Après trois années de silence forcé, M.I.A. revient avec Matangi, un album crâneur, libre et précis. Rencontre avec une femme en mouvements qui étend son univers à la mode en signant une collection pour Versace.
Gonflé à l’egotrip, blindé de batteries frénétiques et parsemé d’élégants répits mélodiques, le quatrième album de Mathangi Maya Arulpragasam, alias M.I.A., ne doit sa sortie qu’à la radicalité de l’artiste londonienne. En menaçant cet été sur Twitter de diffuser elle-même ses nouvelles chansons sur internet, la chanteuse a mis fin à un désaccord qui l’opposait à son label Interscope qui, jugeant l’album Matangi trop “positif”, repoussait constamment sa sortie, d’abord prévue pour décembre 2012.
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Jusqu’à l’ultime coup de sang de la pop-star en août dernier. Près de trois mois plus tard, on retrouve la chanteuse, beaucoup plus détendue, à quelques jours de la sortie de Matangi. En plein coeur de Londres, dans la suite clinquante d’un imposant hôtel qui domine Liverpool Street, M.I.A. reçoit, les cheveux en bataille. Ses mouvements alanguis et désordonnés trahissent une nuit qui a dû être courte. Le temps de parfaire son très rouge à lèvres et de rattraper l’ourlet de son pantalon bariolé et M.I.A. se livre, allure de jeune fille et sourire canaille : “Je ne saurai jamais la vérité sur tous ces reports mais j’en veux à mon label autant qu’il m’en veut… Je suis avec une major, donc ils attendent que je fournisse des gros tubes comme Paper Planes, alors que je préfère être la personne qui inspire les artistes à succès.”
Avec des titres comme Galang, Sunshowers, BoyZ ou Bird Flu, M.I.A. a profité du milieu des années 2000 pour infiltrer la pop par le sous-sol pour mieux lui imposer ses propres codes. Icône de la génération MySpace, grande gueule habituée des prises de position publiques sur la politique, elle a su mondialiser sa notoriété grâce au web pour se poser en phénomène hype inédit. A l’époque, l’ancienne étudiante au Central Saint Martins College of Arts and Design mise sur un patrimoine visuel marqué (couleurs, collages, clips arty et danses suggestives) pour souligner la singularité d’une identité absente des standards de la pop-culture de l’époque. Une jeune femme d’origine asiatique (tamoule), politisée, féminine, musicienne, altermondialiste, capable de prendre l’espace et le pouvoir jusqu’alors toujours dévolus à la même fraction de la population. Le choc n’est pas forcément conscient mais l’éclosion de la chanteuse a valeur de renouveau.
En souvenir de son enfance marquée par la guerre civile au Sri Lanka, les camps de réfugiés et un père parti faire la révolution au sein des Tigres tamouls, M.I.A. baptise ses deux premiers disques du nom de ses parents (Arular et Kala). Le troisième s’appellera Maya (2010), nom avec lequel elle a grandi dans l’Angleterre de Thatcher avec ses frères et soeurs. Plus noir et plus torturé que ses deux premiers essais, Maya se distingue surtout par la polémique qui entoure le clip de Born Free réalisé par Romain Gavras et censuré par YouTube. La vidéo met en scène la rafle de jeunes hommes, tous roux et tous massacrés pour cette raison par une sorte de milice gouvernementale. Le scénario connaîtra une nouvelle incarnation au cinéma dans le film Notre jour viendra, toujours réalisé par Gavras. “J’ai rencontré Romain par le biais de mon frère qui m’avait parlé de ses talents. Nous nous sommes vus à une soirée à Los Angeles avec DJ Mehdi. J’avais une cassette sur moi, on est monté dans une voiture et j’ai mis la chanson. Il a accepté tout de suite de tourner le clip.”
Le morceau Born Free n’a pas de quoi rivaliser avec Paper Planes et la tornade Slumdog Millionaire qui avait envoyé le titre jusqu’aux oscars, mais la collaboration aura une suite. Déjà entendu sur la mixtape Vicki Leekx mise en ligne fin 2010 pour soutenir WikiLeaks et Julian Assange, Bad Girls tabasse l’année 2012. “Le succès du morceau nous a presque obligés à nous lancer sur un projet d’album. On a sorti le single une grosse année plus tard et quand il a fallu trouver un réalisateur pour le clip, j’ai immédiatement pensé à Romain.” Gavras et Arulpragasam se retrouvent donc à Ouarzazate pour tourner l’une des plus impressionnantes vidéos de l’année, inspirée par les photos du Marocain Hassan Hajjaj. Rien à voir avec le clip catastrophique de Give Me All Your Luvin’, sorti le même jour, où on la voit jouer à la cheerleader en (mauvaise) compagnie de Madonna et Nicki Minaj. Une horreur.
