Rencontre avec Dan Snaith, le mystérieux Caribou, qui publie Andorra, un bien bel album de pop psychédélique et savante. En prime, le clip de « Melody Day ».
Quel genre de type es-tu ? Question difficile…
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Non, la question n’est pas trop difficile pour moi. Je ne suis pas le genre de personne qui peut s’asseoir pendant deux heures et ne rien faire. Je ne me relaxe jamais, je suis toujours excité par quelque chose, en éveil, je veux passer à la suite ; la plupart du temps, ça concerne la musique. Je suis quelqu’un de plutôt positif et enthousiaste. J’aime mettre les mains dans le cambouis, essayer des choses.
Mais ça ne concerne pas que la musique…
J’ai fait un doctorat en mathématiques, ça m’a pris pas mal de temps. Ma is quand j’étais enfant, j’ai tout essayé, d’écrire un livre par exemple, j’ai joué de tous les sports… Mais en grandissant, je me suis rendu compte que la chose qui m’attirait le plus était, à l’évidence, la musique. C’est la seule chose dont je ne me lasse jamais.
Et ce qui n’a pas trait à la musique a-t-il une quelconque influence sur tes chansons ?
Non, je ne pense pas. La musique est pour moi quelque chose de très esthétique : tout tient à la manière dont les choses sonnent, quels sons m’excitent, quelles mélodies me font ressentir telle ou telle émotion, la gaîté ou la tristesse. Je passe ma vie avec des écouteurs vissés aux oreilles, il y a toujours quelque chose de neuf à essayer, à expérimenter, à découvrir, des sons à mettre en concordance…
Comment as-tu expérimenté cette approche émotionnelle des mélodies ?
C’est le plus passionnant : je suis toujours en train d’apprendre comment ces choses fonctionnent, et je pense que personne ne pourra jamais tout à fait le comprendre. C’est un long processus. Quand j’étais enfant, j’étais plutôt versé dans les aspects techniques de la musique. C’était plutôt facile, j’ai appris le piano très tôt, j’ai appris à lire une partition, à jouer de la musique classique. Mais en grandissant, j’ai écouté de plus en plus de musique, et je sais désormais assez facilement ce que j’aime ou pas, ce qui provoque des émotions en moi et ce qui me laisse sans impressions. Je reconnais aussi les idées intéressantes, celles qui peuvent être une base à modifier pour ma propre musique.
Tu apprends des choses sur toi-même, en apprenant ce que tu aimes et n’aimes pas ?
Oui, je pense. Mais c’est difficile à expliquer, c’est très diffus. Quand tu entends une chanson qui te donne envie de pleurer, ça te dit sans doute quelque chose à propos de toi. J’ai passé une année complète à écrire de la musique, et ça a changé mon rapport à elle, j’en suis beaucoup plus proche –je ne suis plus loin d’une connexion directe aux émotions qu’elle peut provoquer. Voilà ce que j’apprends : c’est de plus en plus facile de retranscrire directement les émotions que je sens, ou que je veux sentir.
Mais reste-t-il de la place pour les « accidents émotionnels » dans ce que tu écris ?
Oui, c’est une sorte de processus en deux parties, cette fois. Je m’asseyais pendant des heures, j’essayais des tonnes de choses, j’expérimentais avec des bouts de trucs, de mélodies, de rythmes. J’enregistrais ou écrivais beaucoup de choses, pour conserver une trace de toutes ces idées. Puis je revenais, après un temps nécessaire pour laisser les choses reposer, et je faisais le tri. Je prenais tel petit bout de chose, je jetais tel autre. Puis j’essayais de faire tout tenir ensemble, ce qui demande beaucoup de précautions.
Un puzzle ?
Oui, clairement. J’avais par exemple écrit une section de chanson, je savais que ça devait mener quelque part, et il y a une autre partie ailleurs, les deux vont-elles coller, ou faut-il que la chanson mène à autre chose ?
Comment un puzzle peut-il conserver une émotion ?
Cela vient du processus initial, quand je génère des mélodies, des bouts de chansons. Mais l’émotion, l’accident, peut aussi revenir quand tout tient enfin ensemble.
Comment fut ton enfance ? Que faisaient tes parents, et as-tu eu un accès facile à la culture ?
