« Meilleur nouveau groupe » ou plagiat des Smiths : Olympian, premier album de Gene passionne l’Angleterre. Tour d’horizon avec Martin Rossiter, parolier et chanteur, inspiré et crâneur.
Le taxi vient de tourner dans une contre-allée, pénétrant dans Hyde Park face à l’énorme Royal Albert Hall, temple londonien de l’opéra. Le visage de Martin Rossiter s’éclaire d’un coup : « Je te parie que nous jouerons dans cette salle avant Noël. Si Bob Dylan l’a fait, Gene peut le faire. Si les Smiths l’ont fait, Gene le pourra. » A peine quelques minutes en sa compagnie et déjà ce sentiment partagé par beaucoup : Martin Rossiter est aussi attachant que tête à claques. Il ne faut pas longtemps pour se persuader que c’est le genre d’individu pour qui les Américains ont inventé un mot un peu désuet : star. Nous roulons en direction d’Oxford Circus, où Rossiter et ses trois musiciens sont attendus par Steve Lamacq, DJ vedette de Radio One, une station de la BBC. Le chanteur de Gene allume sa trentième cigarette de la journée.
Martin Rossiter : Je suis furieux que notre single Haunted by you ne se soit pas mieux classé dans les charts : vingt-neuvième position en première semaine, Gene mérite tellement mieux que ça. C’est la première place que nous visons, rien d’autre. Pour moi, passer à l’émission Top of the Pops est un but en soi, un acte fondamental que j’attends avec impatience. Ça me dévore, je ne pense qu’à ça. C’est à Top of the Pops que j’ai vu les Sex Pistols pour la première fois, une véritable révélation, une nouvelle naissance pour moi. Je n’étais qu’un gamin : je regardais ce programme passivement, en bouffant des bonbons. Et là, les Pistols débarquent. Ce qui m’a marqué, ce n’était pas tant leur allure, leurs fringues, que le simple fait qu’ils passent à la télévision nationale, qu’ils utilisent les moyens de promotion les plus officiels pour se faire connaître. Qu’un groupe comme les Sex Pistols puisse exister était extrêmement rassurant pour un gamin comme moi. Ça voulait dire qu’on pouvait respirer, qu’il y avait quelque chose à attendre de la vie. Avant ce jour, je ne connaissais rien du rock, je ne savais même pas que ça existait.
As-tu toujours été aussi ambitieux ?
Etre deuxième n’a jamais été mon but dans la vie. Et l’idée de rester dans le ghetto indie tous ces groupes sans projet qui stagnent sur des petits labels indépendants me donne envie de vomir. Moi, je veux vendre énormément de disques, remplir les salles de concerts, devenir très célèbre. La véritable ambition ne connaît pas de limite, il faut toujours aller plus loin : je veux que notre deuxième album surpasse Olympian, le premier. Pour qu’ensuite notre troisième album ridiculise le deuxième. La satisfaction n’existe pas chez les vrais ambitieux. Evidemment, je suis content d’Olympian pour un premier disque, c’est une réussite , mais je sais Gene capable de faire beaucoup mieux. Notre potentiel est énorme, mais nous devrons bosser plus dur. L’écriture est un art qui se travaille : les Beatles ne se sont pas faits en un jour. Mes paroles pourraient être meilleures, plus précises, plus faciles à déchiffrer. Si je passe pour l’un des paroliers les plus talentueux de ce pays, c’est seulement parce que le niveau d’écriture y est désastreux. Il n’y a aucun mérite à être le meilleur quand les adversaires sont minables.
