La plus importante réussite musicale de l’année fut d’abord une réussite conceptuelle. Il y a un an pourtant, Massive Attack était donné pour mort : incapable de tenir la scène et empêtré dans l’enregistrement chaotique de Mezzanine, le collectif de Bristol gérait ses différences dans la violence et le silence. Mais son album sorti, devenu bête de scène, Massive Attack caracole aujourd’hui en tête des référendums.
Retour sur l’année miraculeuse de Massive Attack et sur la genèse d’un album fondamental. Les magazines féminins posent les questions essentielles : « Qu’est-ce que vous regardez en premier chez un homme ? » Personne ne nous a jamais demandé ce qu’on regardait en premier chez un musicien, mais on répond quand même : sa mémoire. C’est fou ce que ça peut être séduisant, une mémoire. Voilà comment on aime un musicien : la mémoire pleine ou amnésique. Un puits de science ou un puits asséché. Pas de place pour les historiens à mi-temps : désormais, on ne parlera plus qu’aux analphabètes ou aux érudits.
De Tortoise aux Chemical Brothers, de Noel Gallagher (si !) à Portishead, les encyclopédistes portent leur culture de façon personnelle, du débraillé au strict, du flashy au discret. De Prodigy à Grandaddy, les illettrés ont inventé leur propre art, brut et tremblant, herbe folle poussant sans tuteur, en jolies volutes et en rêches épines. Le plus passionnant restant la découverte, rare, de musiciens primitifs et érudits, savants et sauvages en même temps. Sur une surface de quelques kilomètres carrés de l’Ouest anglais, on en a découvert trois : il doit y avoir un filon, là-bas. Du coup, on finirait presque par donner raison à quelques druides secoués qui jurent croix de bois croix de Celte qu’il y a ici, dans les pierres, une formidable source d’énergie d’Avalon, proche de Bristol, aux roches de Stonehenge. La seule raison rationnelle d’expliquer pourquoi PJ Harvey, Portishead et Massive Attack ont grandi dans cette verte vallée, sous les nuages noirs.
On savait les deux premiers stupéfiants à la scène, capables de déchiqueter le lent et patient travail de studio en des concerts fauves, charnels. Auparavant, un bon concert de Massive Attack était un mauvais concert. Aujourd’hui, même un mauvais concert de Massive Attack est un bon concert. Ce fut l’un des événements marquants de 1998 : Massive Attack est aussi devenu une bête de scène après avoir longtemps été une brêle de scène. Aux Etats-Unis, ça avait même failli coûter sa carrière au groupe juste après la sortie de Blue lines, l’album soul le plus important des années 90. Appelé à jouer dans les plus grandes salles américaines, le groupe passera sans que le public ne s’en rende compte, certain que ces DJ et timides MC n’étaient qu’une première partie, un chauffage de salle avant le concert. De concert, il n’y en avait pas, juste quelques brillants sets de DJ où Massive Attack se rappelait avoir été, dans la préhistoire de Bristol, la Wild Bunch : un collectif où les idées fusaient sur les platines, où la soul se redéfinissait malgré elle, au hasard de ces carambolages entre les héritages de chacun du reggae à la cold-wave, du hip-hop à l’easy-listening. On aime Massive Attack car on aime sa mémoire embrouillée, ce tourbillon qui fait se télescoper, loin du sol, la voix d’ange grave de John Holt et les guitares convulsées de Public Image, l’élégance de Bacharach et la brutalité d’Ultramagnetic MC’s… On parle de télescopage, pas de pacte, encore moins de paix.
Il faut être certain de son fait quand on affirme à Daddy G, deux mètres et des muscles en pagaille, que le groupe ne pouvait de toute façon que progresser sur scène, car il était parti de rien. C’est quand on lui dit qu’auparavant son groupe était « une merde » sur scène que le colosse se réveille : il vous prend dans ses bras, éclate de rire et mesure avec joie le chemin parcouru. Ouf.
Souvent, on a vu des groupes évoluer, se roder, se relâcher en tournée. On n’en avait encore jamais vu suivre le processus inverse : un groupe qui se réfrigère au lieu de se réchauffer, se crispe au lieu de se décontracter. Un processus de glaciation assez sidérant : entre leurs concerts parisiens de la Mutualité et du Zénith, entre mai et novembre 98, la température était déjà tombée de plusieurs degrés. Début décembre, alors que le groupe retrouvait l’Angleterre, la scène était désormais une banquise.
