L’amertume voodoo dans le ciel azur de la soul Motown, c’est Marvin Gaye : carrière en montagne russe mais empreinte géniale, destin de légende.
Marvin Penz Gaye Junior était tout simplement l’un des rares génies musicaux de notre temps. L’un des plus tristes également. Après avoir été dans les années 60 l’une des vedettes coup de c’ur du label Motown, il enregistra en 1971 What’s going on, son premier album orienté socialement, un disque qui devait bouleverser les règles établies, tant au niveau du son qu’au niveau idéologique. Pourtant, ses succès artistiques furent continuellement assombris par des relations amoureuses désastreuses, ses problèmes avec la drogue et des tendances douteuses envers certaines croyances religieuses et sexuelles.
L’hiver 82 le vit retourner aux Etats-Unis sous une nouvelle vague d’applaudissements, après un long séjour en Europe destiné à résoudre divers problèmes personnels. Ce voyage avait aussi pour but de raviver le feu d’une inspiration capricieuse. Les fruits de ce retour en studio furent l’album Midnight love et le 45 tours Sexual healing, gigantesque succès commercial. Ce retour chez lui devait être son dernier triomphe. Dix-huit mois plus tard, son père lui tirait dessus. L’idée que je m étais faite de lui avant l’interview était celle d’un homme irrémédiablement triste. Si l’on considère sa vie amoureuse, on se rend vite compte qu’elle a été une succession de tragédies. A commencer par son aventure avec Tammi Terril, qui s’effondra dans ses bras sur scène, avant de décéder à l’hôpital. Ses disques également furent autant de tragédies. Ses chansons à la gloire de l’amour et du sexe trouvaient toujours leur inspiration dans les blessures douloureuses de son désir, comme en témoignent Let’s get it on ou Till tomorrow sur le dernier album. Et sa situation ne s’est pas réellement arrangée ces dernières années, pendant son exil européen, loin des femmes et des maisons de disques.
Marvin est né à Washington en 1939. En 1960, il s’installe à Detroit où il travaille pour un label indépendant. Il y débute comme batteur de sessions et se fait rapidement une réputation grâce à son style détendu et confiant. Une poignée de singles classiques’ lui valent vite le titre de Prince de Motown’. Ses disques, plus que ceux des autres artistes, reflètent la progression du label, depuis le rhythm’n’blues éclairé de A stubborn kind of life jusqu’au très sophistiqué I heard it through the grapevine de 1967. Après avoir travaillé avec la majeure partie des artistes Motown ? Smokey Robinson, Holland, Dozier & Holland et Norman Whitfield ?, il perce réellement en 1971 grâce à What’s going on, un album qui fera date grâce à ce son inquiétant, presque damné?, et cette impression que Marvin y crie son désespoir face à la vérité. Il enregistre ensuite le disque définitif sur le sexe, Let’s get it on. Ses albums suivants ne traitent plus que de problèmes personnels et sont très assombris par ses traumatismes successifs. Plus grave : son inspiration commence à se tarir, et, logiquement, ses relations avec Motown s’enveniment. Ces années de vaches maigres s’achèvent par son départ pour l’Europe. Il y séjournera jusqu’à ce que Larkin Arnold vienne l’y chercher, pour le signer sur sa maison de disques, Cbs. Ensemble, ils décident de remettre le chanteur sur les rails. Arnold résoudra les problèmes financiers de Marvin, qui, en contrepartie, enregistrera l’album Midnight love.
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Après une journée passée en famille à la plage, il m apparaît très détendu bien que méditatif et très sensible. Par moment, il me fait penser à une divinité, mais son ton un peu cosmique n’est souvent que le fruit d’une évidente taquinerie. Il est intelligent et drôle, choisissant précautionneusement chacun de ses mots et ponctuant ses réponses tantôt d’un bon éclat de rire, tantôt d’un large sourire. J’ignore s’il a absorbé une quelconque substance, mais je ne crois pas que cela aurait changé quoi que ce soit de toute manière.
