[Cela fait déjà 10 ans que le roi de la pop nous a quitté. A cette occasion, nous vous proposons de revenir sur la carrière de cet artiste, salué pour son talent mais aussi accusé de pédocriminalité à plusieurs reprises.] Il y a quatre ans, alors que Michael Jackson comparaissait devant la justice, Les Inrocks consacraient leur couve au « King of Pop ». L’occasion de dérouler en long et en large le fil de sa carrière et de prendre la mesure de la légende titanesque de ce petit génie devenu l’icône de la pop.
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L’ogre avait neuf enfants
Mais voilà… Joseph Jackson avait lui aussi des comptes à rendre à un ogre encore plus féroce que lui-même : l’Amérique. Un ogre qui le retenait prisonnier dans sa caverne, lui et ses aïeux, depuis quatre cents ans. Qui le forçait à des travaux pénibles et le payait à coups de fouets. Après un certain temps, la peau de ses captifs devenue insensible à force d’être fouettée, l’Amérique décida de changer de traitement ; et d’alterner le fouet et la pommade. Dans les années 1950, le fouet s’appelait l’usine et la pommade, le salaire. Certains appellent ça “le rêve américain”. Joseph travaille dans le coeur incandescent du monstre. Il est grutier dans l’un des hauts fourneaux de l’US Steel, la compagnie nationale d’acier. Ses feux de la rampe à lui. Côtoyer ainsi des fours chauffés à 900 degrés finit par lui donner la dureté du métal. Le soir, plus ardent qu’une braise, aussi ferme qu’une barre de fer, il rentre à la maison et fait un enfant à sa femme. Il en aura neuf. Trois filles. Six garçons. Ses seuls instants de répit, il les consacre à cette musique qui, par miracle, transforme depuis toujours les gens comme lui, coriaces au point qu’on les croirait sans coeur, en de savantes abeilles faisant couler le miel de la consolation. L’Amérique aime ce miel musical que produisent ses ouvriers hors des heures de travail. Il lui ôte l’amertume de la bouche, adoucit son tempérament, lui fait croire que finalement elle n’est pas si méchante fille qu’on veut bien le dire. Sinon comment une chose aussi délectable serait-elle possible sous son toit ? Le soir où Joe rentre à la maison et découvre que Tito et ses frères ont désobéi, une idée lui traverse l’esprit juste avant qu’il ne lève le poing. Il sait que de tout temps les meilleures abeilles ont pu échapper à l’usine et aux champs de coton. Qu’elles ont même été grassement payées pour produire du miel. Pour lui, hélas, il est déjà trop tard. Mais pour ses enfants… Avoir osé enfreindre sa loi et toucher sa guitare lui fournit le prétexte rêvé. Il se met alors à leur faire travailler la musique et la danse, les soumet à une discipline de fer comparable à celle qu’il endure au boulot. Il y consacre toute son énergie. Et s’il n’y avait que cela… Mais il faut qu’il y déverse aussi une rage ancienne, accumulée au fil des années. Quelque chose de terrible, de monstrueux, quelque chose dont il a hérité de son propre père, qui lui-même le tenait du sien, comme un torrent d’émotions sauvages qui n’a cessé de grossir, de gagneren furie, génération après génération. Et qui surgit à travers lui avec une pression inhumaine…
Loin du pays des merveilles
“Il nous faisait répéter jusque très tard le soir. Il se tenait assis devant nous, une ceinture à la main. Un pas de danse raté et c’était un coup de ceinture. Quand ce n’était pas avec la ceinture, c’était avec du fil électrique qu’il nous fouettait. Ou alors il nous jetait contre le mur aussi fort qu’il le pouvait. J’entends encore ma mère lui crier… “Joe, arrête, tu vas le tuer !” Lorsqu’il évoque cette époque de sa vie dans le film documentaire réalisé par Channel Four, Living with Michael Jackson, la voix du chanteur est celle de l’enfant de 3 ans qu’il était au moment des faits. “Je crois qu’il n’a jamais réalisé à quel point nous avions peur de lui. Tellement peur que l’on en vomissait en entendant son pas dans l’entrée…” Dans Le Tambour, Günter Grass raconte l’histoire d’Oskar, 3 ans, qui, pour ne plus grandir, chute volontairement dans l’escalier. Miracle ! En jouant du tambour, Oskar parvient à transformer une parade nazie en démonstration de charleston. Dans le salon des Jackson, la tête de Michael s’écrase contre le mur, et quelque chose en lui cesse de grandir. De l’écorce du petit garçon brisé, un ange commence à extirper ses ailes. Désormais, il va chanter et danser du mieux qu’il peut pour maintenir l’ogre à distance. Tous les dimanches, sa mère Katherine l’emmène lui, ses frères et soeurs, à l’église, là où toute piété est tournée vers le… Père Eternel. Michael se dit que si l’on chante autant à l’église c’est forcément pour empêcher cet ogre, invisible celui-là,mais qui inspire à tous une peur plus grande encore, de se mettre en colère. Lorsqu’on écoute attentivement les premiers morceaux des Jackson 5 – I Want You back, A.B.C., Mama’s Pearl –, on se rend vite compte qu’il y a là quelque chose de disproportionné. La voix de Michael est bien trop intense, bien trop assurée pour son âge. Il lui a fallu forcément investir une passion, une énergie sans rapport avec la vie d’un enfant de 8 ans pour parvenir à dominer cette monstrueuse machine à rythmes qui rugit derrière et que l’on appelle le Motown Sound. Qui pouvait alors deviner que derrière les sourires d’ange, les adorables entrechats, sous les costumes chatoyants et les prestations télévisées impeccables, l’instinct de survie d’un enfantsoldat maintenu au front depuis les couches était à l’oeuvre ? Depuis toujours, il a fallu qu’il se surpasse, qu’il touche à la perfection. Mais comment être parfait alors que votre croissance n’est même pas achevée ? N’y a-t-il pas là une forme d’abus sur mineur, plus légale,mais tout aussi destructrice ?
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