Cette année, pourtant, le pays avait connu une forte épidémie de mélancolie, sans doute ramenée par Radiohead d’un de ses voyages tumultueux au fond de la psyché. Mais le mal paraissait bénin comme ces rhumes que les écoliers accueillent avec complaisance, histoire de se donner une contenance. Placebo, Embrace, Unbelievable Truth ou Perry Blake avaient beau se donner des airs affligés, des chansons éplorées, on savait ce qu’il demeurait d’adolescent dans ces détresses : sans trop gratter, on devinait les poses et le chiqué, la panoplie empruntée, le malheur uniquement fréquenté dans les disques des autres de Joy Division à Scott Walker.
Mais chez Massive Attack, exactement comme chez Bashung, on a ici passé l’âge des idées noires à l’eau de rose. Et cette mélancolie n’est visiblement pas confortable, pas accueillante : Massive Attack ne descend pas dans ces abysses pour s’encanailler, un rassurant billet de retour dans la poche. Là où les autres ne visitent ces gouffres que le temps d’un concert ou d’un disque, en badauds, en voyeurs, on sent que le trio de Bristol vit ici.
Il y a six mois, à la sortie de Mezzanine, le groupe lui-même envisageait sa prochaine tournée comme un cauchemar. On ne voyait effectivement pas comment ce disque claustrophobe et privé de lumière allait pouvoir voyager, rencontrer des gens, supporter les immenses salles, lui qui sentait le huis clos, l’intimité orageuse, le repli sur soi. Comment ce disque, né dans la tourmente d’une guerre interne, réglée miraculeusement derrière les portes closes du studio Christchurch de Bristol, allait-il pouvoir éclater en plein jour ? Au mieux, on craignait l’obscénité d’un tel déballage. Au pire, on prévoyait l’effondrement de Mezzanine sur scène : après tout, on connaissait par coeur le terrain particulièrement instable sur lequel cet album s’était construit et les fissures irréversibles qui lézardaient déjà le groupe avant qu’il ne doive, en plus, tourner pendant six mois.
Mais à la scène comme en studio, Massive Attack a réglé une bonne fois pour toutes le problème visiblement sensible de la promiscuité : Mushroom et 3D, le cyclone et l’anticyclone qui se disputent âprement, depuis toujours, le son Massive Attack, ne sont que rarement voire jamais ensemble sur scène. L’immense Daddy G, seul lien entre les deux hommes, y passe parfois, rend visite à l’un ou l’autre. De temps en temps, il s’installe même avec 3D dans le public et regarde le concert de Massive Attack. Sur plusieurs chansons, le trio de Massive Attack est même totalement absent de la scène, laissant à ses employés et invités le soin de jouer l’admirable Hymn from the big wheel, pourtant l’une des plus importantes chansons de soul anglaise club privé où le groupe, de Unfinished sympathy à Protection, possède de sérieuses habitudes. Ces congés sont, pour 3D, Mushroom et Daddy G, une manière de confirmer leur impuissance de musiciens, leur incapacité ou leur pudeur à être sur le devant de la scène, derrière un micro.