Dans les profondeurs de la dépravation
Il y a sur votre dernier album, Midnight love, quelque chose de très nouveau, de très frais. Serait-ce l’utilisation des synthétiseurs qui donne cette sensation ? Et pourquoi ne pas les avoir utilisés davantage par le passé ?
Mais je m’en suis servi sur beaucoup de mes disques. Simplement, je n’avais jamais eu vraiment l’occasion d’enregistrer un véritable album de synthés’. Mais j’ai su saisir ma chance cette fois. J’en ai eu un peu marre de faire des disques routiniers. Ce n’est pas parce que mon dernier album a bien marché que je dois refaire exactement la même chose. Si j’agissais de la sorte, je deviendrais un esclave du show-business.
On peut dire que cet album est bien plus commercial’ que les trois derniers. Est-ce un virage que vous souhaitiez effectuer depuis longtemps ?
Eh bien, pour être franc, je crois pouvoir affirmer que ce disque est plus commercial’ que mes cinq derniers albums, qui n’étaient pas vraiment de gros calibres au niveau des ventes. Je suis ravi de ma nouvelle maison de disques. Ils ont su m aider à une période difficile pour moi. Et j’aime bien rendre heureux des gens qui ont été bons avec moi.
Vous savez, je ne suis pas le genre d’artiste qui ne peut pas faire ceci ou cela . Je peux tout faire. Ce sont les circonstances qui décident de ce que je peux faire à une période déterminée. Ça ne me gênait absolument pas de faire un album très commercial pour commencer avec ma maison de disques. Alors, c’est ce que j’ai fait.
Ressentez-vous le fait de jouer tous les instruments vous-même comme une réussite personnelle ?
D’une certaine manière, oui. Ce qui ne signifie cependant pas que je me considère aujourd’hui comme un grand technicien. J’espère que cet album aura créé chez moi une sorte de précédent, une base à partir de laquelle je vais pouvoir m améliorer. Ma relation vis-à-vis de l’instrument m’est très chère, et je n’aime pas trop l’exhiber sur scène pour ne pas avoir à la partager avec des milliers de gens. J’aime ma musique, mais je n’utilise pas qu’elle en concert. Voyez-vous, ce que je veux, c’est émouvoir les gens. Et je n’y arriverais pas si je jouais ma musique moi-même. Ce ne serait pas très profond. Mais j’ai d’autres armes, d’autres talents, pour arriver à mes fins.
J’ai remarqué que vous remerciiez le juge Mednick sur la pochette du disque ? Est-ce qu’il vous a aidé à vous défaire de Motown ?
Non, il m a aidé à me sortir de la faillite.
Comment avez-vous pu en arriver là ?
Oh, je suis sûr qu’il y a eu des gens bien plus riches que moi qui ont également été ruinés. En ce qui me concerne, les causes furent très diverses, hum C’est assez dur à expliquer. Il y a eu des facteurs émotionnels et des facteurs purement financiers. Ce n’était pas la première fois, et ça m arrivera peut-être à nouveau. Disons que ce n’est pas seulement l’argent qui décide de ces choses-là chez moi
Mais où a pu passer l’argent ? Les filles ? La drogue ?
Oui, bien sûr. Dans une grande proportion.
Avez-vous l’impression d’avoir pris beaucoup de risques ?
Oui, beaucoup. Vous savez, j’ai commencé à prendre des risques il y a dix ou douze ans.
Pourquoi ? Etait-ce une chose naturelle pour vous’ Ou bien cette prise de risques était-elle dictée par des circonstances liées à vos problèmes ?
(Rires)? Non, je ne crois pas que cela ait été lié à mes difficultés. Je crois que tout ce que je fais me vient de ma passion pour la vie, de ma curiosité et de ma capacité à m investir. Je dois me plonger dans les profondeurs de la dépravation pour remonter vers les sommets de la spiritualité. Il n’existe aucun autre moyen pour devenir un artiste de qualité, mon ami.
N’avez-vous jamais craint d’en arriver à la dépression ?
