En 2005, alors que Michael Jackson comparaissait devant la justice, Les Inrocks consacraient leur couve au “King of Pop”. L’occasion de dérouler en long et en large le fil de sa carrière et de prendre la mesure de la légende titanesque de ce génie devenu icône de la pop.
Le 20 novembre 2003, le bureau du shérif de Santa Barbara enregistre à l’encontre de Michael Jackson une plainte pour actes pédophiles. L’accusation porte sur le témoignage de Gavin, 13 ans au moment des faits, qui aurait été victime de la convoitise sexuelle du chanteur lors de fréquents séjours effectués entre 2000 et 2003 à Neverland, le ranch que possède la star au nord de Los Angeles. Les faits reprochés comprennent des attouchements sur mineurs, allant jusqu’à la masturbation, l’incitation à consommer de l’alcool, à regarder des images pornographiques, et la séquestration. Pour ces différents délits l’accusé encourt une peine de vingt ans de prison. Sur la photo qui accompagne sa fiche anthropométrique (voir page 28), Jackson ressemble à un grand brûlé. Les traits comme ravagés par l’explosion d’une bombe aérosol. Signe prémonitoire ? En 1984, lors du tournage d’un spot publicitaire pour Pepsi, un flash au magnésium avait enflammé les cheveux du chanteur. Il s’en était sorti alors avec quelques cloques (et un chèque d’un million et demi de dollars). Le procès qui s’ouvre ces jours-ci ne devrait pourtant pas tenir compte des risques encourus à s’exposer aux feux de la rampe. Mais peut-il vraiment ignorer les dangers à les avoir connus trop tôt ? Ce visage, étrangement laminé, “déstructuré” disent les experts en chirurgie plastique, convoque une autre image : celle de Joseph Jackson. La plus convenue des hypothèses psychiatriques étant que cette maltraitance faciale, que s’inflige Michael Jackson depuis maintenant une trentaine d’années, renvoie à celle que lui fit subir ce père tyrannique dans sa jeunesse.
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La guitare magique des apprentis sorciers
En comparant la photo du prévenu à celles de ses débuts d’artiste, on mesure en effet le zèle employé à effacer toute ressemblance avec ce père, si dénué de tendresse envers lui-même, comme envers ses enfants, qu’il leur interdisait de l’appeler “papa”. Face à cette photo, on en viendrait presque à croire que Michael a retourné la lame du parricide contre lui-même. Mais avant de savoir ce qu’il a pu subir enfant, il suffit de jeter un oeil sur n’importe quel portrait de Joseph pour deviner ce que cet homme inspirait à ses gosses. De cette figure aux yeux brûlants comme la glace, aux mâchoires intraitables, émane une indéniable aura de violence. Pour un gamin, soutenir ce regard devait être une épreuve. Entendre la voix du père, un traumatisme. Et à l’évidence, cette présence menaçante hante encore si fort l’esprit de Michael que ce dernier, devenu adulte, aura cherché à se créer un monde digne de Walt Disney pour la rendre moins insupportable. Dans L’Apprenti sorcier, c’est au moment même où Mickey est pris en flagrant délit par son maître, à qui il a emprunté ce balai aux pouvoirs peu dociles, que tous les enfants du monde comprennent le danger de vouloir grandir trop vite. Les sourcils touffus du magicien s’incurvent, ses yeux lancent des éclairs. Mickey rentre les épaules et tente un sourire penaud qui demande l’indulgence… Dans la petite maison de la famille Jackson, à Gary, Indiana, il y avait aussi un balai magique : une guitare électrique rouge dont Joseph jouait le soir en rentrant du boulot et chaque week-end avec son groupe amateur de rhythm’n’blues, The Falcons. Un jour, Tito, le second des fils Jackson, ose l’impensable. Il sort la guitare de son étui et se met à jouer. Ses frères écarquillent les yeux. Les sons doux qui s’échappent de l’instrument sont si étrangers à l’autorité que fait régner son propriétaire. Tito en est à ce point étonné qu’il casse une corde. Horreur. Barbe-Bleue rentre dans trois quarts d’heure et le délit est bien trop flagrant pour passer inaperçu. Un vent de panique souffle sur la fratrie qui s’éparpille déjà comme un cheptel de brebis noires sur lequel gronde un orage d’été. C’est là que le conte déraille complètement. En toute logique le père aurait dû faire subir un châtiment exemplaire. Hurler sa colère, brandir son bâton, faire bleuir la peau brune des petites fesses crispées par la trouille et laisser l’empreinte de sa large main gravée sur la joue de ses gosses, déjà marbrée de honte. Et peut-être aurait-il mieux valu pour la suite de l’histoire qu’il en fût ainsi.
