Sur Vespertine comme sur ses albums précédents, Björk a fait appel à ses musiciens préférés du moment. Parmi lesquels le duo californien Matmos, qui accompagnera l’Islandaise tout au long de sa tournée mondiale. Petite histoire d’une rencontre féconde.
Paris, juin 1999. La scène du Batofar est occupée par deux types, un grand blond et un petit brun, qui s’acharnent à créer en direct une musique électronique qui suinte, siffle, hurle, crisse et s’élève en un mouvement vertigineux rarement vu ou entendu, qui mélange habilement musique concrète et house, avant-garde et techno. Ces deux types s’appellent Drew Daniel et Martin « MC » Schmidt, alias Matmos, un duo d’electronica tordue, palpitante et exigeante, originaire de San Francisco. Le lendemain, dans un bar du côté de Pigalle, Drew et Martin profitent de Paris et, avant de jouer aux touristes amoureux, racontent leur vie, leur musique, leurs envies. Dans la conversation, une anecdote capte l’attention : « On ne sait pas trop comment ça se fait, raconte Drew, mais on a été contactés pour faire un remix pour Björk. Evidemment, ce n’est pas elle qui a décroché le téléphone, mais un de ses hommes de confiance. Il paraît qu’elle aime vraiment beaucoup ce qu’on fait. Le type nous a demandé combien on voulait pour faire ce boulot. Moi, je n’en avais vraiment aucune idée. Matmos est plutôt habitué à faire des collaborations désintéressées… J’ai dû lui sortir un chiffre ridiculement bas, je crois que le type a manqué de s’étouffer ! En tout cas, il nous a tout de suite proposé bien plus que ce qu’on demandait. Avec cet argent, on a pu acheter notre premier ordinateur portable, c’était chouette. »
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Un an plus tard, Matmos, de passage à Paris pour un concert au Centre Pompidou, reparlait avec enthousiasme de Björk : l’Islandaise venait de leur envoyer des ébauches sonores, jouées sur un clavecin. Ces croquis musicaux préparatoires étaient destinés à être tripotés et triturés par Matmos, en prévision d’une éventuelle nouvelle collaboration. « Je crois, confiait cette fois Drew, qu’elle a envoyé les mêmes motifs à tous les artistes avec lesquels elle a envie de travailler pour son prochain disque. » Il faut préciser qu’à l’époque, les deux Californiens étaient davantage préoccupés par les dernières touches nécessaires à leur propre album, le beau et torturé A Chance to Cut Is a Chance to Cure, sorti début 2001.
Quelques semaines avant la sortie de ce disque, le duo, une fois encore, était à Paris, pour assurer la promotion de l’album. Pourtant, loin d’être obnubilés par leur propre disque, Drew et Martin étaient surtout préoccupés par leur travail en cours : produire Björk. Car Matmos, confirmant une rumeur alors insistante, était désormais au service de l’Islandaise. « Elle loue nos services pour l’année à venir. On va terminer la production de son album et ensuite partir en tournée avec elle. De toute manière, quoi qu’il arrive, on gagnera bien plus d’argent en bossant pour elle que tout seuls. Et puis, c’est une tournée mondiale, on va voir du pays. »
Surexcités par ce cadeau tombé du ciel, Drew et Martin passaient ainsi leur temps à évoquer Björk et l’enregistrement de Vespertine. « C’est incroyable, on devrait parler de notre disque, mais en fait la chose qui nous préoccupe le plus, c’est Björk ! Je me souviens de la première fois qu’elle est venue à la maison, à San Francisco. On a eu une galère incroyable : notre ordinateur s’est planté. Impossible de le faire démarrer ! On avait la honte. »
Partie timide et distante, la relation entre Matmos et Björk s’est construite graduellement. Bien que ne faisant pas partie des fans purs et durs de l’Islandaise, le duo avoue une grande admiration pour la chanteuse et notamment pour sa capacité à transcender les textes, sans avoir l’air d’y toucher : « On travaille sur un morceau un peu particulier, à partir d’un texte de Wittgenstein, qu’on fait réciter à des amis, dans plusieurs langues. Dans chaque album, on en met un bout, le tout formant une sorte de puzzle. Dans quelques années, on rassemblera tout ça pour en faire un morceau à part entière. On a demandé à Björk de lire le texte. On ne voulait pas qu’elle le chante, simplement qu’elle le lise et, éventuellement, qu’elle improvise autour de quelques boucles à nous. Mais c’est Björk : il a suffi qu’elle s’approprie le texte pour en faire quelque chose d’extraordinaire. Elle s’est mise à chanter Wittgenstein et ça a été incroyable. »
L’implication de Matmos auprès de Björk témoigne du flair de l’Islandaise qui, après avoir travaillé avec Plaid, Howie B ou Funkstörung, laisse toujours s’exprimer ses penchants et ses coups de c’ur, aussi iconoclastes ou avant-gardistes soient-ils. « Au début, avec elle, on s’est surtout échangé quelques idées sur certains morceaux. Elle nous demandait si on pouvait rajouter des choses sur telle partie, puis des beats sur telle autre. Petit à petit, on s’est retrouvés à travailler sur une dizaine de morceaux. Elle nous a ensuite fait venir pour bosser auprès d’elle, pendant le mixage du disque. Là, un type nous a accueillis en disant, avec un air un peu accablé, « Ah, c’est vous Matmos ? On écoute BEAUCOUP vos disques. » Le pauvre gars avait vraiment l’air d’en avoir marre d’entendre du Matmos à longueur de journée ! »
Sortis de leur home-studio californien, Drew et Martin ont déboulé sur le chantier de Vespertine et s’y sont découvert, estomaqués, des clones : « Il y avait des morceaux programmés à notre manière, qui sonnaient exactement comme du Matmos sauf qu’il leur manquait un petit quelque chose, peut-être un peu de saletés… C’était du Matmos très propre ! Il y avait même un morceau dont la rythmique était construite à partir d’un enregistrement des pas de Björk dans la neige : voilà une méthode de composition typique de Matmos, mais que Björk s’était complètement réappropriée, avec beaucoup de bonheur. Il faut dire aussi qu’elle travaille avec des producteurs et des ingénieurs du son qui excellent dans ce qu’ils font. Les mêmes types qui programment les disques de Madonna, d’ailleurs. »
C’est sans doute pour ne pas se contenter d’un ersatz, aussi parfait ou policé soit-il, que Björk a tenu à avoir l’original Matmos auprès d’elle. « Ça a été dur pour nous d’arriver si tard dans le processus et même de devoir travailler avec des voix, qui prennent tellement d’ampleur et de place dans le spectre des chansons. Il faut bien réaliser que le chant de Björk s’impose à la musique, même la plus abstraite ou la plus difficile : dès qu’elle chante, la musique se transforme et l’on n’entend plus qu’elle. Par ailleurs, elle exprime des choses que nous n’exprimons pas dans notre musique. L’émotion et le courage ne sont pas des thèmes de prédilection de Matmos. J’ignore dans quelle mesure notre apport compte vraiment : nos sons sont évidemment en retrait, notamment par rapport à la voix. Ce qui est certain, c’est qu’elle souhaitait vraiment avoir à ses côtés, au moment de la réalisation du disque, des gens avec la même sensibilité que la sienne. Et maintenant que l’album est bouclé, on va l’accompagner sur scène. Du coup, on apprend à jouer ses vieilles chansons. Incroyable : Matmos est devenu un groupe de reprises de Björk ! »
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