Le premier concert de Cheb Mami en Algérie depuis dix ans aura été l’un des hauts faits d’une semaine décisive, marquée par l’appel du pouvoir à une réconciliation nationale. Tenu à l’ombre de l’opération 1, 2, 3 Soleil, pour cause d’incompatibilité contractuelle, Cheb Mami a toutefois réussi le plus joli coup médiatique de l’histoire du […]
Le premier concert de Cheb Mami en Algérie depuis dix ans aura été l’un des hauts faits d’une semaine décisive, marquée par l’appel du pouvoir à une réconciliation nationale.
Tenu à l’ombre de l’opération 1, 2, 3 Soleil, pour cause d’incompatibilité contractuelle, Cheb Mami a toutefois réussi le plus joli coup médiatique de l’histoire du raï en venant chanter dans la nuit du 4 au 5 juillet sur l’esplanade du centre des arts de Riahd El Feth, sur les hauteurs d’Alger, dominée par un grand phallus tripode que l’on appelle ici le Sanctuaire des Martyrs. A ce moment précis semblait se lever enfin un vent d’apaisement sur ce pays atrocement meurtri par sept ans de guerre civile qui ont fait plus de cent mille morts et laissé d’innombrables cicatrices. L’image était éloquente, car entre l’érection morbide de ce monument, qui symbolise à lui seul l’histoire récente de l’Algérie, essentiellement tissée dans la douleur, et la silhouette menue et délicate du petit chanteur à la voix oiselée, il y avait tout un abîme, pour ne pas dire un paroxysme.
Très heureux de l’impact évident de ce premier concert donné chez lui depuis dix ans, devant une foule estimée, elle aussi, à cent mille personnes mais bien vivantes et jusqu’au vertige , Mami tiendra par la suite à exprimer sa satisfaction d’avoir contribué à rendre à l’actualité de son pays, exclusivement traitée sur le mode tragique ces derniers mois, une certaine légèreté. Son chant avait peut-être les vertus caressantes d’un traitement homéopathique à qui l’on confie la guérison d’un corps mille fois donné pour mort, mais il sut faire parcourir sur sa peau un frisson si puissant qu’il nous hérisse encore le pigment rien qu’à l’évoquer. Pendant plus d’une heure, le petit soudeur de Saïda a enflammé l’esplanade avec un répertoire où se mêlaient l’ancien et le nouveau, le léger et le profond, le traditionnel et le moderne. Avec, en point d’orgue, ce Bledi (Mon pays) qui mit tout le monde d’accord.
A l’heure où précisément l’on parle de réconciliation et de « concorde civile », il n’échappait à personne que dans ces quelques couplets repris à l’unisson se cristallisaient les attentes et les espoirs d’une nation pour ainsi dire portée disparue. Azwaw, accompagné par un bagad breton, souleva dans le public une houle de bras et de corps surpris de se voir bouger ainsi dans une euphorie, refoulée si loin et depuis si longtemps que sur les visages se lisait clairement la surprise de partager de la sorte la liesse, après avoir si souvent eu en commun l’abîme. Et en traversant le magma humain pressé devant la scène, on put reconnaître cette odeur caractéristique de certaines contrées où la souffrance mène la danse. Comme si les corps en sudation évacuaient une partie de cette peur avalée à chaque repas. On attend d’un concert qu’il soit un moment esthétique traversé d’émotions. On se retrouve rarement confronté à une sortie de coma.
Mais bien que porté par l’enthousiasme du moment, et peut-être rassuré par le déploiement sécuritaire qui s’imposait tant par le nombre que par l’équipement jamais vu autant de talkies-walkies ! frisant parfois la paralysie à force d’ordres et de contre-ordres, on se surprit à penser à l’impensable. Car dans cette partie du monde, l’aiguille du pire a plus souvent oscillé du côté du certain que du possible. Sur les toits des immeubles de Diar El Mahçoul qui entourent l’esplanade et, immédiatement, font songer aux quartiers Nord de Marseille, ou à l’Ariane de Nice, on ne pouvait s’empêcher d’imaginer la présence d’un sniper, ni refouler les souvenirs de Lounes Matoub et de Cheb Hasni, deux artistes assassinés pour avoir usé de leur droit à penser et à s’exprimer librement.