Arrivée dans les studios de la BBC. Ancien journaliste du NME, Lamacq se la joue lui-même un peu star : c’est tout juste s’il se lève pour saluer Gene. Lorsque l’ampoule rouge annonce qu’on est à l’antenne, le DJ gratifie les ondes de suaves roucoulements, de belles formules toutes faites. Mais dès que l’ampoule s’éteint, il se replonge dans la lecture d’un journal à scandales en ronchonnant vaguement, manifestant peu d’intérêt pour ce groupe dont il vient pourtant de dire à l’antenne qu’il était le plus bel espoir du rock anglais. Puis, en se défendant qu’elle soit de lui, Lamacq avance cette idée : « Nous allons faire un petit jeu marrant. Je vous pose une question idiote et les autres membres du groupe doivent dire si vous y répondez en mentant ou en disant la vérité. » Morceaux choisis : « Question à Steve, le guitariste. Quelle est la partie de ton corps que tu aimerais changer ? » « Euh… Mon orteil gauche, parce qu’il est trop long et qu’il fait des trous dans mes chaussettes. » « Alors, les autres, vrai ou faux ? » « Moi, je crois que c’est vrai. » « Non, c’est complètement faux, c’est son orteil droit qui est monstrueux, pas le gauche ! » Rires gênés de Steve Mason, le guitariste surdoué de Gene, petite gueule de star on le jurerait échappé des Small Faces.
« Maintenant, une question à Martin : à quel âge as-tu perdu ta virginité ? » En tirant sur sa clope, Rossiter raconte que ça se passait dans la jungle chinoise, à l’âge de 15 ans, alors qu’il se trouvait en expédition avec une blonde plantureuse d’une trentaine d’années. « Un véritable viol : elle m’a poussé sur un tas de bambous et s’est ruée sur moi. » Les musiciens de Gene baissent les yeux, incrédules, pendant que le DJ ricane bêtement. Maintenant, on comprend mieux pourquoi Morrissey ou Beth Gibbons, la chanteuse de Portishead, refusent de parler aux journalistes anglais.
C’est dingue ce qu’il faut faire dans ce pays pour vendre des disques. L’intelligence, l’esprit, l’humour sont considérés avec suspicion par les gens de ce milieu. Il m’arrive quotidiennement de croiser des regards de réprobation : certaines personnes de la profession me reprochent de faire le malin, d’être un peu trop spirituel, de ne pas jouer le jeu. Dans un monde où beaucoup avancent sans vraiment savoir pourquoi, j’ai cet avantage certain de savoir ce que je veux ; la quête impossible de la perfection me fait avancer. Je crois profondément aux vertus de la frustration : c’est un carburant extraordinaire. Chaque jour, j’entends cette voix intérieure qui me crie : plus, plus, plus. Ce groupe est la seule chose sur terre qui me donne envie de me battre. J’ai toujours été extrêmement paresseux. Je n’aimais pas l’école, tout m’y ennuyait. J’ai pourtant grandi dans un milieu très privilégié sur le plan culturel. Mon père était prof, ma mère institutrice et ma grand-mère a elle aussi été enseignante pendant des années. Il y avait des centaines de livres à la maison : une véritable exhortation au savoir, à l’enrichissement personnel. Ma mère m’a aussi enseigné le respect : ne jamais abuser des gens, avoir de la considération pour les autres. Et si ce groupe a sorti trois singles avant de proposer un premier album à son public, ce n’est pas par calcul mais bel et bien par respect, une valeur qui se perd dans le monde de la musique.
A quel moment as-tu décidé de devenir chanteur ? Quel fut le déclic ?
C’est en voyant ABC dans une émission que j’ai décidé de me jeter à l’eau : ils étaient superbes avec leurs vestes en velours rouge. Mais bien avant, dès l’âge de 10 ans, j’étais passionné par tout ce qui touchait à l’art. Même si je ne foutais rien à l’école, ça ne m’empêchait pas de me plonger dans les livres dès que je rentrais à la maison. Et puis ma soeur Anne m’indiquait des directions : elle me faisait écouter de la musique classique, m’emmenait voir des expositions de peinture. A 8 ou 9 ans, il m’arrivait fréquemment de passer des heures avec ma soeur et ses copines à contempler les fleurs et les papillons. On pouvait s’asseoir et parler des marguerites pendant une heure. Elle m’a aussi appris à être sincère, me disait qu’il fallait savoir pleurer quand c’était nécessaire. Pour autant, je n’étais pas le genre de gamin maladif qu’on pourrait croire. J’aimais aussi jouer au foot, me battre, faire les quatre cents coups avec les copains. J’ai grandi près de Cardiff, au Pays de Galles. Pour survivre là-bas, il faut connaître un minimum de choses.