Parfois oui, mais à ma naissance, le ciel m a fait don d’un bon système nerveux. Je me considère comme un bon cheval, et c’est la raison pour laquelle j’ai pu faire face à l’adversité. Je suis né pour faire ce que je fais, je le sais et ça me permet de prendre les choses comme elles viennent. C’est souvent dur, mais je m’en sors bien.
Vous n’aviez pas l’air très heureux pendant les dernières années passées
chez Motown.
Non. J’étais très malheureux artistiquement, et c’est la raison principale pour laquelle j’ai demandé à quitter le label.
Il me semble que vous n’avez jamais pu céder à vos caprices artistiques,
en tout cas beaucoup moins que quelqu’un comme Stevie Wonder
par exemple
Là aussi, je suis quelqu’un d’un peu à part. Mon attitude est différente en ce sens que je suis très fier de mon art et de ma musique. Je suis une personne qui attache énormément d’importance aux principes. Lorsque je dois prendre une décision, pour une question liée par exemple à la politique, j’agis toujours selon ce que je considère comme juste, selon mes principes. Et si ma maison de disques n’apprécie pas, tant pis ! Je n’ai jamais voulu céder.
Est-ce que cela a pu vous empêcher de donner le meilleur de vous-même ?
Oui. Très souvent, je n’ai pas donné le meilleur de moi-même. Ces dernières années, je ne voyais pas pourquoi j’aurais dû donner le meilleur de moi-même.
Avez-vous enregistré beaucoup de chansons qui ne sont jamais sorties sur disque ?
Oh oui. Je suis sûr qu’on pourrait sortir de sacrés disques d’inédits. Il doit y avoir quelques bons trucs’ Non, d’ailleurs, je suis sûr que tout est mauvais.
La situation dans laquelle vous vous trouvez maintenant est bien différente de celle dans laquelle vous étiez au temps de la machine Motown’. Je pense en particulier aux années 60, lorsque vous deviez sortir tube sur tube. Cette énorme pression a-t-elle disparu aujourd’hui ?
La pression était en effet énorme, parce que la compétition était très rude, en particulier dans le domaine de la musique destinée aux gamins, si vous me permettez d’appeler ça comme ça. Parce que c’est de ça dont il s’agissait Voyez-vous, les blacks n’étaient pas censés raisonner en termes de carrière dans la pop-music. Nous devions juste balancer tube sur tube. Sinon, ça ne marchait pas. A l’époque, on évaluait la qualité d’un chanteur black à son dernier disque. Si son dernier disque était bon, le gars était bon. La notion de sécurité n’existe pas chez un interprète. Quand on fait des chansons pour gamins, il faut avoir un grand nombre de fans. Sinon, on ne survit pas.
Mais cela devait vous rendre très amer. Vous étiez au top niveau, et pourtant, on continuait à vous mettre sous pression’
Non, je m’en fichais. Je crois que j’étais trop jeune pour tout comprendre de ce métier. Et Motown était jeune également. Moi, je les aurais payés pour qu’il me laisse continuer à chanter. Je ne suis même pas trop amer aujourd’hui, même si je me rends compte à quel point je me suis fait avoir. Ce n’est pas grave. C’était un état de fait qu’il me fallait supporter à l’époque, pour en arriver là où je suis maintenant.
Vous n’avez pas le ton d’une personne vindicative.
Vindicatif ? Pourquoi le serais-je ? Ça ne réparerait rien, vous savez. Mais je l’ai été dans le passé. Et parfois encore, je me dis que j’aimerais bien qu’on punisse ceux qui ont abusé de moi. Toutefois, je me satisfais amplement de constater que j’ai franchi beaucoup d’obstacles.
Je suis dans la position d’un vainqueur, ce qui me rend heureux. Je me sens assez fort pour refouler l’idée de la vengeance et être prêt à tendre l’autre joue.
Comme guidé, presque béni
Lorsque vous avez enregistré What’s going on, en 1971, le disque prenait toute sa valeur par rapport à l’époque de sa sortie, en dénonçant par exemple la guerre du Vietnam. Aujourd’hui, à l’époque de Reagan et Thatcher, vous sentiriez-vous prêt à sortir à nouveau ce style de disques ?
