Dans le cadre de la série « Massive Attack & Les Inrocks », revenons sur une chronique marquante de cet album. Disque du futur, étouffant et malade, Mezzanine déterre les fondations de l’after-punk et construit la discothèque sur les décombres d’une chambre froide. On peut y entrer, mais pas s’en sortir.
Série « Massive Attack & Les Inrocks »: épisode 1
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Voici un disque comme on ne pensait plus que les temps en produiraient. Un disque de craie crissante au tableau noir. Un disque de bambous sous les ongles, de cicatrices, d’automutilations. Un disque d’électrochocs et d’antidépresseurs avalés comme des Smarties. Un disque de chambre blanchie à la chaux, un album de soupirs anonymes au milieu de la nuit au téléphone, de voix de séraphins amputés, de susurrements pour cercles vicieux.
Un disque malade, fiévreux. Vraiment paludique. Pas vraiment ludique. Gangréné sous ses allures faciles de reggae-dub hypnotique, raide comme un piquet givré ; mais aussi enténébré que les mystères d’Eleusis et bien trop impavide pour que, cette fois, le célèbre pulse de Massive Attack n’exhale pas plus la mauvaise ciguë que la bonne ganja, les pages de Schopenhauer que les plages de la Jamaïque. Voici un grand disque de brutalité philosophique SM. Voici un disque absolu d’humiliations gracieuses et de tortures mentales inouïes.
Voici le premier vrai disque d’un groupuscule qui peut, à proprement parler, porter le nom difficile, aux portes du ridicule, de Massive Attack – un patronyme, néanmoins, qu’en pleine guerre du Golfe, pour la sortie de leur premier album, ils avaient dû raccourcir en Massive sous peine de censure. Mais cette fois, ce n’est pas de la dentelle à la roquette infra-basse, ce n’est pas de la guerre chirurgicale : c’est du pilonnage.
Certes, il y a toujours eu une certaine qualité de détresse chez Massive Attack. Une violence non pas sous-jacente mais plate, ainsi que l’époque et le code pénal en définitive l’admettent. De la violence politiquement correcte. Qu’on se souvienne du hit caractériel et désespéré Unfinished sympathy sur Blue lines, de son clip morne en plan-séquence à ras le bitume, où un cul-de-jatte sur sa planche à roulettes passait devant la chanteuse Shara Nelson. Pour promouvoir ce disque qui allait changer radicalement la face de la dance-music des années 90, c’était là un chef-d’oeuvre d ’humour noir que n’aurait pas désavoué André Breton.
Qu’on se souvienne aussi de Tracey Thorn sur le deuxième album, du morceau étale Protection, de sa voix qui tentait d’en atténuer la dangerosité, la puissance mortifère. Massive Attack était violent par endroits, mais encore retenu partout. En revanche, avec Mezzanine, c’est comme s’ils entraient dans la phase B du plan secret : fini l’entraînement à blanc, plus de protection, à bas les masques et la pusillanimité, place au bombardement et à la destruction des dernières défenses. Tout le monde aux abris. C’est-à-dire : tous au balcon, en Mezzanine. Lequel ouvre sur Angel – de la désolation : six minutes de terreur pure. Un magnifique soleil noir. Horace Andy, qui chante, est au plus hermaphrodite de lui-même, gênant à force d’indétermination.
Puis, une guitare – c’est la grande nouvelle : Massive Attack est devenu un guitar-band, et l’un des plus effrayants. Un manche droit surgi de Joy Division chasse les derniers sourires du groupe. C’est, en fait, le parti pris d’une violence froide qu’aucun disque n’avait vraiment osée – depuis, quoi ? Mais pas loin de vingt ans ! Et comme on mesure alors, en écoutant cela, que le temps des faux armistices avec nous-mêmes aura paru long.
En effet, pour les plus vieux d’entre nous, Mezzanine sera d’abord une attaque massive de notre mémoire, un raid vraiment aérien, léger, sur d’immenses jalons de notre discothèque. Car il y a, à vol d ’oiseau, du Closer de Joy Division dans ce disque-là, et du Cure (ainsi le morceau Man next door emprunte-t- il la plupart de ses éléments à 10.15 on a Saturday night et à Faith : ligne de basse, batterie, synthé, guitare, tous samplés), et du PIL de Métal box, et du Basement 5.
Il y a dans Mezzanine cette même qualité de mouron neurasthénique, cette même beauté gisant dans le désespoir, cette tristesse ramassée à la petite cuillère chez tous ceux qui ne sont pas dans leur assiette que possédaient également tous ces disques-gibets, par lesquels Ian Curtis finirait bien par trouver la sortie et grimper au firmament.
C’est, bien sûr, avec cette territorialisation du disque dans le meilleur post-punk que l’idée d’aller chercher pour deux chansons Liz Fraser de Cocteau Twins (cet épitomé de la voix blanche) est bienheureuse. D ’autant qu’au-delà du concept, Massive Attack l’a traitée sans pareil : l’enregistrant sans effets, on a l’impression d’entendre pour la première fois le grain de porcelaine ternie de sa voix. Pour ses amoureux, voici Liz Fraser nue, débarrassée de ce tulle d’écho que lui confectionnait son pousseur de boutons de mari, Robin Guthrie. Il faut d’ailleurs faire un sort aux ingénieurs de Massive Attack : les seuls aujourd’hui à savoir capter tout le potentiel d’une voix. Combien de chanteuses leur devront encore leur salut ?
Comme les chefs-d’oeuvre précités, Mezzanine peut s’écouter en toutes circonstances. C’est un de ces disques parfaits qui semblent ne pas sonner pareil, qu’on l’écoute couché ou debout. A faible volume, c’est un disque réflexif, métaphysique, un lent poison s’instillant dans le cerveau, le bousillant. C’est ce qu’on pourrait appeler la masse critique de Mezzanine. Au contraire, à fond les baffles, le troisième album de Massive Attack est une mine antipersonnel brisant bras et jambes, une véritable machine à propulser en l’air, à danser, autrement dit à séparer le corps de l’âme. C’est la masse électrique de Mezzanine, sa puissance d’aimantation. Le corps est démembré dans le mouvement tandis que l’âme dessoudée vole en éclats. Mezzanine n’est pas un disque qui bouscule le paysage musical, comme le fit par exemple Loveless de My Bloody Valentine.
Mais c’est un album qui vient remettre utilement les pendules à l’heure. Il s’accapare un héritage qu’on pensait à jamais dilapidé : tous nos disques de chevet et d’achèvement. Ce faisant, Mezzanine raconte que le monde n’a pas vraiment changé depuis lors. On le sentait, bien sûr. Mais on souffrait qu’aucune musique ne vienne nous l’affirmer. Mezzanine met un terme à cette douleur.
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