Mon père est professeur de mathématiques à la fac, ma mère l’a aussi été avant d’avoir des enfants. C’est une famille typiquement académique, tout le monde jouait du piano à la maison, tout le temps, ils nous encourageaient à avoir plein d’activités, à lire, à regarder des films intéressants… On a grandi dans une petite ville canadienne, mais ils ont toujours essayé d’élargir nos horizons. Ils m’ont certes inscrit à des cours de piano, mais ils n’ont ensuite jamais essayé d’influencer le type de musique que je voulais jouer. Nous ne faisons évidemment pas partie de la même génération, on ne s’entendait pas sur tous nos goûts, mais ils m’ont facilité l’accès aux choses.
On parlait des émotions que peut provoquer un morceau : quelle est ta conception d’une bonne chanson ?
Je ne sais pas précisément. Le tout doit fonctionner, ou le tout peut ne pas fonctionner. J’ai beaucoup appris en travaillant sur Andorra, j’ai bossé très précisément sur ces thématiques pendant une année complète, et le plus magique est que je suis finalement totalement incapable de répondre à cette question. C’est une bonne nouvelle : la musique restera toujours quelque chose d’excitant, de mystérieux.
Quel genre d’émotions cherches-tu à provoquer ?
J’espère que c’est comme un miroir, j’espère que les gens ressentiront ce que je ressens. C’est ce que j’imagine, en tous cas. Mais, pour moi, la meilleure pop music a de toute façon les deux faces, elle est dans le même temps euphorique et triste. Et quand je pense avoir fait une chanson qui a vraiment cette combinaison, les gens me la décrivent comme un morceau gai, ou comme triste. Ils n’entendent pas forcément ce que j’entends.
Tu as un doctorat en mathématiques. Y a-t-il un lien entre les maths et la musique ?
Il n’y a évidemment pas de formules en musique comme il y en a en mathématique. Mais il y a cette idée de puzzle : les mathématiques, à un certain niveau, deviennent complètement abstraites, on joue avec des idées abstraites, on essaie de les travailler, de les marier parfois. On tourne autour de choses, on a souvent du mal à comprendre où on va. C’est un challenge qui m’attire, en maths comme en musique.
Mais écrire des chansons n’est pas une science.
Je ne vois pas les mathématiques non plus comme une science. Historiquement, justement parce que l’on parle de concepts abstraits, les maths sont très liées à la philosophie plus qu’aux sciences dures. Les mathématiques sont une chose difficile à préciser, à expliquer. Ca devient excitant, pour moi, quand on a des briques conceptuelles avec lesquelles on peut jouer à sa guise. On peut créer, en maths.
La musique psychédélique est-elle quelque chose d’important, pour toi ?
Oui, parce que j’essaie de créer une musique immersive ; quand je pense à la musique psychédélique, je pense surtout et avant tout à l’immersion mentale qu’elle peut provoquer. C’est mon idée de la musique, c’est aussi ma pratique : disparaître dans un océan de sons et d’idées. J’espère que les gens pourront s’immerger comme je l’ai fait, car c’est comme ça que j’aime les choses. Je ne veux pas faire de la musique qu’on joue dans un bar à vin à la mode et à laquelle personne ne prête attention. Je veux capturer les gens.
Tu penses avoir progressé, à ce niveau, avec Andorra ?
Je ne sais pas, ce n’est pas à moi de le dire. Mais j’ai pu, pour la première fois, ne m’occuper que de musique –ma vie était séparée en deux avant Andorra. Il me semble plus complexe, mais aussi plus complet : j’ai eu plus de temps de penser, d’imaginer les choses, les collages que je pouvais faire.
Utilises-tu les drogues pour écrire ?
Non, je suis toujours totalement sobre quand je fais de la musique. La musique a sa propre qualité pour transporter les esprits, je n’ai besoin de rien de plus pour en profiter pleinement.
Tu parles parfois d’escapisme à propos de ta musique. Peux-tu m’en dire plus ?
Ma vie, au quotidien, est une vie plutôt heureuse. Je n’ai pas à m’échapper de choses horribles, comme d’autres musiciens. Mais la vie quotidienne ne peut pas, ne pourra jamais, être aussi intense, émotionnelle, que faire ou écouter de la musique. C’est pour ça que les gens vont à des concerts, écoutent des disques : les choses sont intensifiées, plus vivantes. Faire de la musique me permet, tous les jours, de faire cela, d’intensifier les choses.
Tu trouves beaucoup de groupes, aujourd’hui, qui sont capables de provoquer ça ?
Oui, bien sûr. Bien que j’aie pas mal de références anciennes, je ne suis pas du genre à penser que c’était toujours mieux avant, je ne pense de toute façon pas à la musique comme à une lignée temporelle. Il y a toujours eu, et il y aura toujours de bons groupes, des gens capables de provoquer quelque chose, de neuf ou de puissant.