Il faut être très méfiant lorsqu’on veut parler de politique ou de sujets très controversés. Particulièrement quand on a une activité artistique ou conceptuelle. Je n’ai pas en projet d’entreprendre quelque chose d’une nature très politisée. Par contre, je m’engagerai sans doute socialement, ce qui est différent, un peu à la manière d’un prophète, d’un messager. De cette manière, l’auditeur peut croire et prendre ce qu’il veut dans mes paroles. Mais je ne souhaite certainement pas m investir plus que ça. Il y aurait toujours des fous pour s’imaginer que je les menacerais, eux, leur santé, leur bien. Ceux-là, je ne veux pas les connaître. Je ne veux m adresser qu’à ceux qui peuvent être sauvés. Je ne m intéresse vraiment pas à la politique, aux gouvernements, à l’organisation de ce monde. Parce que tout cela est vraiment abominable. Je suis encore plus consterné maintenant qu’à l’époque de What’s going on. Les choses ont empiré et vont continuer d’empirer. Il faut en être conscient et j’en suis conscient. C’est tout.
Lequel de vos disques vous a procuré le plus de plaisir ?
Je ne fais pas des disques pour mon plaisir. J’en ai fait pour mon plaisir quand j’étais plus jeune, mais c’est fini maintenant. Je fais des disques pour donner aux gens ce dont ils ont besoin, ce dont ils ont envie. Quand j’enregistre un disque, j’espère toujours aider quelqu’un à se sortir d’une mauvaise période, en lui montrant par ma musique ou mes paroles que je suis concerné, moi aussi, par ses problèmes. C’est cela qui est important.
Votre premier succès, I heard it through the grapevine, a été considéré à sa sortie comme révolutionnaire, au niveau de l’approche technique en particulier. Certains ont même été jusqu’à dire qu’il s’agissait de musique vaudou moderne. En l’enregistrant, aviez-vous l’impression de créer quelque chose de très particulier ?
Pas spécialement, non. J’étais trop jeune pour réagir ainsi et je ne me considérais pas encore comme un artiste. Je me contentais de faire tout mon possible pour qu’on puisse tirer quelque chose des chansons que j’interprétais, pour qu’on puisse en faire des disques. J’étais en studio avec Norman Whitfield, un producteur très doué qui travaillait aussi avec les Temptations à l’époque. Il m a montré une voie que je croyais adéquate, et je me suis lancé. Si j’avais dû choisir moi-même, j’aurais probablement chanté différemment, mais voyez-vous, c’est là l’un des avantages de l’interprétation, on se contente de s’engouffrer dans une voie déjà ouverte. C’est important, l’interprétation : certains n’arrivent pas à exprimer ce qu’ils ont dans leur âme, mais un interprète peut le faire pour eux.
Je me souviens d’une interview où vous disiez que vous ne vous sentiez pas
à votre place, dans les années 60, lorsqu’on vous comparait à des gens comme James Brown et Jackie Wilson, qui avaient tous deux un jeu de scène très dynamique
Ah oui. Si j’ai dit ça, c’est parce qu’à l’époque, quand j’ai débuté dans le circuit des chansons pour teenagers, il semblait évident pour tout le monde qu’un chanteur destiné à la gloire devait danser comme un fou sur scène. Or, malgré ce que certains disent, je n’ai jamais été un très bon danseur. En fait, je n’ai jamais été spécifiquement un entertainer.
Je suis un chanteur, donc, implicitement un peu entertainer. Mais autant je suis heureux et assuré dans la peau du chanteur, autant je me sens mal à l’aise dans le rôle de l’entertainer. Je joue le jeu, de bon c’ur, mais je n’aime pas vraiment ça.
Comment arrivez-vous à concilier ces deux facettes ?
Eh bien, j’essaye d’être un artiste créatif et une personne créative.
