Miracle au pays du grunge : un groupe banal sort un album malade mais époustouflant avant que son leader ne se transforme, en solo, en songwriter immense. Comme méchante tarte à la crème, on commencera par assener que le grunge ou le hard-core, ça mène à tout, à condition de savoir en sortir. De Seattle […]
Miracle au pays du grunge : un groupe banal sort un album malade mais époustouflant avant que son leader ne se transforme, en solo, en songwriter immense.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop","device":"desktop"}
Comme méchante tarte à la crème, on commencera par assener que le grunge ou le hard-core, ça mène à tout, à condition de savoir en sortir. De Seattle jusqu’à Portland, Oregon, l’adage a fait tache d’huile. On connaissait déjà les fugues héroïques d’un Mark Lanegan ou d’un Mike Johnson en cavale sur la piste des géants, on avait su se lier d’amitié avec Jeremy Enigk, trop heureux de larguer des Sunny Day Real Estate épais à en pleurer pour s’offrir un orchestre de chambre peinte en noir : on apprendra dorénavant à compter avec la pop équivoque d’Heatmiser, avec le folk dégraissé d’Elliott Smith. Lui, ça fait un petit bout de temps qu’il avait saisi qu’embrigadé avec Heatmiser, grimé en Nirvana de retour, mal fagoté en Hüsker Dü de seconde division, il allait droit dans le mur. Heatmiser, c’était par excellence le groupe honnête et travailleur traduction : insipide et adipeux , comme il s’en déniche un sous chaque galet de la côte nord-ouest des Etats-Unis. Ceux-là auraient pu cravacher une éternité durant sans jamais parvenir à dissiper le brouillard d’indifférence qui enveloppait jusqu’ici la moindre note de leur musique mafflue. Une sensibilité à fleur de peau, quelques velléités harmoniques vite noyées dans l’huile de vidange et le raffut, c’était l’unique viatique d’Heatmiser. Ça et les deux albums en solitaire d’Elliott Smith (Roman candle et Elliott Smith), passés au lavis d’un folk précieux et flou, chichement éclairé à la chandelle, où la joliesse des intentions se coltinait un mal-être insondable à chaque détour de refrain. L’autre carte maîtresse qu’Heatmiser planquait soigneusement dans sa manche, c’est Neil Gust, un songwriter rapiat mais habile, aux aspirations mélodiques tuées dans l’œuf par une humeur électrisante. C’est peu dire qu’avec Mic city sons, Gust donne enfin sa pleine mesure, tant cet album relève du miracle. Drôle de disque en vérité, crépusculaire, bicéphale, trempé dans le mercure et séché dans le coton, qui semble forcer sa vraie nature à chaque coup de caisse claire. Ici, tout se passe comme si Elliott Smith et Neil Gust, cernés par les flammes de leur passé, avaient le cul posé sur un baril de poudre, en équilibre instable. Sur Mic city sons, qui musarde de tout son long entre power-pop cadenassée option Gust et folk crispé tendance Smith , le geste est calme et précis, le son émacié, les guitares cristallines, la voix voilée, mais la tension douloureusement palpable, quasi matérielle. Chez Heatmiser, la crise de nerfs couve, les non-dits s’accumulent ; sous couvert de candeur pop, le groupe distille un malaise récurrent qui culmine haut la main avec l’archidrogué The Fix is in, le tout sans se départir d’une dextérité mélodique à donner le vertige, à filer des haut-le-cœur, des nausées de bonheur. Délesté de ses comparses et des quelques milligrammes de gras qui s’attachent encore au squelette de la musique d’Heatmiser, Elliott Smith se retrouve singulièrement à poil, mais les mains pleines de chansons stupéfiantes. Sur Either/or, hormis une ébauche de batterie ou d’orgue, quelques frêles guipures d’électricité, l’essentiel de l’instrumentation se résume au diptyque folk traditionnel : trame de guitare sèche et filet de voix humide. Une purge drastique, pour tenter de corriger des années d’excès en tout genre. Pourtant, à l’image de sa pochette, qui montre un Elliott Smith au visage inquiet, ravagé par les drogues et l’alcool, Either/or n’abuse personne. C’est une musique en sursis qui se joue là, un folk dont l’élégance ne l’est qu’en trompe-l’œil bidon, dont la beauté fulgurante paravent diaphane, tout fissuré ne prend même pas la peine de planquer son lot pléthorique de drames intimes. Il y a quelque chose de cruel à scruter ce disque aux accents sublimes, comme de regarder une danseuse brisée tenter d’exécuter un grand écart, comme de se repaître du spectacle de la grâce foudroyée par la douleur. Et puis quand même, très vite, la sensation rare de tenir un songwriter immense, une paire de disques arrachés à la fatalité, un peu d’espoir enfin, au bout du chemin, avec un Say yes aux pommettes timidement teintées de rouge. Et le sentiment diffus de revenir de très loin.
{"type":"Banniere-Basse","device":"desktop"}