Marshall Mathers LP 2 est le disque d’un quarantenaire irréductiblement gamin qui n’en aura jamais fini avec ses névroses d’ado, ses haines d’enfant, et en rajoute une couche avec jubilation. Renaissance. Critique et écoute.
Dans son autobiographie parue en 2004, RZA (Wu-Tang), comparait les rappeurs à des super héros : « Si vous regardez les héros de Marvel, ils ont ce point commun : le tragique. Quelque chose est arrivé, souvent une expérience scientifique qui a foiré, qui leur a donné un super pouvoir, mais les a aussi foutu en l’air. (…) Chez Marvel, ils ont tous quelque chose pété en eux, une faille. Et nous nous sommes pareils, parce que nous sommes aussi le résultat d’une expérience qui a tourné court : les projects (ou projets d’aménagement urbain, aux Etats-Unis, soit des cités – ndlr) ». Peu de rappeurs illustrent cette dualité entre réalité et super réalité avec autant de prestance et d’à propos qu’Eminem, enfant des champs de caravanes malmené par sa mère, enchaînant les problèmes relationnels à l’école de la vie tout en déployant des trésors d’ingéniosité artistique qui ont fait de lui une superstar planétaire. C’est cet ancrage double entre spectacle public et dépression intime, grand guignol et noirceur absolue, qui explosait en 2000 sur The Marshal Mathers LP, transformant un recueil de névroses en un classique instantané du rap. Mais depuis, le succès, les excès, les drogues et les cachetons ont dispersé le tir : en dépit de l’immense Eminem Show, les livraisons unidimensionnelles ont marqué le pas, du foutraque et simiesque Encore à la descente aux enfer de Relapse et jusqu’à la renaissance hébétée de Recovery – ce qui n’enlève rien aux qualités de ces disques, particulièrement de Relapse, injustement dézingué à sa sortie sans argument sérieux. Autant dire que l’annonce d’un nouvel album baptisé The Mashall Mather LP 2, 13 ans après ce coup de maître, en a fait bondir plus d’un, laissant présager un retour aux sources de ce théâtre à la fois grave et déjanté.
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Le titre de ce nouvel album n’est pas vain. Au-delà des références pour spécialistes – « Bad Guy » qui donne une suite à « Stan », les versets dispersés comme autant de références, le skit « Parking Lot » qui prend la suite de celui de « Criminal »… – MMLP2 ressuscite l’Eminem d’avant le succès boursouflé, les dépressions et les cures, réitérant cette balance singulière entre haine du monde et haine de soi, rap grand-guignolesque et âpreté maladive, commentaire social et cinéma personnel. Narration de pointe sur « Bad Guy », un chef d’œuvre du niveau de « Stan » – ne nous laissons pas berner par la nostalgie -, cynisme dantesque sur « Asshole », où il s’arroge avec joie la couronne trou-du-cul le plus en vue de la planète, technique bluffante sur « Rhyme or Reason », humour de grand con fier de lui (« I’m a case of Tourette / Fuck, fuck, fuck !! »), il y a des dizaines de raisons de célébrer ce retour – et des pages de folies à décrypter pendant des mois pour les exégètes les plus pointus.
Pourtant, quelque chose a changé : malgré la présence des savants Rick Rubin et Dr Dre à la console (ce dernier ne fournit cependant aucune composition, se contente de superviser le bouzin et d’arracher quelques royalties), il manque à MMLP2 une direction plus racée, ce qui le sépare de son éponyme prédécesseur, virtuose et spontané. Devenu superstar, Eminem semble empêtré dans des codes mainstream, jonglant avec des promesses de rentabilité qui se matérialisént en figures imposées, et dont l’omniprésence de refrains d’un conformisme affligeant – chantés par Skylar Grey, Nate Ruess, Rihanna – est le plus probable exemple. Marshall Mathers LP était un excellent disque de rap devenu mainstream à la faveur de singles accidentellement pop (« Stan », « Slim Shady »), ce volume 2 est un peu l’inverse : un album à visée grand public qui ne retient l’attention des fans de rap que parce que son auteur est techniquement, textuellement, théâtralement, irréprochable. Un handicap d’autant plus râlant qu’une fois sorti de ces mièvreries, Eminem tient droit comme un gode, y compris lorsqu’il emmène son rap ailleurs, sur les territoires vierges de « So Far », ou ceux, doucement doo-wop, de « Love Game » – tous deux produits par Rick Rubin. Et ceci sans compter les 5 titres livrés en bonus, qui forment un impeccable petit EP dont la qualité ébranle un peu l’édifice qui précède.
Mais MMLP2 ne se résume pas à trois fautes de goût et une poignée de fanfaronnades. Il renferme une âpreté, une gravité qui le relie à son prédécesseur, contrairement à Relapse ou Recovery, qui évoluaient sur des terrains plus hermétiques : en dépit de la bêtise – brillamment – théâtralisée et des ambiances coussin-péteur, Eminem n’est pas un rappeur comique mais un gamin bourré de belles failles qui n’en a fini ni avec sa mère (« Headlight »), ni avec son ex (« So Much Better ») ou ses traumatismes d’écolier. Parcouru de remords, de reproches et de fantômes, MMLP2 est ce disque de quarantenaire qui vient de comprendre que l’enfance est infinie, que le temps bousille tout parce qu’il n’efface rien. C’est ce qui lui donne un relief humain, et cette épaisseur trouble qu’ont les géants du rap : le cul tranché entre bravades hyperboliques et névroses insistantes, il n’est pas complètement irréel, mais pas totalement normal non plus, figurant ce super héros dont parle RZA, moitié baisé, moitié sauvé, surplombant le rap game tel un Phoenix néanmoins capable s’écraser comme une merde au premier orage.
Puisqu’il ne sortira jamais de la boucle, il lâche alors les freins, redouble de grossièreté et de cet humour dégueulasse qui flirte avec la haine, et redevient pour toujours ce lascar (ambi)dextre, régressif et stupide, touchant et méchant dans le même souffle, commentateur cyclothymique oscillant entre réalisme rugueux et danses cartoonesques : « I’m the prime example of the power of rhyme falling into the wrong hands » (« Je suis le meilleur exemple du pouvoir de la rime tombé entre les mauvaises mains »). Aussi, en dépit de quelques belles fautes, ne boudons pas ce plaisir : ça faisait longtemps qu’Eminem n’avait pas livré un disque d’une telle épaisseur.
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