Massive Attack est plutôt metteur en scène qu’acteur. Metteur en son : voilà le véritable génie de 3D, Mushroom et Daddy G. Et comme tout grand réalisateur, ils possèdent leurs actrices fétiches, jamais aussi douées que dirigées par eux seuls : Liz Fraser, Tracey Thorn ou Shara Nelson. Et, surtout, un acteur fétiche, rescapé d’un placard de Kingston, où le reggae l’avait oublié : le génial Horace Andy, la seule voix invitée à avoir traversé les trois albums de Massive Attack. Une vision ahurissante en concert : Horace Andy derrière son micro. Le Jamaïcain, qui a dû connaître d’autres tempêtes, reste stoïque, chaloupant le sourire aux lèvres quand, autour de lui, tout craque, tout grince, tout s’effondre. Ce chaud chant asexué et irrémédiablement sexy est alors la seule trace d’humanité dans une musique malade, martiale, martienne, dans ce reggae d’Antarctique, ce dub cryogénisé, cette soul psychiatrique d’une violence assez inouïe même comparée au pourtant dérangé Mezzanine. D’ailleurs, quand 3D finit par remonter sur scène, sa chemise puis sa gestuelle évoquent systématiquement la camisole de force, la prostration qui suit le gavage aux neuroleptiques. Et ce n’est certainement pas avec la présence affolée de Liz Fraser, sur une version détraquée de Teardrop, que ces concerts retrouveront la raison : soumise au supplice nager dans un magma de basses menaçant et sadique , cette voix s’entortille, se débat, se prostre. Une voix cobaye, casse-cou envoyé au casse-pipe, sans protection. Une voix reçue sans ménagement, violentée après avoir été, des années durant, traitée avec tous les égards, toutes les pincettes par les Cocteau Twins. Safe from harm (« hors de danger »), affirme l’une des plus éblouissantes chansons du groupe, alors qu’il n’est ici question que de mettre les voix en danger, de les faire sortir de leurs gonds jusqu’à ce que folie s’ensuive.
Le supplice chinois selon Massive Attack : un combat forcément inégal où de frêles cordes vocales doivent supporter le laminage constant de cordes de basses parmi les plus graves jamais entendues. Il y a du New Order, souvent, dans cet affrontement entre la précision mécanique du groove et ces timbres chancelants, fragiles, entre ce gigantesque iceberg et ce petit feu follet. Un point d’équilibre entre les hommes et les machines que très peu ont finalement déniché : Kraftwerk, Daft Punk, New Order, le Bowie de Low, le Eno de Before & after science… Il faut dire que le quatuor loué par le groupe pour porter Mezzanine à la scène fait des merveilles, réussissant à littéralement habiter cette musique complexe tout en restant d’une sobriété exemplaire, à la fois dedans et à distance, remarquable. Les rythmes, autrefois simplement scratchés par Mushroom, ont pris une ampleur terrifiante. Malgré la taille et les habitudes des salles où joue aujourd’hui Massive Attack, on n’a que rarement vu le public s’aventurer à taper dans les mains, tenu à distance par cette monstrueuse DCA (Défense contre les applaudissements). Seul Unfinished sympathy, où Mushroom confirme qu’il est un immense scratcheur, autorise la manifestation des spectateurs. Un public terrassé par les stridences d’Eurochild ou One love et qui, avant de se faire littéralement happer par les sévices de Group 4 (monument résolument plus proche du death-metal que du trip-hop), tient juste à vérifier que ses sens, sérieusement déréglés par la blancheur des lumières et des bruits, ne sont pas totalement hors d’usage.
On est ainsi loin, très loin de la Wild Bunch et de son minimalisme castrateur, loin du hip-hop originel pas étonnant que Mushroom ne visite que très rarement la scène de cette tournée Mezzanine. En tout, on ne l’y voit qu’une vingtaine de minutes, parfois même assis, les bras ballants, sur l’estrade de la batterie, l’air absent, le geste morne. Car cet homme, en studio, a perdu le bras de fer : ainsi, sa chanson No don’t, qu’il rêvait d’entendre chantée par une diva R’n’B, est devenue Teardrop, chantée par la voix exactement opposée : celle, blanche neige, de Liz Fraser. La plaie n’est visiblement pas refermée : il suffit de voir son air aussi impuissant qu’affligé quand l’ancienne chanteuse des Cocteau Twins s’empare de sa chanson pour mesurer l’ampleur de la défaite. Avare de lui-même en interview, volontiers effacé, il est l’énigme de ce trio, celui dont l’entourage direct du groupe affirme pourtant que l’on sous-estime gravement sa contribution au son Massive Attack, notamment au niveau du savant dérèglement des rythmes. Un apport sérieusement éclipsé par la personnalité et le verbe véloce de 3D alors que Mushroom serait, par exemple, le seul et unique architecte du fascinant Karma coma de Protection.