L’ogre avait neuf enfants
Mais voilà… Joseph Jackson avait lui aussi des comptes à rendre à un ogre encore plus féroce que lui-même : l’Amérique. Un ogre qui le retenait prisonnier dans sa caverne, lui et ses aïeux, depuis quatre cents ans. Qui le forçait à des travaux pénibles et le payait à coups de fouets. Après un certain temps, la peau de ses captifs devenue insensible à force d’être fouettée, l’Amérique décida de changer de traitement ; et d’alterner le fouet et la pommade. Dans les années 1950, le fouet s’appelait l’usine et la pommade, le salaire. Certains appellent ça “le rêve américain”. Joseph travaille dans le coeur incandescent du monstre. Il est grutier dans l’un des hauts fourneaux de l’US Steel, la compagnie nationale d’acier. Ses feux de la rampe à lui. Côtoyer ainsi des fours chauffés à 900 degrés finit par lui donner la dureté du métal. Le soir, plus ardent qu’une braise, aussi ferme qu’une barre de fer, il rentre à la maison et fait un enfant à sa femme. Il en aura neuf. Trois filles. Six garçons. Ses seuls instants de répit, il les consacre à cette musique qui, par miracle, transforme depuis toujours les gens comme lui, coriaces au point qu’on les croirait sans coeur, en de savantes abeilles faisant couler le miel de la consolation. L’Amérique aime ce miel musical que produisent ses ouvriers hors des heures de travail. Il lui ôte l’amertume de la bouche, adoucit son tempérament, lui fait croire que finalement elle n’est pas si méchante fille qu’on veut bien le dire. Sinon comment une chose aussi délectable serait-elle possible sous son toit ? Le soir où Joe rentre à la maison et découvre que Tito et ses frères ont désobéi, une idée lui traverse l’esprit juste avant qu’il ne lève le poing. Il sait que de tout temps les meilleures abeilles ont pu échapper à l’usine et aux champs de coton. Qu’elles ont même été grassement payées pour produire du miel. Pour lui, hélas, il est déjà trop tard. Mais pour ses enfants… Avoir osé enfreindre sa loi et toucher sa guitare lui fournit le prétexte rêvé. Il se met alors à leur faire travailler la musique et la danse, les soumet à une discipline de fer comparable à celle qu’il endure au boulot. Il y consacre toute son énergie. Et s’il n’y avait que cela… Mais il faut qu’il y déverse aussi une rage ancienne, accumulée au fil des années. Quelque chose de terrible, de monstrueux, quelque chose dont il a hérité de son propre père, qui lui-même le tenait du sien, comme un torrent d’émotions sauvages qui n’a cessé de grossir, de gagneren furie, génération après génération. Et qui surgit à travers lui avec une pression inhumaine…
Loin du pays des merveilles
“Il nous faisait répéter jusque très tard le soir. Il se tenait assis devant nous, une ceinture à la main. Un pas de danse raté et c’était un coup de ceinture. Quand ce n’était pas avec la ceinture, c’était avec du fil électrique qu’il nous fouettait. Ou alors il nous jetait contre le mur aussi fort qu’il le pouvait. J’entends encore ma mère lui crier… “Joe, arrête, tu vas le tuer !” Lorsqu’il évoque cette époque de sa vie dans le film documentaire réalisé par Channel Four, Living with Michael Jackson, la voix du chanteur est celle de l’enfant de 3 ans qu’il était au moment des faits. “Je crois qu’il n’a jamais réalisé à quel point nous avions peur de