Comment les idées te viennent-elles, tous ces bouts de musique dont tu fais ensuite des chansons ?
Je génère un maximum d’idées, puis j’essaie d’en faire quelque chose de cohérent. L’une des choses que les mathématiques et la musique ont en commun est cette idée de vocabulaire ; les idées en mathématiques ou en musique en sont une forme. La technique joue aussi un rôle, d’ailleurs. En bossant comme j’ai bossé, j’ai aussi essayé d’apprendre à mieux maîtriser mes instruments, à comprendre comment fonctionne tel ou tel accord. Je ne l’ai pas fait pour être super impressionnant sur scène, je l’ai fait pour que la technique devienne invisible, que je n’aie plus à penser à ça. Ce sont désormais des outils, un vocabulaire, que je peux utiliser à ma guise, pour avoir plus de facilité à exploiter des idées.
Et d’où te vient l’inspiration ?
Pour cet album, ce n’est pas vraiment venu de l’écoute d’autres artistes ; il n’y avait en tous cas pas que cela. J’ai essayé de générer des idées assez spontanément, mais je serais bien incapable de dire d’où elles viennent. Je ne suis pas de ces personnes dont l’expérience de vie, au jour le jour, est une inspiration pour la création. Démarrer avec un canevas totalement vierge est ce qui m’excite le plus, je joue, les choses viennent…
Tu as eu une attitude totalement obsessive à la musique, pendant la confection d’Andorra ?
Cet album m’a pris un an de travail quotidien, un travail assez lourd. Je ne supporte pas l’impression de pouvoir faire mieux. Quand j’ai fini avec quelque chose, quand je déclare un album terminé, je veux pouvoir me dire que c’est le meilleur disque que je pouvais faire à un moment donné. J’ai travaillé toute la journée, tous les jours. C’est ce que j’aime faire, donc je l’aurais fait de toute façon. Mais je suis toujours plein de doutes. Je suis en compétition permanente avec moi-même. Si je peux faire mieux sur quelque chose, pourquoi ne suis-je pas en train de le faire ? Et je sais quand je peux faire mieux. Je dois parfois mettre de la distance entre moi et ce que je fais. J’écris des choses, je m’éloigne un peu, je fais le tri, j’essaie de les associer, puis je m’éloigne à nouveau, pour être moins pris par ce que je fais, j’évalue, et je change si ça ne va pas. Je repars souvent à zéro. Par cette distance, je dois en arriver au point où j’ai l’impression d’écouter et de critiquer la musique d’un autre. On a besoin de perspectives, quand on est à ce point plongé dans ce que l’on fait.
Ce n’est pas une forme de folie ? Est-ce difficile, parfois ?
Une folie ? C’est à débattre… C’est évident que mes amis ou ma femme ont pu se poser des questions, me dire que je devrais sortir un peu de chez moi, faire autre chose… Mais à aucun moment ma vie a échappé à mon contrôle. Et si quelque chose vaut le coup d’être fait, il faut le faire entièrement, de toute son âme. Mais c’est clair qu’il semble totalement ridicule et décadent de passer une année entière à faire 40 minutes de musique… Mais il peut se passer un mois entier pendant lequel on ne peut plus rien faire ou écrire, et cette période est affreusement frustrante. On aimerait que ce soit facile, mais d’un autre côté, le fait que ce soit difficile est précisément ce qui m’attire, me motive.
C’est peut-être une autre chose en commun avec les mathématiques : les plus gros problèmes mathématiques sont ceux qui excitent le plus la communauté, certains passent une vie entière à essayer de trouver une solution, comme pour la Conjonction de Fermat… Un type a travaillé dessus pendant trente ans, en ermite, retiré chez lui, tout le monde le pensait fou, fini. Mais il a trouvé la solution.
Tu as travaillé sur 670 morceaux, est-ce vrai ?
Ce sont les idées de départ, pas les morceaux définitifs… Mais c’est vrai, oui. C’est le matériel de base de toutes ces chansons. Mais une grande majorité de ces bouts de chansons n’ont jamais été utilisés. Là encore, c’est ce processus de générer des choses, ça se fait dans l’instant, il faut tout laisser sortir, tout noter, tout enregistrer, puis mettre un peu de temps ensuite pour évaluer. Et la plupart du temps, le lendemain, ce n’est pas aussi bon que ce que tu pensais dans l’instant… C’est aussi un processus de raffinage : j’essaie quelque chose qui ne fonctionne pas, mais dans ce quelque chose il y avait une petite idée, un son, un accord qui est valide, qu’il faut conserver, qu’il faut essayer d’associer à une autre idée.