Quatre ans plus tard, Mushroom est le grand vaincu d’un Mezzanine où les guitares ont réussi leur putsch. Des guitares étranglées sur scène par le très économe Angelo Bruschini, qui tâta longtemps du rock arty à Bristol, au sein des Blue Aeroplanes. Un Bruschini dont l’apport à cette tournée est considérable. Véritable cobaye des expérimentations les plus saugrenues de 3D et de l’ingénieur du son Neil Davidge lors de l’enregistrement de Mezzanine, il a ainsi passé des heures à jouer de la guitare dans le vide, sans autre but que de nourrir le sampler des deux laborantins. En disséquant ces sons et textures, ils tisseront à partir de ces informations les barrières électrifiées de Mezzanine. « On a pris énormément de liberté avec son jeu de guitare. Il arrivait le lendemain en studio, entendait un son et nous disait « Wow, ça sonne super, c’est quoi ? Ça ? C’est toi, mon pote », s’amuse aujourd’hui Neil Davidge, qui a été le seul résident à temps plein de ce studio de Bristol où 3D, Mushroom et Daddy G ne sont venus qu’à l’occasion apporter leur pièce au puzzle, en évitant religieusement de se croiser. En plus de coproducteur, on aurait d’ailleurs pu le créditer au final de psychiatre, de traducteur d’idées vagues et d’assistante sociale de Mezzanine : sans sa rigueur et son absence d’ego, il est probable que le groupe aurait explosé avant la fin de l’enregistrement. Sans lui, il n’y aurait sans doute jamais eu cette fascinante cohérence entre les guitares post-punks de 3D et les beats R’n’B de Mushroom. Alors que beaucoup de producteurs se contentent de bétonner le son, lui s’est sacrifié : il fut le ciment de Mezzanine (lire article page 23). Surtout à une époque où, visiblement, il ne faisait pas bon parler à 3D, terrassé par une paranoïa qui gangrénait toutes ses relations, disparaissant régulièrement pendant des semaines sans donner signe de vie en Cornouailles. Une paranoïa dont l’écriture porte toujours les stigmates : ces sombres histoires de nerfs à cran ou d’incapacité à communiquer finissent d’entraîner Mezzanine par le fond, dans une adéquation entre le son et les mots dont seuls Radiohead ou PJ Harvey semblent aujourd’hui capables.
Cette tension qui aurait eu raison de n’importe quel autre groupe est aujourd’hui devenue le carburant même de Massive Attack, dont on se demande même parfois s’il n’attise pas son propre brasier pour rebondir ou avancer. « Tant pis pour l’image d’Epinal du groupe soudé derrière son oeuvre : notre musique s’est nourrie des tensions, des bagarres. Le confort nous tuerait, nous pourrions vite sombrer dans la complaisance s’il n’y avait pas toutes ces remises en question. Chez nous, il y a un devoir à se mettre en danger. Quitte à perdre des gens en route », nous confiait Daddy G ce printemps. Comme Chevènement, ce groupe est passé si près de la mort qu’il s’amuse désormais avec. Il la nargue, l’aguiche avant de lui claquer la porte au nez. On ne compte ainsi plus les interviews récentes où le groupe a annoncé sa séparation façon brûle-doigts, histoire de se prouver qu’il était toujours en vie, même écartelé jusqu’au démembrement.
On n’évoquera pas devant le groupe les miraculeux deux millions d’exemplaires vendus du pourtant revêche Mezzanine. Nous ne dirons pas non plus à Massive Attack que les lecteurs des Inrockuptibles les ont élus meilleur groupe de l’année : les honneurs provoquent d’étranges réactions chez 3D. Cette année, à la remise d’un MTV Awards de Meilleure vidéo de l’année, on l’a ainsi entendu gratifier Sarah Massey-Ferguson d’un cinglant « Fuck you very much », lui tendant la main pour la retirer en un pied de nez sacrilège, bousculant ainsi sérieusement le protocole et laissant la piteuse duchesse de York avec une main tendue dans le vide et un regard des plus orageux. En recevant, en 96, le titre de Meilleur groupe dance de l’année, 3D s’était déjà illustré aux Brit Awards, en ricanant : « C’est un titre plutôt ironique, aucun de nous ne sait danser. » Voilà donc, peut-être, la force de Massive Attack : composer de la dance-music en étant incapable de danser, c’est-à-dire de tester sur soi l’efficacité et l’aspect strictement fonctionnel de sa musique.
