Rétrospective à Paris d’un des maîtres de l’abstraction américaine, Mark Rothko. Plus de trente ans de création, marqués par l’apothéose de ses toiles des années 50, exigeantes, mystérieuses et éblouissantes. Subtil mélange de couleurs éclatantes et de lumières noires.
Rarement exposition chroniquée en ses pages aura aussi crûment posé la question de la beauté des oeuvres, de l’oeuvre d’un artiste. La rétrospective Rothko qui s’ouvre ces jours-ci au musée d’Art moderne est un événement parce qu’elle est la première exposition d’envergure consacrée au peintre américain à Paris depuis 1972. Parce que, surtout, elle embrasse trente-cinq ans de création, montre pour la première fois en France les oeuvres monumentales réalisées pour l’immeuble Seagram à New York, revient sur ses tableaux réalistes des années 30, s’attarde sur les sombres tableaux de la fin de sa vie.
Figure mystérieuse et atypique de l’abstraction américaine, Mark Rothko mit fin à ses jours au petit matin du 25 février 1970, à 67 ans. Une mort solitaire, dans la cuisine de son studio de la 69ème Rue, de deux coups de lame dans les bras. Malade, incapable de freiner sa consommation d’alcool et de cigarettes, séparé de sa deuxième épouse Mell, plus que jamais tourmenté par l’avenir et le respect de l’intégrité de son oeuvre, l’artiste traversait depuis quelques mois une profonde dépression. Le peintre Robert Motherwell, ami de Rothko, s’étonna pourtant de l’aspect si « ritualisé » de son suicide.
A sa mort, Rothko était un artiste enfin reconnu par la critique, mondialement célèbre, vivant bien de son art après des années d’incertitude financière. Dix ans plus tôt, en 61, le MoMa de New York lui avait consacré une rétrospective de deux mois, la première jamais consacrée par le musée à un artiste vivant. Une consécration pour un peintre fier de son travail mais peu sûr de lui-même, mû par une méfiance permanente envers les institutions, les critiques d’art, les collectionneurs et les galeristes. Dans sa biographie de Rothko, James E. B. Breslin brosse le portrait d’un homme solitaire en toute occasion, peu enclin aux confidences, difficile en amitié, d’une exigence extrême. Un personnage de l’avant-garde américaine des années 50 aux côtés de Jackson Pollock, Barnett Newman, Clyfford Still, Ad Reinhardt et Robert Motherwell, pourtant peu admiratif des travaux de ses congénères de l’expressionnisme abstrait, avec lesquels il entretint des relations plus que fluctuantes, faites de brouilles (nombreuses) et de quelques réconciliations.
Moins révolutionnaire, en tout cas moins spectaculaire que Jackson Pollock, Mark Rothko construisit progressivement une oeuvre unique, d’une beauté insensée, humaniste et austère. Des tableaux de couleur où le trait se délie au fil des ans, se perd dans des associations de teintes inédites, se fond dans un nuage chromatique mystérieux car d’une rare complexité. La période dite classique de Rothko, de 1950 à 1957 environ, offre une série de faux rectangles aux contours flous, variations géométriques transcendées par les jeux de lumières et de teintes. Des oeuvres encore aujourd’hui énigmatiques. Toute sa vie, Rothko aima travailler dans le secret, ne livrant qu’à regret des confidences sur sa façon de travailler. Tandis que des photos magiques montraient un Pollock aérien, dansant au-dessus de ses toiles en acrobate de l’action-painting, Rothko se laissait photographier assis sur une chaise, face à ses toiles, une cigarette à la main. Ses proches et ses assistants décrivent un artiste contemplatif, passant des heures à observer ses peintures. Un maniaque de l’accrochage, qui suivait l’installation de ses expositions avec une minutie qui exaspérait ses collaborateurs, changeant encore des grands formats à quelques jours de l’ouverture da sa rétrospective au MoMa.
Car pour Rothko, il s’agit bien de tendre vers une « communion spirituelle », lui qui expliquait dans un texte de mai 1951 « Je me rends compte qu’historiquement la fonction des grands formats est de peindre quelque chose de réellement grandiose et de pompeux. Pourtant, la raison pour laquelle je les utilise (…), c’est précisément parce que je veux aller vers quelque chose de très intime et de très humain. » Vision transcendantale, tiraillée d’élans mystiques de la peinture. Pour son ami Stanley Kunitz, poète, Rothko apparaissait précisément comme « le dernier rabbin de l’art occidental ».
Derrière ses airs de père tranquille de l’abstraction, les yeux grossis par d’épaisses lunettes de myope, la silhouette lourde, la moustache vieillotte, Mark Rothko fut toute sa vie travaillé par les souvenirs de son enfance à Dvinsk, petite ville de la Russie où il vécut ses dix premières années. Rothko (de son vrai nom Marcus Rothkowitz) racontait à loisir des anecdotes sur les persécutions tsaristes dont la communauté juive de son village natal était victime. Il parlait aussi de l’humiliation subie avec sa mère lorsqu’ils débarquèrent à Ellis Island en 1913 pour rejoindre le père, pharmacien, émigré trois ans plus tôt à Portland. Et qu’ils durent traverser les Etats-Unis avec leurs habits d’étrangers sans le sou, sous une pancarte précisant qu’ils ne parlaient pas anglais. L’histoire de Rothko est en cela 100 % américaine, emblématique d’une ambition difficilement satisfaite de fit in.
Après les tournoiements de couleur de la période classique, la palette du peintre s’assombrit. Des couleurs de plus en plus denses, graves, où le regard s’abîme, plus déroutantes que jamais, qu’on retrouve sur les murs intérieurs de la chapelle de Houston. Toujours nimbées de lumière, ce rayonnement si particulier né de l’addition infinie de fines couches de peinture presque transparente, des toiles devenues opaques. Quelques mois avant sa disparition, Rothko invita chez lui quelques amis, qu’il accueillit au centre de son salon, entouré de ses dernières oeuvres. Beaucoup s’interrogèrent sur la signification de cette perte de la couleur. Grand lecteur de Nietzsche et de Kierkegaard, passionné de musique, Rothko semblait refléter les noirceurs de l’âme humaine. Reste une peinture mystérieuse et éblouissante, donnée par un artiste en lutte pour et contre sa propre reconnaissance, qui déclara un jour : « Quand une foule regarde un tableau, cela évoque pour moi un blasphème. »
Mark Rothko, a biography de James E. B. Breslin (The University of Chicago Press, Chicago & London, 1993).{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
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