Par exemple, je cherche à être créatif dans ma manière de m habiller sur scène. C’est très important de donner l’impression à son public qu’on n’est pas un mercenaire. Il faut avoir l’allure de ce qu’on est vraiment, c’est-à-dire quelqu’un de profond. Il faut que le public croie en vous. L’artiste doit légitimer sa présence sur scène. Cet aspect est pour moi d’une importance suprême.
Après avoir grandi dans les jupons de Motown et après avoir connu son approche quasi scolaire de l’enregistrement et des tournées, cela a dû être très dur d’établir votre individualité avec What’s going on, non ?
C’est difficile de répondre à ça sans passer pour un’ bouffon. Franchement, je n’en sais absolument rien. J’ai toujours choisi de ne pas m occuper de ces choses-là. C’est mon attitude. Même si j’estime que vingt-cinq années dans ce métier m ont beaucoup appris, je dois vous avouer, mon ami, que je ne planifie rien. Ce ne sont pas mes affaires. Je suis juste un artiste. Je ne veux pas mentir et me faire passer pour un génie du business qui règlerait tout lui-même. Ce serait un non-sens. Je préfère être honnête. L’honnêteté est l’une de mes plus grandes vertus. Et l’une des plus horribles également. Tous mes problèmes, je les dois à cette fichue honnêteté. Mais je ne vois pas pourquoi je changerais, pourquoi je devrais cesser d’être honnête. De plus, j’estime avoir un certain niveau d’humilité, ce qui est rare dans ce métier. Je suis un personnage entier, mais franchement humble. Je suis égotiste, mais je ne pense pas utiliser ce côté de mon personnage d’une manière dangereuse ou désobligeante. Que puis-je vous dire de plus ? Je me sens comme guidé, presque béni. Je crois être d’une nature élevée. Je sens que les disques que j’ai faits me mènent vers ce qui doit être ma raison d’être.
Enfant de dieu
J’ai l’impression que vous détestez la sédentarité.
Je suis un gitan. C’est mon boulot. Pourquoi resterais-je à ma place ? C’est l’humanité qui m intéresse. Mon c’ur et ma curiosité d’âme sont trop grands pour que je supporte de rester au même endroit.
Mon boulot, c’est d’aller à droite à gauche, de relever des choses et de les raconter dans mes chansons. Je n’ai pas de maison. Ma maison, c’est la Terre. Mais je ne m y sens pas très bien. Je vivrai sur terre jusqu’à
ma mort, puis à nouveau après ma mort si je dois me réincarner un jour. Mais à l’instant précis, je ne me sens toujours pas très bien sur terre.
Avez-vous l’impression d’avoir déjà vécu avant votre vie actuelle ?
Bien sûr. Je ne sais pas sous quelle forme. Mais ça, c’est une autre histoire. Si nous décidions d’en parler pendant longtemps, je pourrais sans doute vous donner quelques indications. Je sais à quoi je devais ressembler, par mes craintes et mes déjà-vu’.
Pourquoi vous étiez-vous rasé le crâne à l’époque de I want you ?
Je ne sais pas. Disons que je suis aussi taré que la majorité des artistes. Nous sommes tous un peu dingues. C’est la meilleure réponse que je puisse vous faire.
Vous semblez avoir deux sources d’inspiration bien distinctes : d’un côté Dieu et la fin du monde, de l’autre le sexe et les drogues. Y aurait-il une dichotomie dans votre travail ou les deux sont-ils compatibles ?
Le mot que vous cherchez, c’est pas hypocrisie ? Attendez, je vais vous expliquer. Non, je ne suis pas un hypocrite. Vraiment pas. Je suis extrêmement honnête. Je m’exprime sur toutes les facettes de la vie, qu’elles soient émotionnelles ou matérielles. Vous croyez que je devrais jouer l’autruche et ne pas parler de sexe ? Je suis un artiste, vous savez. Donc, je parle de tout. Même de sexe.
Vous considérez-vous comme un chrétien ?
