Contrairement à la rumeur, Mellow n’est pas le meilleur espoir de la pop électronique française, mais une certitude. Impressionnant travail de restauration de la pop-music, le premier album du trio parisien, Another mellow winter, réussit des prodiges de miniaturisation en condensant trente années de psychédélisme en un délice.
Finalement, l’offensive musclée lancée par Cassius aura au moins eu un mérite : faire passer Mellow au second rang des espoirs français du début d’année, dont tout le monde parle en les ayant très peu écoutés. Evitons prudemment de dégoûter le chaland de s’arrêter sur un bon disque pour de mauvaises raisons, uniquement parce que la couronne serait tressée un peu grande, la peau de l’ours vendue un peu vite.
Après être apparu en pleine lumière fin 98 grâce au maxi générique Mellow, première balise instrumentale trompeuse sur l’album, la plupart des titres sont chantés , Mellow s’accommode plutôt bien de l’éclipse imposée par l’autre mastodonte à nom de boxeur. La pénombre lui va bien, le dossard d’outsider aussi. On sait pourtant intimement que Mellow n’est plus un espoir mais une certitude. Qu’il n’est nullement besoin avec eux de recourir aux habituels artifices publicitaires cocardiers la French touch, pire trouvaille depuis la France 70’s sans pétrole et avec des idées pour vendre une sauce qui dépasse largement le cadre de la France mais aussi celui des musiques dites électroniques. Parlons plutôt de musique tectonique, acrobatique, magique, tant elle donne l’illusion de se jouer de la mémoire et des pesanteurs spatiotemporelles pour n’en faire qu’à sa tête, comme si elle s’était donné pour ambition d’être à l’aube du prochain siècle ce qui resterait lorsque, du rock, on aurait fini par tout oublier.
Si French touch il y a, c’est ainsi qu’on la conçoit : seule la France, ce pays neutre, pouvait se livrer à la plus réussie des compressions du rock. Ce n’est pas l’esprit gaulois qui domine ici, c’est celui de César le sculpteur. Il y a ainsi dans Another mellow winter de vrais morceaux de Beatles ou de Pink Floyd, des paillettes de Beach Boys, des lamelles épaisses de krautrock et de Brian Eno, du nectar de King Crimson et de Soft Machine, et tous les ingrédients modernes de conservation : samples complexes, beats qui font secouer les hanches, enzymes Massive Attack pour retraiter les déchets punks ou new-wave en or pur… Pas un gramme de chanson française.
Chez Mellow, trio parisien sans passé notable, on partage équitablement son temps entre le grenier et le labo, le nez plongé dans les grimoires psychédéliques pour mieux en détourner les formules, mélanger les essences et les poudres, créer sa propre matière combustible. A trop vouloir tester la boîte de jeu éducatif Chimie 2000 sur le Mako Moulage destiné à reproduire ses vedettes yéyés préférées, les après-midi récréatives de Mellow ont vite tourné à l’aventure, comme si un mauvais génie avait mis du sucre dans le réservoir de la machine à remonter le temps, comme si le Major Tom et sa tour de contrôle s’étaient brusquement perdus de vue dans les abîmes intergalactiques. D’une seule voix, les Mellow certifient ne pas se sentir à l’étroit dans les uniformes de leur époque, qu’au contraire il n’a jamais été aussi facile qu’aujourd’hui de tailler dans la grande étoffe bariolée du passé son propre coin de modernité, sa petite combinaison perso : « Il y a trente ans, il aurait été impossible de travailler à notre façon, par couches successives et sans répétition préalable. Parce qu’on peut porter un regard critique en arrière, observer ce qui s’est passé avec une vision sélective, c’est plutôt une chance d’être musicien dans les années 90. »
Pierre Begon-Lours, Stéphane Luginbühl et Patrick Woodcock ont à peu près l’âge de leurs principaux disques de chevet. A vue d’oeil, ils sont sûrement nés entre Sgt Pepper (67) et Atom heart mother (70), dans cette fameuse décrue des années 60 qui est source d’une arborescence de styles dont on connaît l’importance et la vigueur. Si Mellow ne craint pas de labourer à son tour ces terres battues et rebattues, c’est parce qu’il compte bien apporter la preuve que, entre le pillage sans génie d’un Oasis et le négationnisme d’une fraction dure de la techno, on peut encore redessiner les horizons de cette bonne vieille pop, rallonger de façon spectaculaire son espérance de vie, l’entraîner vers de nouvelles et palpitantes aventures. Quitte pour cela à lui faire cracher ses poumons, à lui botter gentiment le cul, parce que le respect n’est jamais si bien marqué que lorsqu’il évite toute condescendance.