lui. Tellement peur que l’on en vomissait en entendant son pas dans l’entrée…” Dans Le Tambour, Günter Grass raconte l’histoire d’Oskar, 3 ans, qui, pour ne plus grandir, chute volontairement dans l’escalier. Miracle ! En jouant du tambour, Oskar parvient à transformer une parade nazie en démonstration de charleston. Dans le salon des Jackson, la tête de Michael s’écrase contre le mur, et quelque chose en lui cesse de grandir. De l’écorce du petit garçon brisé, un ange commence à extirper ses ailes. Désormais, il va chanter et danser du mieux qu’il peut pour maintenir l’ogre à distance. Tous les dimanches, sa mère Katherine l’emmène lui, ses frères et soeurs, à l’église, là où toute piété est tournée vers le… Père Eternel. Michael se dit que si l’on chante autant à l’église c’est forcément pour empêcher cet ogre, invisible celui-là,mais qui inspire à tous une peur plus grande encore, de se mettre en colère. Lorsqu’on écoute attentivement les premiers morceaux des Jackson 5 – I Want You back, A.B.C., Mama’s Pearl –, on se rend vite compte qu’il y a là quelque chose de disproportionné. La voix de Michael est bien trop intense, bien trop assurée pour son âge. Il lui a fallu forcément investir une passion, une énergie sans rapport avec la vie d’un enfant de 8 ans pour parvenir à dominer cette monstrueuse machine à rythmes qui rugit derrière et que l’on appelle le Motown Sound. Qui pouvait alors deviner que derrière les sourires d’ange, les adorables entrechats, sous les costumes chatoyants et les prestations télévisées impeccables, l’instinct de survie d’un enfantsoldat maintenu au front depuis les couches était à l’oeuvre ? Depuis toujours, il a fallu qu’il se surpasse, qu’il touche à la perfection. Mais comment être parfait alors que votre croissance n’est même pas achevée ? N’y a-t-il pas là une forme d’abus sur mineur, plus légale,mais tout aussi destructrice ?
La ténacité du petit poucet
Les premiers disques des “5” furent tous des numéros 1, mieux qu’Elvis et les Beatles réunis. En avril 1971, le magazine Rolling Stone tentait timidement de jeter le doute en titrant : “Pourquoi ce gosse est-il encore debout alors que le marchand de sable est passé depuis longtemps ?” Aujourd’hui où tout finit de déraper, il lui faudrait titrer : “Voilà ce qui arrive à ceux qui ont eu une carrière mais n’ont pas eu de vie…” Qu’un gosse ait pu fêter son sixième disque d’or alors qu’il n’avait pas encore perdu toutes ses dents de lait ne pouvait pourtant indigner sérieusement ce pays qui fabrique, et vend, avec le même bon droit désinvolte, des voitures, des Smith & Wesson et de l’innocence en berlingots. La pression sur les épaules de ces gosses avait quelque chose d’exorbitant. Dans Moonwalk, son autobiographie, Michael raconte comment il lui fallait coûte que coûte monter sur scène le soir, alors qu’il était resté au lit toute la journée car trop malade. Aussi la cohésion musicale des Jackson 5 est telle qu’il ne pouvait s’agir de la seule conséquence d’un travail acharné. Il fallait qu’une autre vertu, très souvent mise en scène dans les contes de fées, vienne au secours de la fratrie : la solidarité. Le Petit Poucet sauve sa vie et celle de ses frères en semant ses petits cailloux blancs dans la forêt où rôdent les loups, où chasse l’ogre. Et dès les premiers disques, cette