La moitié de l’iconique duo Suicide accomplit, depuis plus de 40 ans, un palpitant parcours solo, traversant de multiples styles. Tandis que le label allemand Bureau B vient de rééditer deux de ses albums, Martin Rev va donner, le 15 décembre, un (rare) concert, à la Bourse de Commerce, dans le cadre des Inrocks Festival.
Alors musicien en devenir, adepte du piano électrique, Martin Rev – Reverby à l’état civil, né en 1947 dans le Bronx – s’est mêlé aux intrépides turbulences du sérail free-jazz new-yorkais durant la seconde moitié des années 1960, fréquentant notamment le Project of Living Artists (PLA), espace de libre expression (pluri)artistique, ouvert par un certain Alan Vega – né en 1938 à Brooklyn, sous le nom Boruch Alan Bermowitz. Après une formation et diverses expériences en arts plastiques, ce dernier, fan d’Elvis Presley, a bifurqué vers le rock à la même époque (qu’on imagine épique).
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Punk électronique
En quête de nouveaux (fris)sons, les deux gaillards ont donné naissance, en 1970, à Suicide. Mené initialement avec un autre larron (Paul Liebgott, à la guitare) et une autre larronne (Mari, future femme de Rev, à la batterie), ce projet musical commun s’est vite reconfiguré en un duo ultra minimaliste, Vega au chant et Rev aux synthés, déversant un punk électronique ascétique à forte coloration futuriste.
D’abord entretenue par des performances live provocatrices et chaotiques, la réputation du duo va aller crescendo. À présent, Suicide resplendit en lettres incandescentes dans la légende du rock’n’roll (au sens large), grâce, en particulier, à son séminal – et cultissime – premier album éponyme, sorti en 1977, plusieurs fois réédité depuis et toujours aussi extraordinaire. Quatre autres albums studio, de moindre éclat, ont succédé à cette magistrale œuvre au noir, le dernier étant American Supreme (2002).
En 1980, outre le deuxième album de Suicide, produit par Ric Ocasek, sont sortis les premiers disques solo de Martin Rev et Alan Vega. Chaque lp porte en titre, simplement, le nom de son auteur – comme pour mieux marquer la volonté d’individuation. À partir de là, les deux musiciens new-yorkais vont se consacrer principalement à leurs cheminements personnels, tout en redonnant vie ponctuellement à Suicide, pour des enregistrements ou des concerts. Leur collaboration s’est achevée de manière définitive en 2016, suite à la mort d’Alan Vega.
“Les morceaux de Suicide sont fondamentalement des chansons, la voix y tient une place essentielle. Si elle peut intégrer des parties vocales, ma musique est beaucoup plus instrumentale. Ce qui m’apparaît comme venant de Suicide peut m’emmener ailleurs, ces idées donnent naissance à de nouvelles idées, me conduisent à essayer des choses différentes.”
Quant à Martin Rev, il est toujours bien vivant et créatif, la pandémie de Covid-19 l’ayant longuement privé de scène sans pour autant l’empêcher de travailler. “Pour moi, les concerts sont importants mais j’ai la chance de ne pas en dépendre totalement, nous confie-t-il, par téléphone, depuis New York. Je me consacre largement à la composition et à l’enregistrement. La pandémie et les confinements m’ont juste donné davantage de temps pour ça.”
À l’heure actuelle, il compte neuf albums solo à son actif, l’ensemble couvrant un large spectre de styles et traduisant une volonté d’évolution constante. Parfois (très) proche de celle de Suicide, sa musique tend majoritairement à s’en éloigner, pour s’épanouir dans d’autres sphères.
“Les morceaux de Suicide sont fondamentalement des chansons, la voix y tient une place essentielle, observe Martin Rev. Si elle peut intégrer des parties vocales, ma musique est beaucoup plus instrumentale. Ce qui m’apparaît comme venant de Suicide peut m’emmener ailleurs, ces idées donnent naissance à de nouvelles idées, me conduisent à essayer des choses différentes. Tout ce processus, ce questionnement continu, donne son sens à ma démarche en solo. Il ne s’agit pas de répéter ce qui constituait le duo. Je pense qu’Alan avait la même vision de sa carrière solo, avec ses propres inclinations musicales, penchant plus vers les guitares, le rock ou le rockabilly.”
Rev atmosphérique et proto-techno
Martin Rev (1980), Clouds of Glory (1985) et Cheyenne (1991) comportent uniquement des instrumentaux – hormis Baby O Baby, sorte de slow spectral, sur Martin Rev. Les deux premiers distillent une musique électronique bourdonnante, riche en sons parasites, dans l’orbite du Suicide initial. Alternant plages atmosphériques et compositions plus rythmées, quelque part entre ambient, electronica et proto-techno, le troisième s’avère aussi original que dense – sans conteste l’un des pics de sa discographie.