Selon la définition, le chrétien est celui qui croit en Jésus-Christ. Pour être encore plus précis, un chrétien est une personne qui suit le Christ. Cela signifie que cette personne doit être prête à se comporter comme le Christ. Logiquement, je devrais donc me dire : est-ce que je me comporte comme le Christ ? Eh bien, franchement, à ce petit jeu, mon score n’est pas terrible ! Oh, il n’est pas si mauvais, mais je ne suis pas un champion. Ceci dit, je me considère toujours comme un chrétien, car j’aime et je crois en Dieu. Disons que je ne suis pas encore un chrétien totalement épanoui, mais je travaille dur.
Quel sorte de pasteur était votre père ?
Mon père était ce qu’on appelle un pasteur de la Pentecôte. Je suis issu d’une famille fière de ses racines. Nous sommes fiers de notre couleur
et de notre spiritualité sans pour cela être prétentieux. C’est bien comme ça.
Est-ce qu’on vous appelait le fils du pasteur dans votre quartier ?
Oui, et ça n’est pas très facile quand on est gamin. Je devais toujours prouver à mes camarades que j’étais comme eux, que j’étais normal.
Il me fallait parfois faire des trucs pas très moraux pour être accepté.
Je devais lutter contre cette étiquette d’enfant de Dieu.
Et comment votre famille a-t-elle réagi lorsque vous avez débuté dans la musique profane ?
J’imagine que si je posais nu pour la page centrale de Playgirl, ma famille serait un peu outrée. Mais je ne crois pas que je le ferai un jour. Mais non, ils ne sont pas choqués par mes paroles. J’ai probablement écrit quelques trucs que je n’aurais jamais dû écrire. Mais que voulez-vous ? Je suis parfois un peu sauvage (rires)?
Votre éducation religieuse a-t-elle toujours une certaine emprise sur vous ?
Pour ce qui est de la religion au sens d’institution, non. Je trouve cette religion-là sans intérêt et hypocrite. Mon Dieu est en moi. Et il en est de même pour tout le monde. Il suffit de chercher en soi pour entrer en contact avec son Dieu. Mais je ne vais jamais à l’église les mains pleines d’or et de diamants qui pourraient servir à nourrir ceux qui crèvent de faim dans le monde. Je n’ai pas beaucoup de respect pour la religion institutionnalisée.
Avez-vous des désaccords avec votre Dieu ?
Non, je suis un artiste. Donc, j’ai carte blanche.
Vous parlez beaucoup de spiritualité et de prophétie, mais votre nouvel album n’en fait pas mention.
C’est vrai, mais ça ne veut pas dire que je n’en parlerai plus. Je passe la majeure partie de mon temps libre à tenter de saisir le sens de la vie. Je crois que tous les êtres humains devraient en faire de même. Cette question sur l’existence, tout le monde devrait se la poser. C’est la plus troublante de toutes les questions. La fuir serait très grave
Avez-vous un rêve qui revient souvent ?
Non, plus maintenant. Mais quand j’étais plus jeune, je rêvais sans cesse que je chantais devant des millions de gens, une vraie marée humaine qui me déclarait plus grand chanteur du monde. Je ne sais pas ce que ça signifie. J’imagine que ça ne doit pas donner de moi l’image de quelqu’un de très humble. Désolé, je voulais juste dire la vérité.
Vous sentez-vous désabusé par la tournure qu’a prise la musique noire dans la seconde moitié des années 70 ?
Désabusé ? Je suis rarement désabusé. Mes années de désillusions, je les ai passées en Europe, depuis trois ans. J’espère ne pas avoir à affronter ce genre de sentiments pendant quelques années. Mais je me prépare toutefois, parce qu’il se pourrait bien que ça revienne.
Mais tout de même, aujourd’hui, des gens comme Rick James ou George Clinton ne chantent plus que des histoires de festivités décadentes. Alors qu’à l’époque, James Brown et Otis Redding exprimaient des idées fortes et spirituelles’ N’est-ce pas un peu triste ?