sidérante unité renvoie à la peur qu’ils ont dû partager dans leur chambre à Gary, qu’il leur a fallu dominer ensemble. Sous la parfaite harmonie de leurs chants, Jackie, Tito, Jermaine, Marlon et Michael se jurent secrètement assistance et fidélité. Ce serment va tenir longtemps. En 1980, les Jacksons, qui ont abandonné le Five depuis le départ de Jermaine (remplacé par Randy le benjamin), sortent leur meilleur album. Il s’intitule Triumph et c’en est un. Mais à quel prix ? “Il y avait un jardin en face des studios Motown à Detroit, et je me rappelle regarder les enfants jouer. Je les regardais et je cachais mon visage pour pleurer en me disant qu’il ne pouvait y avoir de plus belle chose au monde que cette liberté. Plus que tout, je voulais moi aussi jouer au milieu d’eux…” Michael évoque ce souvenir douloureux dans son ranch de Neverland, qui est aussi un parc d’attractions où chaque jour des enfants viennent jouer. Evidemment le mot “attraction” s’est affublé depuis d’une connotation un peu sordide. On ne peut s’empêcher d’entendre le mot dans le sens de “séduction”, ni de voir dans les jolis manèges la sournoise mécanique du piège. L’un des délits pour lesquels Michael est aujourd’hui amené à comparaître est celui de séquestration. Les parents de Gavin l’accusent d’avoir séquestré leur enfant, de lui avoir fait consommer de l’alcool avant d’abuser de lui. Dans Hansel et Gretel, les frères Grimm racontent comment une sorcière attire les enfants égarés dans sa maison dont le toit est en biscuit et les murs en pain d’épices. Elle fera de Gretel sa servante et enfermera Hansel dans le poulailler, le nourrissant, pour qu’une fois gras et dodu elle puisse le manger. Mais le petit Hansel est malin. Il profite de la vue basse de la méchante et lui donne chaque jour à tâter l’os d’un poulet à la place de son doigt, retardant ainsi le moment fatidique…
Dans la maison en pain d’épices
Pour un petit Afro-Américain des années 60, la Tamla Motown était comme une maison en pain d’épices. Qui, une fois à l’intérieur, ressemblait fort à une prison. Son gardien n’était pas une sorcière mais un ogre, encore un, Berry Gordy. Comme Joseph Jackson, Gordy avait connu le labeur éreintant en usine. Il avait travaillé sur une chaîne de montage chez Ford, puis s’était essayé à la boxe professionnelle, avant d’appliquer les cadences de l’une et la farouche énergie indispensable à la pratique de l’autre pour gérer son label. Quand les cinq enfants Jackson débarquent à Detroit, la Motown, bien qu’en pleine mutation, conserve une forte identité sonore et surtout des méthodes de travail éprouvées et éprouvantes. Motown, ce n’est pas seulement un son qui rénove toute l’histoire de la soul, c’est aussi une école où l’on apprend aux artistes débutants à danser, à s’habiller, à marcher, à répondre aux questions des journalistes, à se tenir à table. C’est le syndrome My Fair Lady appliqué à des gosses de couleur et surinvestis de la revanche sociale de leurs parents. La fin des années 60 constitue un tournant puisque les droits civiques sont en train de triompher et que le joug de la ségrégation raciale se fait moins pesant. Plus qu’un symbole, Motown est une brèche dans laquelle s’engouffrent les arriérés d’une immense souffrance et une soif, plus immense encore, de réalisations