Douce et fluette, parée d’inflexions enfantines, loin du coffre abyssal d’Alan Vega, la voix de Martin Rev se déploie sur les deux albums suivants, See Me Ridin’ (1996) et Strangeworld (2000). Constitués de comptines légères et entêtantes, ils forment un délicieux diptyque de pop/doo-wop synthétique.
Articulé autour de motifs rythmiques très répétitifs, traversé de samples de riffs de guitare et scandé par une voix haletante, To Live (2003) délivre de tumultueuses chansons entre rock et électro, souvent accrocheuses, dont Places I Go offre un excellent exemple. Le label allemand Bureau B vient de rééditer cet album aux relents “suicidesques” prononcés, ainsi que le suivant, Les Nymphes (2008), plus électro, traversant une gamme chromatique très contrastée, aux mille et une nuances. S’en détache en particulier Valley of the Butterfly, étrange mélopée sur laquelle plane la voix de Mari, la femme de Martin Rev.
Celle-ci, qui partageait sa vie depuis les années 1970, est morte en 2008 durant la conception de Stigmata (2009). Contenant quatorze morceaux, certains titrés en latin, qui mêlent cuivres, cordes et nappes synthétiques, cet album – dédié à la défunte – exhale une musique d’obédience néo-classique et sonne comme un requiem (post-)moderne dont la singularité n’a d’égale que la puissance de résonance.
Particulièrement détonant, dans une veine à la fois iconoclaste et avant-gardiste à la Franck Zappa ou John Zorn, Demolition 9 (2017) se compose de 34 (!) courts, voire très courts morceaux qui oscillent entre électro, noise, free-jazz, exotica, rock, néo-classique ou encore musique de film – le tout se révélant extrêmement vif et jouissif. Dernier album en date de Martin Rev, il semble offrir un condensé fracassé d’un univers musical foncièrement mutant, ouvert à tous les possibles.
“À mes yeux, aujourd’hui encore, faire de la musique représente une aventure. Je crois que toute forme de création repose sur l’expérimentation. Chaque album est comme un voyage : en démarrant, je ne sais pas nécessairement où il va mener. Au final (en français dans le texte, ndlr), il est le produit (encore en français dans le texte, ndlr) de multiples idées et expérimentations.”
La photo ornant la pochette de Stigmata – sur laquelle Martin Rev, les bras en croix, adopte une posture christique en parfaite adéquation avec la musique aux accents liturgiques du disque – est due à la plasticienne française Divine Enfant. Depuis, tous deux développent une collaboration artistique étroite.
“Divine Enfant est une artiste vraiment brillante. J’aime beaucoup tout son travail : vidéos, collages, design scénique… Elle conçoit des créations visuelles pour mes performances live, réalise des photos et aussi des vidéos basées sur ma musique. J’ai le sentiment que nous travaillons ensemble comme au sein d’un groupe, à cette nuance près qu’elle ne joue pas d’un instrument mais œuvre au niveau visuel. Elle travaille de la même façon que moi, avec beaucoup de spontanéité, à partir d’une base et d’un langage spécifiques, en laissant une place importante à l’improvisation.”
Tenu à distance par la pandémie, le binôme va de nouveau être réuni en live pour la première fois depuis 2020, à l’occasion de la soirée organisée par Les Inrocks Festival le 15 décembre à Paris, dans l’enceinte majestueuse de la Bourse de Commerce – soirée dont Martin Rev est évidemment la tête d’affiche. Elle apparaît d’autant plus immanquable que l’intéressé, arborant sur scène d’immuables lunettes noires (pour nuits blanches?), se produit rarement en France. Sa dernière apparition à Paris date ainsi de 2016, à l’invitation du festival Sonic Protest.
De plus, ce concert parisien intervient trois jours avant son 75ème anniversaire – un cap symbolique qu’il aborde avec un détachement certain, presque zen, le regard résolument tourné vers l’avenir. “L’âge n’a pas vraiment d’importance pour moi, c’est juste un nombre. Le passage du temps ne m’affecte pas ou m’affecte de manière superficielle. La musique qui m’a attrapé quand j’étais jeune, le rock’n’roll, ne m’a pas lâché. La même curiosité m’anime aujourd’hui. Plus j’apprends, plus j’ai envie d’apprendre davantage, de continuer à explorer.”
To Live et Les Nymphes (Bureau B/Bigwax). Réédités depuis le 2 décembre. Concert complet aux Inrocks Festival le 15 décembre, à Paris (Bourse de Commerce).
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