Michael Franti avait réussi, à l’époque de ses fondamentaux Disposable Heroes Of Hiphoprisy, un exploit inédit depuis Gil Scott-Heron : réconcilier une soul audacieuse et un discours politique au rasoir. Il est pourtant avec son nouveau groupe Spearhead beaucoup plus passionnant en discours qu’en disque tout court. Rageur mais rageant.
Ma mère est blanche et mon père noir. Je suis né à Oakland, dans la baie de San Francisco, mais j’ai grandi un peu partout en Californie du Nord. A ma naissance, ma mère a pensé que ses proches ne m’accepteraient pas, alors elle a préféré me confier à l’Etat. Et l’Etat m’a placé dans une famille d’accueil. Depuis toujours, la question de la couleur de la peau est donc pour moi omniprésente. La famille dans laquelle j’ai grandi était mixte, il y avait des enfants blancs et d’autres noirs. Je me suis toujours beaucoup posé ces questions de race, d’identité et de culture. Je me suis toujours senti du côté des dominés. Très jeune, j’ai lu beaucoup de biographies, j’adorais lire l’histoire de la vie de gens qui avaient réussi à surmonter toutes les adversités pour parvenir à occuper une place dans l’histoire. J’aimais surtout ceux qui s’en étaient toujours tenus à leurs principes, contre toutes les influences extérieures. Ma famille était très musicienne, j’étais le seul à ne pas jouer d’un instrument. Ma s’ur c’était le violon, mon frère la guitare, la trompette et le piano, et ma mère tenait l’orgue à l’église. Moi, j’ai pris une seule leçon de piano dans ma vie et j’ai vraiment détesté. J’attendais enfin que ça s’arrête pour retourner jouer au basket. Mes héros s’appelaient Karim Abdul Jabar, Magic Johnson et Larry Bird. Par une drôle ironie du sort, je suis aujourd’hui le seul musicien professionnel de la famille.
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La propagande des années Reagan m’a très vite sensibilisé à la politique. Grâce au basket, qui demeurait ma passion et mon rêve, j’ai obtenu une bourse pour aller étudier à l’université de San Francisco. Là, j’ai rejoint le mouvement étudiant anti-apartheid. J’étais membre aussi de l’Association des étudiants noirs, mais c’était plus un truc social que politique. C’est à ce moment-là, vers 18 ans, que j’ai écrit mes premières chansons, c’était en fait des poèmes sur le mouvement anti-apartheid, sur ce qui se passait en Afrique du Sud et dans les médias. J’ai commencé à travailler avec un batteur. Il y avait juste la voix et
des percussions. Et puis je me suis acheté une basse. Enfant, quand mes parents n’étaient pas là, j’adorais mettre les basses à fond sur la chaîne et les aigus à zéro. Alors la basse s’est imposée. Nous avons commencé à répéter dans les chantiers navals, au milieu de vieilles ferrailles, qu’on a progressivement incorporées à notre musique. C’était un travail sur le son, sur les effets émotionnels qu’il produit sur les gens. Je demandais à mon batteur de produire de la tristesse avec une vieille poubelle, ou bien de la joie, et puis des choses plus difficiles comme la sérénité ou même la vérité. Toute mon approche de la musique vient de là. Des frustrations. Comment produire des sentiments à partir de choses aussi rudimentaires que ces vieilles ferrailles ? C’est dur d’écrire une chanson d’amour pour un broyeur. Alors je me suis mis aux boîtes à rythmes et aux samplers. C’était la fin des Beatnigs et le début des Disposable Heroes Of Hiphoprisy.
A l’époque des Beatnigs, nous voulions détruire la musique nous détestions la musique de l’époque, sauf le reggae. Depuis l’âge de 14 ans, j’ai toujours écouté beaucoup de reggae. J’ai cherché à identifier les racines de cette musique tout en m’intéressant aussi énormément à la production contemporaine, à des gens comme Yellowman, Sly & Robbie et surtout Linton Kwesi Johnson, mon artiste préféré de tous les temps, un poète. Musicalement, mes deux grandes figures sont Marley et Marvin Gaye. A la maison, on a toujours écouté beaucoup de soul, mais c’est le reggae qui m’a vraiment donné envie de faire de la musique. Le rythme est plus compliqué à saisir et j’avais envie de comprendre : voilà pourquoi je me suis mis aux notes et aux mesures. Ce n’est que dans un deuxième temps que je me suis penché sur les paroles. De ce point de vue, c’est Linton Kwesi Johnson qui fut déterminant : à 15 ans, je l’ai entendu lire ses poèmes a cappella, et j’ai compris que c’était ce que j’avais envie de faire. Son accent jamaïcain et britannique sonnait de façon très étrangère pour moi, je ne comprenais pas grand-chose et pourtant le son de sa voix me parlait directement, je ressentais tous les mots sans nécessairement en saisir le sens.