individuelles et communautaires. Et au milieu de ce torrent qui charrie à la fois l’espoir, la misère et la boue ensanglantée des siècles, il y a ce gosse de 8 ans qui tente de surnager. S’accroche pour ne pas se noyer.Avec un cran qui laisse pantois. Comme Hansel, Michael est malin. Il ne comprend pas tous les enjeux qui l’obligent à travailler si dur, à dormir si peu. Mais il sait que lorsqu’il donne ce qu’on attend de lui le monde se fait moins cruel. L’une de ses astuces consiste à imiter les meilleurs. Il apprend vite. Absorber l’essence des choses devient chez lui stratégie de survie. A 7 ans, il est caché derrière le rideau du Théâtre Apollo de Harlem. Il écoute comment Jackie Wilson monte dans les aigus sur Reet Petite ; il étudie les entrechats de James Brown sur Papa’s Got a Brand New Bag. Plus tard, il apprend à composer des chansons, à les produire, simplement en suivant le célèbre duo de Philadelphie Gamble & Huff en studio. S’approprier le “moonwalk”, devenu mondialement célèbre après le clip de Billie Jean, ne lui aurait pris que quelques heures à observer des gosses faire du breakdance dans la rue. Un jour, Paul McCartney lui prodigue de vagues notions sur le music-business. Un mois plus tard, il tombe à la renverse quand Michael lui dit qu’il vient de racheter les éditions ATV, incluant Northern Songs, soit la quasitotalité du catalogue… des Beatles. Tout le génie de Michael Jackson tient dans son art de la pirouette.
Et le prince devint crapaud
La puberté lui jettera le sort que les sorcières réservent aux princes. Elle le fera ressembler à un crapaud. Ici s’ouvre le cycle des transformations. “J’avais grandi, j’avais grossi et surtout j’avais le visage ravagé par une horrible acné.” Où est passé le craquant petit Michael que toute l’Amérique adore ? Son père l’appelle “Fat Nose” (“Gros Nez”), compare ses lèvres à des tranches de foie. “Je n’avais qu’une envie :mourir… Mais il fallait monter sur scène.” Le propre de la féerie n’est-il pas de faire croire qu’un renversement favorable du destin est toujours possible ? Le crapaud ne finit-il pas toujours par retrouver son apparence de prince ? Du reste, voilà qu’en 1979 se produit, d’un coup de baguette magique, Off the Wall. Disque chrysalide, geste d’émancipation majeur et début d’une marche triomphale. Michael vient d’avoir 21 ans. Il rompt avec son père, qui gérait jusqu’alors ses affaires. La rupture est familiale, professionnelle, musicale. Symbolique surtout. Et l’effort consenti, colossal. Katherine, sa mère, s’inquiète de le voir si amaigri, sujet à de fréquentes syncopes. Pourtant le cri de liberté qu’il laisse échapper reste le plus retentissant depuis Elvis Presley et les débuts du rock. Quincy Jones n’offre à cette musique radieuse son expérience de producteur et d’arrangeur (avec Count Basie, Dizzy Gillespie, Miles Davis et Chaka Khan) que pour mieux permettre à Michael de s’inscrire dans cette fabuleuse lignée ; tout en lui tournant le dos. Off the Wall, c’est toute l’insolence géniale d’un jeune black qui s’affranchit d’un poids ancestral, celui du blues et des souffrances, qui s’autorise à nettoyer cette mémoire collective saignant encore du sang du fouet et des lynchages. “Off the wall.” Loin du mur. Celui sur lequel sa tête d’enfant s’écrasait. Qui est aussi celui de l’histoire.
