Jaillissant d’un courant qui charrie tout et n’importe quoi, un groupe d’Américains et un chanteur anglais rénovent avec magnificence la soul-music : en fureur hurlante avec Alabama Shakes, en douceur rétro chez Michael Kiwanuka. Critique et écoute.
Il suffit de jeter un coup d’œil aux charts des dernières années pour constater l’ampleur du mouvement. En se hissant au sommet des ventes, Aloe Blacc, Raphael Saadiq, Mayer Hawthorne, Plan B ou Cee Lo Green ont replacé la soul au cœur de la cartographie musicale mondiale. Après des années marquées par l’electro et les samples de feulements ou breaks empruntés à la soul, on est ainsi revenu à la maison mère, à l’authenticité, voire au rétrovisionnage. On préfère soudain Otis Redding et Aretha Franklin à l’autotune et au vocoder.
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Un phénomène qu’on doit probablement autant au carton d’Amy Winehouse, qui a ouvert grandes les portes à tous ces heureux successeurs, qu’aux penchants naturels de l’homme pour le revival, la nostalgie et “le c’était mieux avant”. C’est le prix des crises et des avenirs flous : on se replie sur ce qui a fait ses preuves. Devant l’ampleur du mouvement, les programmes de téléréalité ne cherchent aujourd’hui plus de nouvelle star mais partent en quête de the voice. La plus grande vendeuse de l’année dernière, Adele, connaît moins les dance-floors que les disques d’Etta James. Et Barack Obama himself participait il y a quelques semaines à cette belle entreprise de réhabilitation en fredonnant quelques lignes du Let’s Stay Together d’Al Green lors d’un meeting à New York.
Les représentants pullulent tant et si bien que certains rejetons proposent désormais une vision aseptisée du genre (Ben l’Oncle Soul, Duffy…). D’autres heureusement sont là pour assurer la vraie relève, celle qui préfère l’ivresse au flacon marketing et sait parfaitement éviter l’écueil des soul pleureurs. Quand l’Anglais Michael Kiwanuka joue avec grande classe la carte du rétro, les Américains d’Alabama Shakes dégainent celle de l’électricité. Tous deux publient ce printemps deux éblouissants premiers albums, peuplés de ballades à l’ancienne et de morceaux fébriles. Présentations.
Michael Kiwanuka, un fils d’Otis Redding
C’est l’histoire d’une abeille qui vit sur une île et d’un jeune musicien originaire de Londres. L’abeille s’appelle en réalité Paul Butler. Sur l’île de Wight, où il habite, le musicien a agencé The Bees, une formation anglaise dotée d’une belle poignée de disques de pop aventureuse, hippie et rétro. Le jeune Londonien se nomme Michael Kiwanuka : il n’a même pas un quart de siècle et a grandi dans la banlieue nord de la capitale, élevé par des parents ougandais. Comme beaucoup de ses amis, il y a développé deux passions : la première pour l’équipe de football Tottenham Hotspur, la seconde pour la guitare. “A la maison, il y avait peu de musique car le tourne-disques était cassé. On avait une ou deux cassettes, et la radio de ma mère. C’est elle qui a économisé pour m’offrir une guitare pour mes 12 ans. Ça a été une révélation : je me suis inscrit à tous les cours de musique de l’école, j’ai joué avec des tas de gens, participé à des tas de groupes. Rien d’autre ne m’intéressait vraiment.” Quelques années plus tard, un ami offre à Kiwanuka deux disques qui vont changer sa vie : The Freewheelin’ Bob Dylan et une compilation soul distribuée avec un magazine de musique. Le choc est si grand pour le jeune homme qu’il décide de cesser fissa les collaborations et de se lancer en solitaire. “J’ai compris qu’on pouvait faire des miracles en racontant des histoires très personnelles, qu’on pouvait toucher les autres en parlant de soi. J’ai eu envie d’essayer à mon tour, c’était presque un défi.” Il compose alors ses premières chansons, donne quelques concerts dans le quartier d’Hackney.
Il y a quelques trimestres, l’abeille découvre le chanteur : séduit, Butler propose à Kiwanuka de venir le rejoindre dans sa cave de l’île de Wight, où il produira ses chansons. “J’aimais le son des disques des Bees et nous avons rapidement sympathisé. Paul m’a fait découvrir des vieux instruments analogiques, il m’a prêté des disques de Sun Ra ou des Flamingos. Nous étions sur la même longueur d’onde.”
Les deux musiciens partageant le même amour pour les productions et les instruments vintage (orgue Hammond, Fender Rhodes…), le premier album de Kiwanuka regorge de ballades écrites et réalisées à l’ancienne, que le Londonien chante comme un jeune Bill Withers, un fils d’Otis Redding (Any Day Will Do Fine, I’m Getting Ready). Surtout, on découvre, dès le premier titre de l’album, un de ces morceaux après lesquels les collectionneurs peuvent courir toute une vie, écumant les rayons des disquaires, épluchant les pages de la presse spécialisée. Intitulée Tell Me a Tale, la chose conjugue le groove enivrant du Dear Mister Fantasy de Traffic, l’hédonisme soul de Curtis Mayfield et la sensualité de Van Morrison. Ce n’est pas un morceau, c’est un classique. “Je ne suis pas passéiste, je suis très heureux de vivre aujourd’hui, mais je ressens le besoin de revenir à cette production. L’autotune, tellement à la mode, c’est laid, pas humain… J’envisage la musique comme j’envisage les gens. C’est impossible de se lier d’amitié avec une personne qui passe son temps à mentir, à dissimuler ce qu’elle est réellement. Quand on tombe amoureux de quelqu’un, c’est pour tout ce qu’il représente, ses bons aspects comme ses défauts. On ne tombe pas amoureux d’une personne en couverture de FHM. Ce doit être la même chose pour la musique, elle doit être organique, vivante, incarnée.”