Mellow prend ainsi de réelles libertés avec son savoir encyclopédique : avec eux, il n’est jamais question de langues mortes, de leçons d’histoire. Aux cours magistraux sont toujours préférés les travaux pratiques, tellement pratiques qu’ils pourraient dispenser du bachotage de plusieurs ouvrages de référence sur les vertus hallucinogènes de l’orgue et du mellotron, sur l’importance du tuba dans la grande marée des musiques psychotropes, sur toutes les greffes musicales envisageables entre les sens et l’esprit… Pas étonnant que Mellow se prétende, par rapport à ses congénères de la French connection, « un peu à l’écart, sur le côté ou derrière, mais pas dans le troupeau. C’est un hasard si le disque sort aujourd’hui, dans ce contexte. On aurait aussi bien pu l’enregistrer il y a cinq ans. » Sauf qu’il y a cinq ans Mellow n’existait pas. Mellow n’aurait pas pu exister en l’état. Ses membres cherchaient encore en ordre dispersé une formule magique pour échapper à des destins lugubres : ingénieurs du son anonymes pour Pierre et Stéphane, auteur compositeur anglophile et neurasthénique pour Patrick. Les trois rassemblés, portés par le vent favorable qui souffle sur les musiques laboratoires françaises ces temps derniers, n’ont pas tardé à s’accorder autour de quelques totems fétiches, une pile de disques datant de l’âge d’or de la stéréo, motivés par l’envie de les surpasser mais surtout de les passer à la moulinette, de les fondre pour n’en faire qu’un seul.
Mellow n’est pas un organe bêtement reproducteur, plutôt un tube digestif musical filmé par une caméra embarquée, avec un son direct général qui semble une longue palpitation organique, un épais flux sanguin. Mellow fait notamment subir à sa discothèque un éventail d’outrages insidieux et sadiques, d’autant plus réjouissants qu’on reconnaît sans mal les victimes. Mellow doit par exemple beaucoup à Pink Floyd, avec ou sans Syd Barrett. Pourtant, Another mellow winter, c’est un peu comme si la vache au cul tourné de la pochette d’Atom heart mother avait chopé la maladie de Creutzfeld-Jacob : des détails essentiels démontrent qu’on a fait subir au modèle original un traitement non moins original qui dépasse le simple toilettage de façade, notamment grâce à un aménagement des espaces sonores qui n’appartient d’ores et déjà qu’à Mellow.
La Mellow-touch, ou Mellow-fi, consiste en une espèce de jeu de construction à étages, où de la disposition de chaque instrument dépend la bonne tenue de l’édifice, avec des risques permanents d’effondrement, des approximations audibles à l’oreille nue. On ne rencontre pas tous les jours pas même tous les ans des chansons aussi vivantes, mouvantes, qui menacent tels de vieux meubles retapés de sortir de leurs gonds à tout moment, d’éventrer leur vernis. Avec sa palette de sons analogiques, ses guitares et pianos électriques vintage, ses filtres, pédales d’effets, amplis à lampe et synthés nullement tentés par le démon du Midi, Mellow aurait pu réaliser un gentil disque poppy, coloré tout plein, aussi plaisant et éphémère qu’un appareil à faire des bulles de savon.