La Métamorphose du loup-garou
Hélas, les contes de fées ne durent qu’un temps : celui de l’innocence. Sa trajectoire va donc emprunter la course des mythes. Comme le rêve d’Icare subjuguait les poètes de la Grèce antique inconsolables des limites de la condition d’homme, sa façon de danser subjuguera encore longtemps nos corps et nos esprits en cet âge de lourdeur matérialiste. Lorsque dans Billie Jean il accomplit le “moonwalk”, Michael entre dans cette dimensionréservée aux élus, là ou l’homme est délivré de la terre et de lui-même. Là où il retrouve le songe de l’éternel. Comme celle de Bob Marley, son contraire, sa danse devient prophétique. Elle exauce nos désirs naïfs d’échapper à l’attraction terrestre. Nous invite à regarder au-delà de l’horizon et de notre propre mort. Il faut croire qu’un tel acte d’indépendance, qui emprunte à Icare autant qu’à Prométhée, ne pouvait rester sans condamnation. C’est avec Thriller que le registre change subitement. Que le sommet révèle l’abîme. Où du simple succès on va passer au triomphe planétaire que l’on sait. Mais où l’on passe aussi de l’enchantement du conte de fées à l’épouvante du fantastique. Où la métamorphose ne fait plus d’un crapaud un prince charmant mais engendre des figures moins sympathiques, du loupgarou clipé, en 1983, par John Landis jusqu’au Golem fascistoïde de History. Tout cela pour aboutir au visage pathétiquement remodelé et blanchi de cet homme de 45 ans, avec ce nez “qui ressemble à un cornet de glace en train de fondre”, accusé d’actes pédophiles et qui cette fois peut difficilement espérer l’intervention des fées. Qui pour s’en être cru quitte à jamais, voit la damnation collective de sa race le rattraperinexorablement. Et lui fait rejoindre le même box des accusés où passèrent avant lui George Jackson, OJ Simpson ou Mike Tyson. La soupe à l’ironie est chaude et tout le monde aura son écuelle. L’annonce que Jackson se serait récemment converti à la Nation of Islam de Louis Farrakhan – ce Ku Klux Klan noir – en constitue même un sacré os à moelle ! Tout se passe comme si, aussi riche et blanc qu’il soit devenu, Michael Jackson devait être confronté au destin du peuple noir, la traque qui avait précédé sa dernière arrestation rejouant symboliquement l’équivalent de ce qu’ont vécu, au XIXe siècle, ces esclaves noirs évadés et pourchassés dans les marais du Mississippi par la meute des chiens et l’opaque obstination des shérifs. La nation techno puritaine de George W. Bush dévoile-t-elle vraiment avec cette affaire son inconscient raciste ? C’est en tout cas quelque chose du fondement même de l’Amérique, de sa force de frappe mythologique, de sa magie et de sa puissance qui s’effondre avec cette fin de partie lugubre.
Unhappy end
Moonwalk, sa biographie, se trouve être aussi son véritable album de famille. On le voit, au fil des pages, en compagnie de Fred Astaire, Marlon Brando, Liz Taylor, Sophia Loren, Stevie Wonder, Frank Sinatra, Liza Minnelli, etc. Ce portfolio décline ainsi un obsédant besoin de se trouver une famille, dût-elle se contenter du futile métier du divertissement pour relier ses membres entre eux. Il procédera de même pour s’attribuer des petites amies. Qui auront pour nom Tatum O’Neal, Brooke Shields ou Diana Ross. Rien n’y fait : sa vie amoureuse avouée ressemble encore à un top ten. Et révèle une incapacité à nouer des liens affectifs autres que spectaculaires. Dans ce tableau familial idyllique surgit parfois une incongruité : entre la photo avec Brando et celle avec Katharine Hepburn, s’invite celle avec… E.T. L’histoire de Michael Jackson se résumera donc à la quête d’une inaccessible normalité. Et loin de l’en rapprocher, son mariage avec Lisa Marie Presley, comme la naissance de ses enfants supposés, ne feront qu’aggraver cette distance à nos yeux. Au cours de l’interview accordée à Channel Four, dans laquelle il avoue candidement dormir avec des enfants, Michael Jackson ajoute qu’avant qu’ils ne sommeillent, il leur fait boire du lait chaud et leur raconte des histoires. Comme un bon père de famille. La sienne d’histoire était sans doute peuplée de trop d’ogres, de démons et de sorcières pour que la fin puisse être heureuse.
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