Pour éviter les mauvaises fréquentations et structurer Matangi comme il se doit, l’artiste a eu la bonne idée de se rapprocher de producteurs plus raffinés que Martin Solveig. Entre trap music, hip-hop et electro, on retrouve ainsi Danja, The Weeknd, The Partysquad, les Français Surkin et Bobmo ou encore Hit-Boy sur une tracklist dominée par la présence de Switch (déjà invité sur les deux précédents albums de la chanteuse). Mis bout à bout, le tout donne à écouter un collage de sons et d’ambiances ultracohérent incarné par une introduction au charme mystique (Karmageddon). Matangi n’est pas pour autant un album de hippie contrariée, exclusivement tourné vers l’Est, épris d’hindouisme et de délires sur la métempsychose. M.I.A. ne semble pas plus se soucier de la religion que des dirigeants de la NFL (National Football League) qui la poursuivent en justice pour un doigt d’honneur fugace pendant la mi-temps du Super Bowl 2012.
Non, la seule réincarnation que le disque autorise est d’ordre sonique. Sur son deuxième album éponyme (Matangi emprunte le nom sri-lankais de M.I.A. inspiré par la déesse tantrique, maîtresse des arts, de la musique et de la connaissance), la chanteuse réussit le pari osé de ressusciter l’âme de ses premières compositions (sur Only 1 U, Warriors, Double Bubble Trouble). Exodus, petit bijou de r’n’b emprunté au Canadien The Weeknd, trace une ligne improbable entre Björk, l’Asie et le ragga tandis que Y.A.L.A (pour You Always Live Again) oppose une contre-attaque idéologique saignante au YOLO (You Only Live Once) de Drake. Mais sur le rappeur de Toronto, comme sur les autres artistes hip-hop les plus en vogue, M.I.A. ne dira rien. Entre deux silences, elle assène d’un ton monocorde qu’elle se “considère bien comme une rappeuse mais que l’âge l’empêche sans doute de prendre trop à coeur toutes ces histoires de compétition”. Elle poursuit : “Je suis simplement heureuse d’avoir enfin sorti cet album car la plupart des chansons datent un peu maintenant. Après Maya, je ne savais pas si je serais en mesure de refaire un album un jour. Aujourd’hui, je ne peux pas dire ce qu’il se passera après Matangi.”
Ce concept de renaissance perpétuelle scandé dans Y.A.L.A semble surtout s’appliquer à son état d’esprit. Fatiguée, désenchantée par la chose musicale, M.I.A. apparaît nettement plus enjouée lorsqu’il s’agit de parler mode, photo ou street art. Approchée par Versace, la chanteuse vient de lancer sa propre collection inspirée des contrefaçons de la marque italienne. Idée astucieuse pour continuer à renverser les codes tout en alimentant les chroniques dédiées. “La vraie question autour de la collection était de savoir si Versace était capable de produire du Versace contrefait. J’ai montré pas mal de T-shirts incroyables à Donatella. Uniquement des contrefaçons. Elle paraissait assez embêtée au départ ; ça lui semblait trop difficile à imiter : un comble ! Mais elle a toujours apprécié l’idée, je crois. En fait, j’espère que cette collection finira par être contrefaite à son tour.”
Et quand on lui suggère qu’en vendant ses toiles pour 60 dollars à New York, Banksy est allé encore plus loin dans cette démarche de dépréciation de sa propre production artistique, ses yeux s’allument : “J’ai parfois ressenti cette frustration. C’est effrayant d’arriver tout en haut de la culture mainstream. La force de Banksy, son intelligence, résident dans sa capacité à protéger son anonymat depuis le début. Mais la différence entre lui et moi, c’est qu’il est un homme blanc et que je suis une femme mate de peau. Rester en retrait, c’est un luxe que je ne peux pas m’offrir.”
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