Massive Attack, c’est un film porno tourné par un impuissant voire un eunuque. Avec toute la frustration que cela entraîne et les remises en question qu’une telle incapacité impose. Du coup, en trois albums, Massive Attack a exploré trois voies, brisé à chaque fois les matrices pour se redéfinir un son, une identité vierges. D’après le journaliste Ashley Heath, qui a longtemps suivi le trio de Bristol pour le mensuel anglais The Face, il n’y aurait, depuis Blue lines, que des albums solo sortis sous le nom Massive Attack : Protection serait ainsi l’album de Mushroom et Mezzanine celui de 3D, l’imposant Daddy G se contentant de gérer les ego, d’obtenir à l’arraché des coalitions suffisantes à la stabilité de cette démocratie bananière. « Mushroom et moi, confiait récemment 3D à Q Magazine, on ne peut plus se parler de musique. Il y a des choses qu’on a envie de se dire l’un à l’autre qui ne seraient pas très polies. »
C’est à Bristol que Massive Attack a décidé de boucler son année et cette tournée. Noël à la maison, pour quatre concerts plus une soirée généreusement prêtée aux protégés de leur label Melankolic. « Il y a un côté presque trop parfait à finir ainsi l’année à Bristol, parmi ses potes », confiait le toujours très optimiste 3D à Venue, le magazine culturel de la ville.
Comparée aux hangars où Massive Attack pose son show depuis six mois, la Ansom Room de l’université fait presque figure de petit club. Sur une scène où le light-show spectaculaire du groupe est entré au chausse-pied, Massive Attack paraît soudain tout tassé, recroquevillé. Une impression d’écrasement qui accentue la claustrophobie de ces chansons : Inertia creeps se transforme en monstre rampant, en créature industrielle gluante et venimeuse qui réinvente, en direct, l’expression « force d’inertie »… Plus loin, Mezzanine s’achève dans une blancheur affolante, la plus crue et dérangeante depuis que Bowie avait traduit Station to station à la scène. Une guitare hystérique répète la même courte phrase, bégaie la même électricité mauvaise d’abord mécaniquement, puis avec une rage froide de plus en plus inquiétante. Car Massive Attack a beau jouer du dub, il est glacé d’effroi. Chez lui, la Jamaïque ressemble à l’île du Dr Moreau : même Man next door, cette charmante comptine importée de Kingston (John Holt) via le punk-rock (Slits), a, sur scène, les traits tirés de l’homme traqué, en danger, que personne ne pourra venir rassurer.
A la sortie de Mezzanine, on avait été terrassé par la dureté et la froideur de ce son ; après avoir suivi Massive Attack sur plusieurs dates, on trouve cet album aussi noir que de la guimauve rose, presque fade un comble. Car soumise à l’une des plus radicales et brutales cures d’électrochocs jamais entendues, la musique de Massive Attack s’est raidie, tétanisée. Mais le coeur du groupe, lui, a redémarré. Beaucoup de groupes, au lieu de gérer mesquinement les équilibres d’ego, de faire semblant et d’additionner les compromis comme des épiciers, gagneraient à de tels traitements de choc, à de tels affrontements. Comme le chantait Mercury Rev autre grand groupe rescapé d’une tempête sur Deserter’s songs autre grand album de l’année : « Bands, those funny little plans, that never work quite right » (« Les groupes, de drôles de petits plans, qui ne se déroulent jamais comme ils devraient »).
C’est certainement parce que Massive Attack ne se déroule jamais comme prévu, parce que les plans de vol ont été fumés, parce que le doute et l’erreur sont formellement convoqués en studio que ce groupe avance pendant que les autres se reposent. « One man struggles when another relaxes », dit Hymn from the big wheel… Un homme se bat pendant qu’un autre se relaxe. Et si c’était ça, l’avenir d’un groupe : avancer en rangs dispersés, ne jamais se marcher sur les pieds en studio ou à la scène, jouer à la fois collectif et personnel, être à la fois acteur et réalisateur. On savait déjà, depuis Mezzanine, que le trio avait adopté le devoir de grisaille ; on le découvre sur scène appliquant à la lettre le partage du temps de travail. Massive Attack, groupe fondamental des années 90, serait-il rocardien ?
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Massive Attack, Coffret Singles 90-98 (Circa/Delabel).
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