Le géant Matthew E. White et la fragile Natalie Prass publient au même moment leurs albums respectifs, réalisés avec la même équipe d’orfèvres. A eux deux, ils incarnent ce que la pop américaine a de plus distingué à offrir.
Voilà deux albums aussi dissemblables et proches que le sont leurs auteurs. Sur un plan morphologique, tout éloigne le géant à la pilosité de type néandertalien, Matthew E. White, et la frêle brindille à l’épiderme translucide Natalie Prass. Musicalement, même si on peut s’amuser à déterrer les ramifications de leurs racines communes, on ne saurait confondre l’arborescence bien distincte qui en émane.
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Ce qui les rassemble tient pourtant de l’essentiel : ils ont grandi tous les deux en Virginie et Matthew E. White a réalisé le premier album de Natalie Prass en même temps qu’il l’accueillait sur son label, Spacebomb Records. Le hasard du calendrier aura voulu également que le nouvel album du pygmalion barbu, Fresh Blood, paraisse en France à quelques semaines d’intervalle de celui de sa protégée. Précision pour la rubrique potins (et pour les vendeurs de sommiers) : leur couple artistique s’arrête aux frontières du studio.
Autre précision, d’importance celle-ci : ce sont deux des disques les plus vibrants et ouvragés que vous aurez l’occasion d’entendre cette année, même si, comme pour d’autres candidats aux podiums annuels (Tobias Jesso Jr., Father John Misty ou B.C. Camplight), l’année en question importe peu. Ils auraient pu, notamment, éclore l’un comme l’autre au cœur des seventies, période bénie de la production musicale américaine dont ils retrouvent les alliages ensorcelants et la brillance analogique.
Spacebomb, un label impressionnant de maîtrise
Ceux qui suivent de près l’actualité musicale n’ont pas oublié le premier album de Matthew E. White, Big Inner, sorti il y a un peu plus de deux ans, qui révéla l’imposante présence de ce songwriter qui jumelait en sept chansons prodigieuses la force tranquille de Leonard Cohen avec la sensualité ardente d’Al Green. Ces débuts tout en profondeur (Big Inner, jeu de mot) n’étaient pas simplement prometteurs, ils étaient l’assurance sans risque de tenir l’un des repères importants du paysage musical américain des prochaines décennies.
Enregistré à la même époque, avec la même bande de musiciens et la même ferveur folk & soul, le premier album de Natalie Prass qui ne paraît qu’aujourd’hui fait aussitôt naître les mêmes certitudes. Le microclimat du label Spacebomb, entreprise à l’ancienne où sont intégrés musiciens, arrangeurs et choristes qui coulissent d’un projet à l’autre, dévoile depuis Richmond un monde opulent qui impressionne autant par sa maîtrise globale que par sa qualité artisanale. “Nous venons tous du même endroit, précise Matthew E. White, nous aimons les mêmes musiques et nous avons la même façon de faire des disques, avec pour modèles Motown ou Stax, et au lieu de ruminer chacun dans notre coin, nous avons préféré mutualiser nos désirs pour ne pas les laisser s’assécher.”
Big Inner fut la première sortie estampillée Spacebomb et le succès immédiat de Matthew E. White, notamment en Europe, est venu perturber un temps la croissance paisible du label, affectant au passage son fondateur. “Le deuxième album s’est fabriqué dans la douleur. Je devais prendre soin de trop de choses en même temps, je n’avais pas le droit d’abandonner mes amis, qui m’avaient aidé jusqu’ici, pour ne me consacrer qu’à moi. Nous sommes neuf à travailler à Spacebomb, je ne suis que la figure visible et dans la position qui est devenue la mienne, je me devais de maintenir cette énergie en mouvement.” Accablé de récompenses et écrasé sous la dithyrambe critique, le colosse aux mains d’or mais aux pieds d’argile a dû se refaire une santé, histoire que son amour pour le grand consumé Philip Seymour Hoffman (auquel il consacre l’orageux Tranquility sur son nouvel album) ne l’embrase pas à son tour. Après Big Inner, ce sera donc Fresh Blood, la renaissance après la naissance, et ce deuxième chef-d’œuvre sonne comme une version enrichie du premier quand on aurait pu s’attendre, vu les tempêtes traversées, à un racornissement intimiste.