Qu’est ce qui a été le plus long : générer le matériel de base, ou former les chansons ?
Les deux m’ont pris à peu près le même temps, car tout arrivait de toute façon à peu près en même temps… Je n’ai pas eu six mois d’écriture et six mois de mise en forme. Et j’ai du mal pour les groupes qui disposent de trois semaines pour écrire et enregistrer un album, je serais incapable de faire ça ; même si un type avec une guitare et beaucoup d’énergie n’est pas tout à fait dans le même exercice que moi.
Qu’avais-tu en tête après The Milk of Human Terderness et en commençant à penser à Andorra ?
Avant de m’asseoir, de commencer à enregistrer, à trouver des choses, je n’avais pas d’idée particulière. Mais plus je me suis mis à travailler, à écrire et à écouter de la musique, j’ai commencé à réfléchir, à ce que je n’avais jamais encore fait, à ce que j’aime à propos de la musique. Ce sont ces chansons pop très émotionnelles, qui regroupent tout dans quelques courts instants, qui ont un certain punch sensitif. Ce fut alors l’idée de base, derrière chacun des morceaux de l’album : essayer d’avoir cette puissance émotionnelle.
Il y a une chanson des Zombies qui t’a beaucoup marqué…
Oui, c’est l’une de ces chansons à laquelle je pensais. This Will Be Our Year des Zombies : à chaque fois que j’entends cette chanson, que je connais depuis des années, je me sens totalement touché, instantanément. Mais c’est aussi vrai de tonnes d’autres chansons, d’autres artistes, d’autres époques, d’autres genres. Ease Yourself and Glide de Parsley Sound, Blind Deaf & Dumb des Cocteau Twins, extrait de leur BBC Session, des morceaux de James Holden, John Cale, Junior Boys… J’en découvre jour après jour. Je ne voulais pas pomper une quelconque idée, mais je voulais cette même impression, cette émotion dégagée. Je voulais comprendre pourquoi je me sentais comme je me sentais quand j’écoutais ces chansons. Mais c’est totalement intangible. C’est quelque chose que tu ressens.
Essayer de comprendre comment ces morceaux provoquent des émotions était une décision consciente ?
Oui, complètement. Mes albums précédents partaient aussi d’un processus d’écriture, mais je collais ensuite des boucles et des boucles et des boucles, les unes au-dessus des autres. Mais je n’avais pas essayé d’arranger toute chose aussi précisément, avec autant de soin, je ne m’étais pas concentré à ce point sur les mélodies, je ne prenais pas forcément les morceaux comme un ensemble –c’est peut-être ça qui leur permet, j’espère, d’être plus complets sur un plan émotionnel. Mais il est difficile d’entamer une chanson en voulant l’amener précisément sur telle ou telle émotion. Je chante, ou je joue, et je vois ensuite où ça me mène.
Après avoir pris cette décision, comment l’album a-t-il évolué ?
Les premiers morceaux ont clairement une production assez 60’s, style « wall of sound », mais les choses changent un peu dans sa deuxième partie ; ce dont les gens semblent d’ailleurs ne pas se rendre compte. Je suis content quand les gens sortent un peu de ça, se rendent compte que cette surface 60’s n’est qu’un aspect d’un tout. Mon album n’est pas un hommage. Je vais moins vers les chansons sur la fin de l’album, et ce sont les derniers morceaux que j’ai écrit.
Tu as dit que c’était ton album le plus personnel ?
Musicalement, oui, car c’est une exploration de la manière dont je connecte mes émotions à la musique, chose que j’ai explicitement essayé de faire, plus que dans le passé. Les paroles ne font qu’accompagner ça, elles soulignent ou évoquent une émotion qui doit déjà être présente.
Pourquoi Andorra ?
C’est assez long et complexe à expliquer. Je fais cette musique dans un endroit de ma tête, c’est presque comme un endroit physique où toutes ces idées se débattent, et quand je l’imagine, il est romantique, intemporel… Et j’avais cette idée d’Andorre, je ne sais pas pourquoi, je pensais que ce serait exactement comme cette contrée dans ma tête. J’y suis allé l’année dernière, une de mes rares pauses, et ça ne ressemblait pas du tout à ça : ce sont des belles montagnes, mais c’est un pays sans taxes, couvert d’affreux magasins de duty free, des souvenirs horribles. L’endroit dans ma tête est une version idéalisée d’Andorre ; la manière dont je fais de la musique est une manière d’échapper aux réalités de la vie quotidienne.
Caribou sera en concert le 28 novembre à Paris (La Flèche d’Or).
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