Dans l’avion le ramenant à Paris, Mami dira combien l’envie de chanter en Algérie avait effacé dans son esprit toute idée de danger : « Les gens à Paris me disaient « Mais tu es fou, tu vas te faire tuer. » Je suis fataliste. Arrive ce qui doit arriver. Cela fait maintenant six ans que je souhaite me produire chez moi. Cela nous ramène donc à 1993, le moment le plus dur de la guerre où un tel projet était irréalisable. En 1995, ce sont les responsables de l’OREF (Office du Riahd El Feth) qui sont venus me trouver. Là, c’est moi qui ai refusé. Je ne voulais pas chanter alors qu’à proximité se commettaient des assassinats et des massacres. Je trouvais ça indécent. Les organisateurs n’ont pas renoncé et, chaque année, en prévision des fêtes du 5-Juillet qui marquent l’anniversaire de l’Indépendance, ils ont voulu me programmer. Si je n’ai plus chanté en Algérie depuis dix ans, j’y reviens fréquemment pour visiter ma famille, et il y a environ six mois, j’ai senti un changement : les gens en avaient plus qu’assez de cette situation et flottait dans l’air comme une envie de vivre à nouveau. Le pays donnait des signes de guérison. C’est là que je me suis dit « Voilà, c’est le moment. » C’est donc moi qui ai repris contact avec les organisateurs. Il était important à mes yeux que ce concert puisse se faire à Alger. J’aurais pu le donner à Oran ou à Annaba, mais je préférais Alger pour le symbole. Je voulais dépasser les rivalités régionales qui ont longtemps pourri la vie du pays. Je voulais chanter en tant qu’Algérien, pas en tant qu’Oranais. »
Si les principaux problèmes rencontrés furent surtout d’ordre technique, les péripéties qui émaillèrent les récentes présidentielles, et notamment le théâtral désistement, à quelques heures du scrutin, des six candidats opposés au nouveau président Abdelaziz Bouteflika, auront jeté sur le projet une dernière incertitude. « J’étais trop engagé pour faire marche arrière, mais cet événement a quand même mis le doute. A un moment, j’ai même cru que c’était foutu. Quand Bouteflika a commencé à dire qu’il souhaitait avant tout le rétablissement de la paix civile, j’ai repris espoir. »
Le concert du 4 juillet aura ainsi bénéficié d’une heureuse coïncidence entre l’envie de Mami de retrouver son public et le souci du nouveau gouvernement de manifester à l’aide de symboles éloquents dont font aussi partie les libérations d’islamistes exempts de crimes de sang ses intentions d’apaisement auprès de la population. Le pouvoir, engagé dans une nécessaire opération de séduction à l’intérieur de ses frontières mais aussi sur le plan international, a certainement trouvé opportune l’idée de marquer sa différence en autorisant, et en aidant, l’un de ses plus célèbres ressortissants à faire des festivités du 37ème anniversaire de l’Indépendance le passage à une ère nouvelle. Toutes les exigences de Mami auront ainsi été acceptées, notamment celle de faire venir plusieurs tonnes de matériel de Paris. « C’était une condition essentielle pour moi : donner un concert avec la sono et les lumières que j’utilise quand je tourne en Europe ou aux Etats-Unis. Le public algérien mérite d’assister à un concert digne de ce nom. » Les journalistes invités furent surpris de se voir attribuer un visa d’entrée qu’en d’autres temps il leur aurait été difficile d’obtenir.
Repris en boucle dans les jours qui suivirent sur l’ensemble des chaînes de télévision françaises, abondamment commenté à la radio et dans la presse, l’événement aura été un coup parfait pour le nouveau régime. Et pour Mami qui, venu bénévolement, préfère, quelques heures plus tard, se replonger dans ce qu’il désigne lui-même comme « l’un des plus beaux moments de (sa) carrière ». « Monter sur scène et se retrouver avec ce public que je n’ai pas vu depuis dix ans, il faut comprendre, c’était émouvant… Dans la loge un peu avant, j’entendais le public scander mon nom : « Mami, Mami ! » Je me suis mis à pleurer et à frapper les murs pour libérer un peu de ce trop-plein. J’avais une boule dans la gorge. Quand je suis sorti de scène, quelqu’un m’a pris le bras et m’a dit « Tu nous as honorés. » Tu vois, quand j’en parle maintenant, j’en ai encore la chair de poule. »
Mais le plus sûr vainqueur de cette drôle de soirée aura été le raï, cette musique jadis méprisée qui depuis toujours cristallise les problèmes entre générations, comme le rock’n’roll en son temps. Revenu au pays auréolé des succès remportés à l’étranger et sous une forme modernisée, le raï aura en l’espace de quelques minutes pris sa place dans le patrimoine culturel algérien. « Hier, des ministres assistaient au concert. Et avant moi, il y avait sur scène d’autres artistes, et notamment ce groupe de jeunes filles qui chantaient avec le nombril à l’air, un truc impensable il y a encore peu de temps. » Des trucs impensables, on en espère encore beaucoup en Algérie, où les fameuses paroles de Martin Luther King pourraient servir à inspirer d’autres chants : « Apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir ensemble comme des idiots. »