bétonné et qui est, du coup, difficile à démonter. Il a une espèce de naïveté dans la relation aux choses, sur les arbres fruitiers’
Comment voyez-vous le trajet de l’art contemporain ?
MJ : Je crois qu’aujourd’hui il n’y a plus de trajet aussi simple qu’avant ; les choses s’éclatent dans des individualités. C’est vrai qu’il y a une espèce de nostalgie des époques où il y avait des semblants de regroupements, de catégories, où il y avait l’idée des avant-gardes. Ce qui est intéressant dans le travail de Delvoye ? le fonds du discours conceptuel, c’est quand même d’un formalisme auto-référencé, c’est l’art pour l’art ? c’est qu’il fait des choses qui viennent modifier et parler de la réalité des choses, même si c’est du caca ! Alors que je trouve la tentative de Fabrice Hybert beaucoup moins convaincante, une relation de marketing en fait. C’est pour ça qu’il se fait attaquer, alors que sur le fond, il doit avoir raison. Il y a quelqu’un d’autre que j’aime bien, c’est Pierrick Sorin. Sa vidéo sur les six projets pour Rennes est absolument savoureuse. Par exemple, le fait qu’on fasse manger Art-Press par un Asa n’est pas complètement un hasard ! J’ai vraiment beaucoup de mal avec Art-Press, c’est un écran de fumée : il n’y a pas énormément de contenu. Une fois qu’on est allé au-delà de la difficulté de l’organisation des mots, des phrases et du jargon, de la non-rigueur du propos, c’est le prototype du discours qui tourne sur lui-même.
Ce qui pipe complètement les dés dans les arts plastiques, c’est que les critiques sont à la fois commissaires d’expositions, ce sont de tout petits réseaux de reconnaissance où il faut avoir le critique qui monte, la galerie qui marche et la Biennale de Venise En gros’
Et l’esthétique relationnelle, concept issu d’un critique, vous en pensez quoi ?
MJ : Quand Wim Delvoye fait construire un camion par des Sri-Lankais, il est dans le relationnel, il interroge les rapports Nord-Sud. La nouveauté, c’est peut-être de se rendre compte que c’est nécessaire. Le marché de l’art étant fragile et versatile, il y a un certain nombre d’artistes qui se sont financièrement cassés la gueule au moment de la Guerre du Golfe. Le relationnel, ça passe effectivement par des deniers publics, ça permet de retrouver des biais de commande, les choses ne sont pas complètement innocentes.
C’est une façon de tourner le problème de la commande : on ne va pas faire une commande pour faire un bel objet dans la ville, on va faire une commande pour faire des choses avec les gens des villes, pour créer, et c’est dans la lignée des projets de villes, pour calmer les cités. L’art rédempteur !