Non, ce n’est pas triste. C’était prévisible. Il suffit de lire Revelations ou de parler avec quelques devins ou télépathes pour comprendre que cela fait partie d’une évolution logique. Le monde va ainsi, et je crois que nous nous dirigeons vers quelque chose d’assez horrible. C’est une prophétie. Les disques vont bientôt parler de ces choses. C’est une réflexion des temps, mon ami.
Vous avez dit un jour que la musique, c’était Dieu. Pourtant, votre musique célèbre le plaisir et la communion du sexe. Le sexe serait-il le plus beau cadeau de Dieu ?
Non, pas vraiment. Le sexe euh le sexe. Je préfère le terme d’acte de création. Ça, c’est le plus beau cadeau que Dieu nous ait donné.
Le sexe, c’est la continuation de cet acte, une continuation qui n’était pas prévue au départ. Je crois qu’en écoutant un peu mieux, on peut découvrir une connotation spirituelle dans toutes mes chansons, même dans celles qui semblent le plus orientées sexuellement. Il n’y a rien de malsain dans le sexe. Il faut juste être prudent avec ça, maintenant, avec toutes ces maladies. Il y a une raison à tout ça : Dieu. Il n’est pas idiot. Lui et notre mère Nature savent parfaitement comment mettre un terme à la folie des hommes : en nous envoyant des petits virus (rires)? Il n’y a aucun problème avec le sexe, aussi longtemps que la morale et l’honneur sont respectés. Les problèmes arrivent lorsqu’un individu dévie l’acte sexuel.
Quand avez-vous perdu votre virginité ?
Ma virginité ? Le mot semble étrange pour un homme. Je n’avais jamais pensé à moi-même vierge. Drôle de mot ! Enfin, j’avais seize ans.
Une expérience mémorable ?
Oh, oui. Vraiment. C’était avec une prostituée. J’étais dans les forces armées et je venais juste d’arrêter de prendre du salpêtre, tu sais, ce truc qu’ils te font prendre à l’armée pour faire baisser tes pulsions sexuelles. Je crois que les militaires avaient peur qu’il se passe des trucs bizarres dans les baraques.
Me baisser
Vous êtes enfin reconnu comme une vraie star. Vous n’avez pas peur de vous trouver un peu en marge de la vie normale ?
De ne pas pouvoir être moi-même tout le temps ? Si. Je suis un peu schizophrène. C’est important. Parfois, j’ai envie de pleurer et pourtant, je dois me forcer de rire. Il faut toujours avoir bonne mine dans ce business. Les gens voient rarement le vrai Marvin Gaye.
Le racisme dans l’industrie du disque vous insupporte-t-il toujours autant ?
Je suis ravi d’apprendre que vous êtes conscient de ce phénomène qui existe toujours, et plus qu’on ne croit. Mais bon, je n’y peux rien seul. Ainsi va le monde.
Et vous pensez que les gens doivent supporter ça ?
Non, on ne doit pas uniquement faire ce dont on a envie, je ne pense pas que ce soit possible. Et c’est ce que les gens font, non ? Il y a plus de pécheurs que de saints. Que pourrais-je faire face à ça ? Il est impossible de lutter. Ne serait-ce qu’essayer serait stupide.
Imaginons que Midnight love n’ait pas marché?
J’aurais probablement pris ma retraite. J’aurais pensé que mon temps était révolu. Mais c’est un succès, qui m’encourage à continuer ma marche en direction de cette grandeur suprême à laquelle j’aspire, quelle que soit la forme de cette grandeur. Sexual healing est premier partout, ce qui me rend extrêmement heureux. Mais ce n’est plus le même bonheur que par le passé. Ce n’est plus le bonheur égoïste de ma jeunesse. C’est un bonheur plus mûr.
D’une manière plus générale, êtes-vous un homme heureux ?
Non.
On vous sent triste.
Oui. Je suis triste parce que je suis schizophrène. Je suis tiraillé entre plusieurs passions, désirs et maîtresses. Je suis triste parce que je sais où nous allons. C’est-à-dire très bas. Je suis triste de devoir me baisser pour qu’on m’entende.
Archives du numéro 25 (septembre 1990)
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