Installations plastiques déguisées en spectacles vivants, conférences, exposition, livre : Michel Jacquelin et Odile Darbelley, théoriciens facétieux et fantaisistes, débarquent en Avignon chargés à bloc. Effet de surprise garanti.
Le réel vous ennuie, vous semble incomplet, insatisfaisant, mal contourné, peu loquace et trop coriace ? Fictionnez donc, alors, ou devenez « affictionados » des pièces d’art contemporain de Michel Jacquelin et Odile Darbelley, échoués au théâtre par hasard. Mais, comme ils le disent dans leur dernier opus, Dispositif expérimental pour une visite chez les Asa, chasseurs de météores : « Entre Asa et hasard il n’y a que l’art en plus. » Boutade qu’ils placent judicieusement dans la bouche du personnage Duchamp Duchamp, lequel était fine bouche et déclarait : « L’art, c’est consommer mentalement et se délecter physiquement (l’expérience de la recette). » Voilà qui correspond bien à l’expérience à laquelle nous sommes conviés depuis quelques années, dans des lieux plus confidentiels que ceux où nous les retrouvons ces jours prochains, au Festival d’Avignon et au Festival d’automne.
Si l’on s’en tient à l’imagerie culinaire, disons d’emblée qu’ils préfèrent les tablées de dimension modeste aux banquets surnuméraires. Autrement dit, leurs dispositifs scéniques sont conçus pour des jauges réduites, une cinquantaine de spectateurs en moyenne. Quant à ce qui s’y passe in situ, ça tient du théâtre, de la conférence, des arts plastiques, de l’usage effréné du calembour envisagé comme accélérateur d’imaginaire, du frottement lumineux entre réel et fiction entretenu avec soin jusqu’à son point d’incandescence maximale : l’art… pour aller vite. Certes, ils se font de l’art une conception bien particulière, développée dans La Chambre du professeur Swedenborg par un personnage : « Post-restant : ce qui reste après, qui sait subsister d’un ensemble dans l’espace et le temps, après la disparition des autres éléments de cet ensemble. (…) Je suis le premier artiste post-restant et voici le premier principe post-restant : il est inutile de produire des uvres. Il suffit de les raconter à quelques personnes qui les racontent à d’autres… Alors la chose existe plus que si elle était faite, stockée, exposée. Elle existe plus parce qu’elle reste vivante. »
La singularité de cette séduisante conception tient à leurs parcours atypiques : Odile Darbelley est certes comédienne tandis que Michel Jacquelin est plasticien et photographe (il a publié et exposé des photographies de spectacles de Tadeusz Kantor et Claude Régy). Ils ont commencé par unir leurs talents de théoriciens facétieux en collaborant avec la revue Théâtre/Public où ils analysaient les relations entre image et spectacle dans leur chronique Arrêt sur images, et ont fini par se lancer sur scène en 1993 avec une installation qui confrontait la photographie et le théâtre : Victor Singelshot scénographe. Ont suivi les trois pièces présentées à Avignon : Vvert Célacon, La Chambre du professeur Swedenborg et Dispositif expérimental pour une visite chez les Asa, chasseurs de météores, auxquelles il faut ajouter les conférences de Hans K., de Mona Hurri et d’A. Pophtegme, ainsi que l’exposition rétrospective de l’ uvre de Duchamp Duchamp, Les Bas Morceaux de l’odalisque… et la parutionchez Actes Sud Papiers de leur livre, Un lièvre qui a des ailes est un autre animal.
Un programme chargé, hybride, bien à leur image ; mais la cohérence de l’ensemble est indiscutable, tant les ramifications thèmes, personnages, dispositifs qui relient chaque partie s’irriguent à la même source : le désir de mettre à nu le réel par son dispositif même, pour paraphraser Marcel Duchamp ; une machine à produire des histoires, ce qu’en d’autres termes on appelle encore fiction. A leur propos, on est tenté de dire que la théorie mène à tout, y compris à la pratique. Lorsque Michel Jacquelin présenta sa thèse sur son travail en photographie, Le Thesaurus Index Photographicus, il s’agissait déjà « d’une encyclopédie fictive de la photographie, laquelle génère de la fiction car c’est a priori quelque chose qui a un fort pouvoir d’impression de réel. Les personnages fictifs du professeur Swedenborg ou de Duchamp Duchamp étaient déjà dans ma thèse. Pour qu’une fiction fonctionne, elle doit être ancrée dans la réalité. C’est la question du théâtre : à la fois, on est dans la fiction, quelque chose qui est fabriqué, et on le fait réellement. Ensuite, lorsqu’on mêle des personnages réels et des personnages fictifs, je trouve intéressant de travailler sur l’écart qui se crée à partir d’un nom. Jacques Derrida parle de ça, de la clandestination par rapport aux homonymes : le sens agit comme un aiguillage entre une personne qui existe et une autre qui n’existe pas. » Et puis l’écart, le jeu produit par cet écart, s’appelle encore distance, et la moindre des boutades (qu’ils se lancent eux-mêmes dans Dispositif…) qu’on puisse leur faire est de les taxer de brechtiens. Ce qu’ils approuvent, au-delà de la boutade, dans la mesure où Brecht considérait que « le théâtre aide à voir la vie comme du théâtre, c’est-à-dire qu’une fois sorti de la salle, on peut créer aussi une distance par rapport au réel et l’analyser ».
Pour que l’ensemble tienne, il n’y a pas de secret, il y faut un liant : ils ont choisi l’humour, la loufoquerie et la fantaisie qu’ils pratiquent l’air de ne pas y toucher pour que l’effet de surprise soit à son maximum. Exemples glanés : dans La Chambre du professeur Swedenborg, public et personnages partagent le même espace, un carré de 6 mètres de côté, « car, comme disait le Professeur, pour travailler il faut s’y mettre ». Ou encore, le titre de Vvert Célacon est une mise en équation de l’ uvre de Marcel Duchamp, Rrose Sélavy. « En effet, étant donné que Rrose Sélavy, par là même Vvert Célacon (ou si vous préférez si « rose c’est le vit, vert c’est le con »). Si on le prononce avec l’accent anglais (where ? c’est là, con !) il prend, à ce qu’il paraît, tout son sel… » Il est vrai qu’on les imagine assez peu enclins à se mettre au régime sans sel. Ça tombe bien, nous non plus.
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Vvert Célacon, La Chambre du professeur Swedenborg, Dispositif expérimental…, les conférences de Hans K, de Mona Hurri et d’A. Pophtegme, et l’exposition Les Bas Morceaux de l’odalisque, du 10 au 27 juillet à l’église des Célestins, Festival d’Avignon. Tél. 04.90.14.14.14.
Dispositif expérimental…, Théâtre de la Cité internationale, Festival d’automne, du 4 au 26 octobre à Paris. Tél. 01.43.13.50.50.