Le fantôme de Judee Sill, prodigieuse songwriter californienne, plane sur l’album de Matthew E. White
Ce “sang neuf” transfusé dans la musique déjà palpitante de Matthew E. White, ce sont des flux bouillonnants de cordes et ces pulsations de cuivres, ces chœurs battants et emplis d’âme (soul en VO) qui élèvent chaque chanson à la manière d’une miniliturgie au groove dévastateur. Le tellurique Take Care My Baby, qui ouvre le bal, avec ses trompettes mutines et son orchestre en tenue de gala, évoque le jardin des délices de Minnie Riperton, dont le mentor Charles Stepney (du groupe soul psyché Rotary Connection) est l’une des influences clairement revendiquées par White. Il dit avoir beaucoup écouté également les demos de Carole King alors qu’il traçait les premières esquisses de ces dix chansons, tandis que l’ombre ironique de Randy Newman lui tient compagnie en permanence pour éviter de sombrer “dans le piège de l’autocomplaisance et du chantage émotionnel”. Dans le finale, intitulé Love Is Deep, il interpelle par leurs prénoms Marvin Gaye, Billie Holiday et surtout Judee Sill, prodigieuse songwriter californienne dont le fantôme plane à l’évidence sur tout l’album. “Quand je l’ai découverte il y a quelques années, je ne pensais pas qu’il pouvait exister un tel continent musical encore si méconnu. Que l’on compare ma musique à la sienne est le plus intimidant des compliments.”
Mais si Matthew E. White ne se lasse jamais de clamer son amour pour les productions West Coast des années 70, le cataloguer parmi les vieux garçons qui protègent jalousement leur collection de vinyles est une erreur. Lorsqu’on lui demande quel artiste il rêverait de signer sur Spacebomb, un nom fuse sans l’ombre d’une hésitation : Frank Ocean. Le message du single Rock & Roll Is Cold n’était donc pas une blague, et sur fond de boogie badin notre grande asperge flegmatique est tout à fait sérieux lorsqu’il oppose la “colditude” du rock’n’roll à la coolitude du r’n’b. “Le rock n’est qu’un dérivé de la culture noire aux Etats-Unis, qui a irrigué toute la musique populaire. Aujourd’hui, ce qui, à mes yeux, demeure le plus vivant dans cet héritage, c’est Frank Ocean ou Tyler The Creator, et même des artistes de masse comme Beyoncé. C’est, en terme de production, la musique qui transcende le plus de frontières, alors que le rock est devenu un genre plat et inerte.”
L’album de Natalie Prass, une source de plaisirs immédiatement renversants
Faute d’avoir les moyens d’accueillir Frank Ocean ou Beyoncé sur son label cinq étoiles, Matthew E. White a débusqué la non moins séduisante Natalie Prass, qui n’a rien d’une déesse moderne de la soul, mais dont le premier album n’en demeure pas moins une source de plaisirs immédiatement renversants. Leur osmose est aussi parfaite que leurs retrouvailles furent cocasses : “Lorsque nous étions au lycée, raconte Natalie Prass, nous participions à des Battle of the Bands, mais il se trouve que j’ai remplacé Matthew dans un groupe qu’il venait de quitter. Nous nous observions de loin, nous avions sans doute des goûts en commun, mais on ne s’était jamais vraiment parlé. Des années plus tard, j’habitais à Nashville et je désespérais de trouver quelqu’un pour m’aider à mettre en forme mes chansons, quand un ami m’a parlé de ce garçon de Richmond qui faisait des prodiges avec son groupe. Quand j’ai compris qu’il s’agissait de Matt, j’y ai vu comme un signe du destin.”
Après avoir fréquenté le prestigieux Berklee College of Music de Boston, Natalie échoue avec sa famille à Nashville et fréquente sans illusion les bars country de la ville. Cette jeune surdouée d’à peine 20 ans (elle en a 29 aujourd’hui) compose sur un rythme frénétique des chansons dans tous les styles, avec une préférence pour la soul-pop distinguée de Dionne Warwick et la douce amertume d’Harry Nilsson. Elle est repérée pour ses talents de pianiste élégante par Jenny Lewis (l’ex-chanteuse de Rilo Kiley) qui l’embarque avec elle sur scène mais ne parvient pas à dissiper sa frustration, qui se mue en désespoir lorsqu’elle lâche la musique pour lancer une affaire… de toilettage pour chien.
Heureusement rattrapée par le collier par le généreux Matthew, ses désirs deviennent réalité lorsqu’elle retourne en Virginie et que le tapis de Spacebomb se déroule sous ses ballerines. Puissant et délicat, composé de pop-songs pétulantes (Bird of Prey), de ballades soul pigeonnantes (My Baby Don’t Understand Me) et de mélodies aériennes que l’on jurerait taillées pour des comédies musicales (Christy ou It Is You, déjà repérée par la pub), ce premier album est un ravissement qui assume pleinement son anachronisme : “Je suis insensible aux fluctuations de la mode, j’ai toujours rêvé de faire une musique intemporelle, j’écris surtout des chansons que j’aimerais écouter.”
albums Matthew E. White : Fresh Blood (Spacebomb/Domino/Pias) ; Natalie Prass : Natalie Prass (Spacebomb/Caroline/Universal)
concert Natalie Prass, le 18 juin à Paris (Maroquinerie)
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