Une écoute distraite des éblouissants Instant love, Sun dance ou Another mellow winter peut tromper sur la nature réelle de ces chansons, leur plastique avantageuse pouvant en effet faire ombrage à leur intelligence. Il faut donc faire une halte prolongée devant ces chefs-d’oeuvre de miniaturisation, démonter leurs passionnants mécanismes internes mais aussi se laisser éblouir par leur ingéniosité, ne jamais opposer de résistance lorsqu’on se retrouve soudain happé par une généreuse farandole arc-en-ciel qui termine en spirale, s’attendre à des troubles divers de la vision et des perspectives.
Le plus étonnant chez Mellow, c’est que, malgré le lourd arsenal de références déployé, on garde l’impression que cette musique, que ces formes et ses volutes sonores sont enfantées ici pour la première fois. Pas une toile d’araignée dans le stroboscope, pas de poussière sur la lunette astronomique, pas de raté au démarrage de la grande roue psychédélique : l’illusion Mellow fonctionne.
Contrairement à l’un de leurs modèles avoués, Brian Eno, les trois Mellow fuient à toutes jambes lorsqu’on les pousse à théoriser un minimum leur démarche. On pensait tomber sur des cerveaux froids, on découvre en fait des intuitifs revendiquant une approche presque ouvrière de la musique, avec un attachement vieux jeu au labeur de l’écriture, ayant encore pour instrument de mesure de la valeur d’un titre le nombre de litres de sueur versés à sa confection : « Notre chance, c’est de posséder notre propre studio d’enregistrement. D’un bout à l’autre de la chaîne, nous avons le contrôle de la situation. L’album est ainsi passé par des tas de stades différents mais ne nous a jamais échappé. Nous avons aussi pu décider seuls du moment précis où il était temps d’arrêter les machines, où on estimait tous les trois que l’album était prêt. »
Au sein de l’entité Mellow, c’est l’esprit collectiviste qui domine. C’est lui qui évite aux trois protagonistes de sombrer (pour l’instant en tout cas) dans de vieux schémas stériles d’un groupe de rock avec un leader et deux sbires. Certes, Patrick Woodcock écrit et compose l’essentiel des vertèbres musicales, notamment ces incroyables lignes mélodiques aux tracés jamais empruntés auparavant, mais c’est grâce à la mise en contact avec la science infuse du trio que l’étincelle se produit. Selon l’avis de Brian Eno, il y a un monde musical avant et après la science : Mellow a choisi de se situer dans le tunnel qui mène de l’un à l’autre, en équilibre précaire entre la totale liberté naïve des formes et leur apprivoisement rationnel. Sans cette alchimie, cette dynamique de groupe en permanent bouillonnement, Mellow ne vibrerait pas ainsi de toute part comme une fusée supersonique en plein décollage. D’ailleurs, sans cette énergie tripartite, Mellow ne décollerait pas. Car à la différence des bulles d’Air, les chansons de Mellow sont des mobiles complexes à manier et lourds à mouvoir. Elles tiennent à la fois de la mécanique de haute précision et du prototype farfelu, de la vieille guimbarde customisée en bolide futuriste et du modèle d’avant-garde aux lignes sobrement révolutionnaires. Elles possèdent aussi la transparence irisée des hologrammes, la simple beauté nue parfois des comptines perverses de Kevin Ayers (Violet), elles virent juste comme il faut à l’orage progressif (Shinda shima) ou à la bacchanale de sons et lumières (Mellow, organic version). En témoigne sa pochette inspirée des brush-strokes de Roy Lichtenstein , Another mellow winter se veut l’objet pop par excellence.
Du Velvet aux Buzzcocks, l’alliance pop-music/pop-art a jadis provoqué de belles étincelles, mais chacun était resté prudemment dans son camp. Avec Mellow, c’est carrément la musique qui est peinture, forme et relief. En détournant des objets usuels dans le sens où les Beatles sont devenus objets usuels , en sérigraphiant et en trafiquant les couleurs musicales, en s’appropriant plusieurs symboles méticuleusement choisis de la culture populaire, en respectant surtout une très nette distance par rapport à sa musique, Mellow est (c’est juste une proposition) le premier groupe pop-art.
Mellow, Another mellow winter (Atmosphériques/Sony).
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