De Space oddity à Let’s dance, David Bowie n’aura été je veux dire non pas sa “démarche artistique” ni son ” uvre”, mais bien lui, comme incarnation d’un processus et d’une dynamique qui l’irradient à tout instant qu’une longue approche du chaos, mais surtout une incessante lutte intérieure pour pouvoir distinguer le chaos […]
De Space oddity à Let’s dance, David Bowie n’aura été je veux dire non pas sa « démarche artistique » ni son » uvre », mais bien lui, comme incarnation d’un processus et d’une dynamique qui l’irradient à tout instant qu’une longue approche du chaos, mais surtout une incessante lutte intérieure pour pouvoir distinguer le chaos de son double hideux : le néant, cette contrefaçon du Chaos créateur, cet échec à approcher le chaos, que les romantiques confondent avec la connaissance ultime du chaos.
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Car Bowie dans les années 70 n’était pas cet être calculateur et malin qu’on a parfois décrit, mais un animal compliqué, inconscient, presque débile, avançant presque à l’aveugle, comme un bloc de désordre jeté dans le vide ; ébloui par cette double confrontation (son chaos intime et le vide qui l’environnait). Chaque seconde de sa musique témoigne d’une victoire, chaque chanson arrache une forme à l’informe et au chaos, mais aussi au vide qui l’entoure et voudrait lui barrer l’accès à son propre désordre, et il nous livre ce bloc d’informe formé tel qu’il l’a prélevé, c’est-à-dire hanté de toutes parts par le néant ; c’est pourquoi Bowie n’a besoin d’aucun effet superflu, d’aucun micro de réverbération et autres prothèses vocales, pour faire résonner sa voix et sa musique avec l’ampleur et la profondeur qu’on leur connaît : il lui suffit de se présenter tel qu’il est, à savoir rescapé à tout instant du néant, mais possédé de milliers de formes si chaotiques qu’elles perdent presque forme, pour que sa musique et son chant aient immédiatement cette envergure cosmique, jamais entendue ailleurs.
Tous ses albums jusqu’à Let’s dance témoignent de cette éprouvante lutte, une musique de plus en plus dominatrice du chaos, de plus en plus familière avec lui (sans hurlements ni stridences, comme un chœur de voix démentes qui parlent tranquillement de leurs démences respectives et les harmonisent les unes aux autres sans avoir à se concerter), mais aussi de plus en plus harcelée par le vide, qui jusqu’à Scary monsters ne fait que contribuer à la splendeur de sa musique et surtout de sa voix, offrant aux multiples voix qui habitent la seule voix de Bowie un espace infini pour se répercuter. Mais à partir de Let’s dance, ce vide envahit tout.
Car Bowie n’est pas, fondamentalement, un romantique : quand il ne peut plus faire barrage au vide et éviter d’y basculer, il ne le fait pas sur le mode dépressif, suicidaire ou aliéné, mais jette négligemment l’éponge et se retranche dans une absence très glaciale, dont Tonight et Never let me down sont encore les terrifiantes traces. Les détracteurs de Bowie l’ont toujours accusé d’être vide, superficiel, ne possédant qu’un talent décoratif, habillant d’artifices sans nombre une sensibilité creuse et une inspiration inexistante, quand de toute évidence c’est l’exact inverse qui est vrai : les chansons de Bowie sont autant de détachements d’une matière brute et chaotique, et ce sont ces détachements qui sont habillés par le vide, non en vertu d’un choix poseur et affecté mais victimes comme leur auteur d’une compression permanente sur elles exercée par le néant ; elles ont dû affronter ce néant pied à pied, le repousser encore et encore, si bien qu’une fois accouchées ses chansons restent maculées de néant comme un restant de placenta qui une fois mis bas se mue en halo étincelant.