Cette passion pour l’art était-elle facile à partager ?
Mes potes se foutaient de moi, me traitaient de tapette. Assez vite, j’ai renoncé à l’idée de faire d’eux des poètes. Je naviguais donc entre deux mondes, entre les terrains de football et ma soeur qui a d’ailleurs commencé à m’emmener dans les pubs et m’a acheté mes premières cigarettes lorsque j’avais 13 ans (sourire)… Aujourd’hui, les gens traitent l’art comme une chose sans importance, loin des préoccupations essentielles l’argent, le pouvoir. J’aurais sans doute une meilleure réputation dans le circuit rock si je taisais cette passion pour les arts, si je me contentais de boire des bières avec les journalistes. Mais le petit monde du rock m’ennuie. Il est triste, gris, médiocre. Se bourrer, prendre des drogues, détruire des chambres d’hôtel : tout cela est désormais très banal. En un sens, Gene est beaucoup plus subversif. Intellectuellement, j’ai placé la barre très haut : mes modèles ont pour nom Chuck D, de Public Enemy, et Chris Dean, le chanteur des Redskins. J’aurais aimé les avoir pour concurrents.
Plus tard, dans la cantine de la BBC. Assis devant une assiette de haricots rouges, Martin découvre l’article qu’un hebdomadaire anglais consacre à Gene. Sous forme de débat contradictoire pour ou contre le groupe de Rossiter ? , deux journalistes alignent une facile série d’adjectifs. Dans la première colonne, on peut lire les mots « sincères, purs et passionnés ». En face, « cabotins, poseurs et maniérés ». Le chanteur écarte le journal de la main, visiblement blasé. L’heure tourne : il va bien falloir se résoudre à prononcer le nom tabou. Coup de chance, c’est Rossiter lui-même qui lâche le morceau.
C’est drôle, on est ensemble depuis des heures et on n’a pas encore parlé des Smiths (sourire)… Tous ces gens qui proclament que le rock est mort, que tout a été dit, me font rire. La production musicale anglaise n’a jamais été aussi rock Blur, Oasis, Shed Seven, Primal Scream. Moi, je n’ai pas peur de m’inscrire dans une tradition, de reprendre le flambeau, parce que j’ai le sentiment que ma génération ajoute sa contribution à la tradition rock britannique. Après tout, pourquoi n’aurions-nous pas le droit de sonner « un peu comme les Smiths » ? Que nous reproche-t-on exactement, sinon d’être dix ans plus jeunes que les Smiths ? Finalement, que Gene soit comparé à l’un des meilleurs groupes de rock de tous les temps ne me pose aucun problème. Comme les Smiths, nous avions un plan de bataille en nous lançant : ne jamais sortir la moindre chanson moyenne, rechercher l’excellence. Mais Morrissey et moi sommes très différents. Je suis plus positif, je m’apitoie rarement sur mon sort. Pour commencer, moi, je n’ai aucun mal à parler de mon homosexualité : il me paraît en effet plus intelligent d’être sincère à ce sujet que de vendre des disques en entretenant le mystère autour de ma vie amoureuse. Je déplore qu’un certain nombre de gays célèbres refusent toujours de dire la vérité Michael Stipe, par exemple, n’a vraiment parlé de son homosexualité que l’an dernier. Peut-être avait-il peur. Moi, j’aime les mecs et les filles depuis l’âge de 14 ans, alors j’ai eu le temps de m’habituer aux railleries… Je crois qu’en 95 il est temps d’arrêter de considérer l’homosexualité comme un problème, et Morrissey devrait lui aussi s’exprimer sur ce point. Les gens doivent maintenant comprendre qu’on peut être gay sans pour autant sortir des « disques pour gays ». Franchement, je n’ai pas l’impression que Gene soit un groupe de tapettes. D’ailleurs, en ce moment, je partage ma vie avec une fille.
Emmanuel Tellier