Je n’avais jamais mis les pieds dans un concert punk-rock de ma vie avant de me retrouver sur la scène de Rock Against Racism, avec les Beatnigs. Nous n’avions pas l’ombre d’une guitare, juste quelques bouts de métaux et pourtant, le public a apprécié notre performance. A ce concert, nous avons rencontré Jello Biafra, le leader des Dead Kennedys. A l’époque, il était en plein procès, il avait passé un an et demi au tribunal à se battre contre la censure et y avait perdu beaucoup d’argent. Il s’est donc excusé de ne pas pouvoir produire notre disque mais nous a proposé de le distribuer via son label, Alternative Tentacles. A partir de là, le public punk-rock a formé la base de notre public. Mais c’était un milieu que nous ne connaissions pas du tout. Avec les Disposable Heroes, je continuais à sampler les sons de ferrailles, mais nous avons voulu élargir notre audience avec des rythmes plus dansants, des choses qui s’adressent plus directement au corps. Les paroles demeuraient du même acabit : des trucs très directs du genre « Fuck the government… » C’était comme des tracts, des mini-pamphlets. Du coup, nous avions encore un public de fan, nous prêchions les convaincus sans jamais arriver à toucher plus largement les gens. Et si les gens sont toujours d’accord avec ce que je dis, à quoi ça sert ? Il est beaucoup plus subversif d’essayer d’atteindre un cercle plus large. C’est avec cette idée en tête que j’ai formé Spearhead, après les Disposable Heroes.
Je voulais faire une soul-music qui aurait des choses à dire. Avec Spearhead, mes chansons sont devenues plus métaphoriques, moins littérales. J’ai essayé de raconter des histoires à partir de ma vie personnelle. Sur le sida, par exemple, au lieu de dire « Le gouvernement est nul, il ne finance pas la recherche ! » ce que j’aurais fait avec les Beatnigs ou les Disposable Heroes , je préfère essayer de convaincre les gens de faire le test de sérologie du virus. Avant mes textes relevaient de l’analyse, maintenant ils s’adressent davantage aux émotions. Je n’entends plus éduquer les gens avec mes chansons mais les inspirer, faire en sorte qu’ils ressentent les choses.
Au lycée, on m’a demandé de lire Le Festin nu de William S. Burroughs. Au bout de cinq pages, j’ai trouvé ça très chiant. J’étais sans doute trop jeune, pas assez disponible pour ce genre de choses. Et puis un jour, beaucoup plus tard, un producteur, Hal Willner, est venu nous proposer d’enregistrer un titre pour un disque avec ce William Burroughs. Nous étions en studio, alors nous avons accepté et fini par enregistrer quatre morceaux. Burroughs a tellement aimé qu’il nous a proposé de faire le disque tout entier. Nous sommes donc allés chez lui au Kansas pour enregistrer ses parties de voix. Une fois arrivés, il est venu nous retrouver à l’hôtel avec un gros sac de sport. Il en a tiré un colt 45, un 9 millimètre, un 38, en tout une demi-douzaine de flingues qu’il a posés sur le lit. Rono avait à peine commencé à jouer avec le 45 que Burroughs s’en est emparé pour en extraire une balle. « Désolé, j’en avais oublié une », il s’est excusé. Après coup, j’ai réalisé qu’il l’avait fait exprès pour nous tester. C’est son genre d’humour à lui. C’est un vrai remueur de merde, il adore sonder les profondeurs pour observer ce qui remonte à la surface. Il nous donnait ses textes, et on en faisait ce qu’on voulait. De toute façon, il procède de la même manière avec ses propres matériaux. Sa technique du collage procède de la même démarche que le rap.
Chocolate supa highway (Chrysalis/EMI).
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