C’est l’ensemble de ce parcours guerrier que la musique de Bowie nous donne à entendre, son rythme même : le rythme n’est pas la pulsation ni ce battement binaire que le rock ou la techno moulent sur le battement cardiaque : il faut plutôt se figurer une onde, la vitesse d’une onde filante où sans cesse se produisent de nouvelles variations et l’auditeur de Bowie d’entendre jusqu’aux minuscules inflexions qui impriment à ce flux ses accélérés de désastre ou ses pauses proches du coma. Et toutes ces variations ne font rien que nous indiquer la force de compression qu’exerçait le néant sur Bowie au moment où on les entend : « It’s not the side effect of the cocaine », chanté d’une voix si subtilement grelottée, mais avec une vitesse de précipice, est le pressurage de Bowie par l’overdose voisine (il faut l’entendre live en 76, les plus stupéfiants concerts qui furent jamais, cocaïné jusqu’aux moelles, éruptif jusqu’à l’explosion et déchiqueté par le néant, pour une musique si euphorique que le phénomène défie toute analyse rationnelle) ; des chansons d’amour geintes comme si elles ne s’adressaient à personne, qu’aux têtards d’êtres que sa folie continue à former et à faire grouiller pour lui permettre d’exister encore ; il chante souvent « reste » et nous savons qu’il ne parle pas à quelqu’un mais qu’il se livre à une incantation vitale, à une sorte de sabbat biologique destiné à sauver ses sangs de l’anémie et à lui permettre de continuer à avancer dans ce cosmos vide où, malgré toutes les musiques, personnes, drogues, fantômes qu’il pourrait s’insuffler, il se tient toujours aussi désespérément seul (peu de noms sont aussi magiques à prononcer que celui de David Bowie : ce n’est pas seulement que, comme d’autres, on le sait très chargé et prestigieux personnellement je m’en fous , mais là encore, c’est cet élément de vide qui le fait résonner si loin).
On l’a beaucoup accusé de voler des artistes au génie beaucoup plus « pur » que le sien, Lou Reed, Iggy Pop ou Brian Eno, sans comprendre qu’il ne s’agissait pas de dérober des musiques ou des personnes mais de se peupler lui-même, pour maintenir son chaos à flot et survivre tout bêtement : Reed ou Iggy n’ont, dans la cosmogonie Bowie, pas plus d' »existence » ou de « réalité » qu’un Aladdin Sane ou un Thin White Duke ; fantômes qui finissaient souvent par le vampiriser lui, beaucoup plus qu’il n’a vampirisé Reed ou Iggy, car eux (non pas les vrais, mais leur transformation dans l’organisme bowien) le vampirisaient de l’intérieur. Ses collaborations n’ont donc jamais été des cache-misère mais avaient une vertu rituelle et s’inscrivaient tout naturellement dans son processus de survie : il se démultiplie pour mieux comprendre et appréhender le chaos qui est multitude infinie, il se nourrit de ces êtres formés en lui-même pour à la fois créer et ne pas succomber (mais c’est bien parce qu’il crée qu’il risque de succomber), et ces êtres le mangent en retour puisqu’ils sont lui, et le magma de création brute Bowie s’annule petit à petit et laisse le néant le manger ; la fine membrane qui l’en sépare encore frémit, s’atténue, puis rompt et laisse le vide tout submerger : ce qui aurait pu concrètement se manifester aussi bien par la mort, la dépression catatonique, la psychose définitive, que par l’horrifique Dancing in the street.
Car enfin qu’est-ce qui différencie Starman de Heroes, Heroes de Modern love, Modern love de Day in day out ? Presque rien : les quelques millimètres qui séparent le génie de l’inconscience, la schizophrénie de l’autisme, la complexité sans fin d’une annihilation générale. Et tout compte fait, qu’il lui ait fallu dix ou quinze ans pour se ressourcer et se remettre, littéralement, en orbite, voilà qui a de quoi stupéfier : la plupart de ceux qui ont livré un combat aussi âpre, qui se sont enfoncés si loin dans de si périlleuses régions, une fois noyés ne reviennent pas, ou alors atrocement mutilés : lui en revient encore plus créateur, élégant, intelligent qu’auparavant, mais surtout plus fort : il connaît désormais le chaos et sait comment y plonger sans y laisser des plumes ou sa peau ; il chante désormais en mémorialiste génial (This chaos is killing me, I’m deranged, il faut être bien mesquin pour ne pas frémir à des évocations aussi bien senties) qui bat le rappel de ses anciens démons avec virtuosité ; tant pis pour les romantiques, névrosés, instantanéistes de la terre, et tant mieux pour ceux qui, comme moi, ont toujours plus admiré Le Temps retrouvé qu’Une Saison en enfer. Même si je suis loin d’être, personnellement, hors de danger.
Mehdi Belhaj Kacem
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