Johanna Seban
Alabama Shakes, les enfants de Creedence et d’Aretha Franklin
Même approche vintage, mais avec nettement plus de nerfs et de tension, dans la soul furibonde et habitée des Américains Alabama Shakes. Au départ, ils s’appelaient The Shakes tout simplement, d’après le verbe “to shake”, que l’on pourrait ici traduire par “remuer son popotin et faire la joie au slip”. Devenus Alabama Shakes, ils continuent à faire de la musique de danse, païenne et chienne. “De la vraie dance-music, avec un rythme branché directement sur le cœur, ricane leur guitariste Heath Fogg. La preuve : il y a même des slows.”
Il y a des slows mais ils ressemblent à ces faux calmes entre deux tornades sur le fantastique premier album des Américains, qui terrorisent la soul-music au Teaser, aux électrochocs. Un vrai fantasme de musique du Sud, gumbo épicé et dessalé où s’entrechoquent les mélodies crâneuses des jeunes Kings Of Leon, le rhythm’n’blues primitif et débraillé de Little Richard ou le rock traînant de Creedence Clearwater Revival. On dirait le Sud, et c’est l’Alabama, Athens précisément, bourgade rurale située à une virée de pick-up d’une Mecque de la musique agitée et fiévreuse : Muscle Shoals. C’est là, dans des studios aujourd’hui transformés en musée, que s’écrivirent quelques-unes des pages les plus torrides et fertiles de la soul. Un lupanar où le rock, de Dylan aux Black Keys, est lui aussi venu se dévergonder.
“On y passait sans remarquer les studios, sans savoir que tant d’albums fondamentaux y ont été enregistrés, s’étonne Fogg… C’est ensuite devenu un motif de fierté, ça veut quand même dire que les Rolling Stones ou Aretha Franklin ont traîné dans notre petit coin d’Alabama. Beaucoup de groupes ont tenté de marier la soul et le rock. Mais ils avaient juste oublié le principal ingrédient de toutes ces musiques : la vieille country.”
Orchestre de balloche qui reprenait pendant des heures aussi bien AC/DC que James Brown ou Otis Redding, les Alabama Shakes auraient pu ne jamais quitter les rades de bords d’highways de l’Alabama, mais le hobby a fini par les habiter jusqu’à devenir une obsession pour laquelle, dès 2009, ils ont tout sacrifié : études, familles, amours. Mais les ambitions restaient modestes, régionales, jusqu’au jour où leur musique, portée par le net, leur échappa.
Brittany Howard, chanteuse aussi exubérante sur scène que timide dans le civil, se souvient : “Pendant des années, j’étais invisible, je distribuais les journaux au porte-à-porte… C’est bizarre d’être considérée comme une vraie chanteuse. La première fois que j’ai vu le public chanter mes paroles en concert, j’ai pleuré.” Heath Fogg, qui commença la musique en usant les riffs de Nirvana ou des Stooges, enchaîne : “Avant Alabama Shakes, je n’avais jamais quitté mon pays. La musique me servait à m’évader du quotidien, de l’ennui, du stress, du désœuvrement… Là, je voyage partout, c’est irréel. On a du mal à piger ce qui nous arrive.”
S’il ne contrôle pas encore son environnement, le groupe est, soniquement, très en avance. De ses années de bal, il a retenu un sens aigu de l’efficacité, de l’immédiateté, de la versatilité, mais en les mettant strictement au service d’une écriture rugueuse, fulgurante, qui accepte les incidents, les maladresses, les cahots du live : le son a beau être chaud, plein, dense, il reste fondamentalement éraflé, analogique, crasseux sous les ongles. La voix de Brittany est ainsi un monstre que personne ne veut dompter, encager : elle joue des coudes, tabasse autant qu’elle caresse, en roue libre. La chanteuse, qui a débuté à l’église et transporte aujourd’hui des démons dans sa culotte, ne veut surtout pas savoir d’où remonte ce feulement. Elle avoue juste que ce hurlement a des raisons pragmatiques : dans le local de répétition, il lui fallait couvrir les amplis et la batterie. “Je ne travaille pas ma voix, elle a toujours été là. Mais pendant des années, elle était bridée par la timidité.”
Sur scène, Brittany devient maîtresse femme, dompteuse de tempêtes : une vraie soul sista aux cordes vocales tendues (comme un arc ou un string, c’est selon) dont les airs angéliques cachent une bombe à retardement. “J’ai toujours été à cran, une vraie tête brûlée. J’ai récemment présenté mes excuses à mes parents pour les avoir à ce point martyrisés.” Virée de l’école, chanteuse punk, fan de Bowie, elle a ainsi fait les quatre cents coups, jouant avec la poudre – et pas seulement d’escampette. “Je m’amusais à provoquer des explosions, boum !” Elle continue : soul, southern- rock ou r’n’b en font aujourd’hui les frais, la dynamite accrochée à la ceinture – qui n’est pas de chasteté.
Alabama Shakes et Michael Kiwanuka viennent d’ailleurs d’opérer un premier rapprochement en partageant une scène lors du festival texan South By South West. Visiblement, la performance de l’Anglais n’est pas tombée dans l’oreille d’une sourde. Brittany Howard : “Michael est un vrai trésor. Il y a bien longtemps que je n’avais pas été autant happée lors d’un concert. Une pure écriture, familière et réconfortante…” Même si ce n’est pas à l’ordre du jour, on rêve déjà d’un duo : voix de papier de verre de l’une contre voix de parchemin de l’autre. On va créer une pétition sur Facebook.
JD Beauvallet
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