En solo comme avec Talk Talk, Mark Hollis ne fréquente que l’excellence : ici, huit chansons libérées de tout carcan, jonglant avec les silences et leur science. Sublime.
On attendait un nouvel album de Talk Talk, 98 nous offre finalement un album solo de son leader Mark Hollis. La rumeur annonçait une longue pièce classique instrumentale et ce sont en réalité huit titres, tous chantés, qui voient le jour. L’album devait s’intituler Mountains of the moon – ce qui en aurait facilité la description -, il n’arbore en définitive que le nom de son auteur. Jusqu’au bout des sept ans de silence traversés par Talk Talk depuis le colossal Laughing stock de 91, Mark Hollis aura donc minutieusement brouillé les rares signaux qu’il adressait depuis sa monacale retraite. Ainsi découvre-t-on tardivement qu’à l’image des radicaux de gauche ou du code morse, Talk Talk s’est dissous sans bruit ni vague, que Tim Friese-Greene – pourtant présenté comme le véritable architecte du groupe - ne fait plus partie du décor, tout comme le batteur historique Lee Harris.
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Notes indicibles, silences pleins et sons déliés
Talk Talk n’est plus, donc, mais si on observe attentivement nos discothèques, Talk Talk est partout. Au hasard des seuls derniers mois, on retrouve sa trace dans les gènes de quelques albums remarquables : Alpha, Craig Armstrong, Labradford, Bashung ou le prochain Tortoise. Partout où la musique défie clairement les lois - celle de la gravité comme celles du marché – , dans ces laboratoires de recherches contre la stérilité du rock, les travaux du professeur Hollis valent depuis quelques années déjà ceux du doyen Eno. A l’heure pile où il pouvait prétendre à quelques dividendes, Mark Hollis, qui n’a pas le profil d’un petit épargnant, choisit donc de remettre ses compteurs à zéro.
Il entame logiquement sa première foulée solo de la plus solitaire façon, avec seulement un piano gymnopédique devant lequel il assoit sa voix sur une seule fesse et crayonne un Colour of spring qui indique déjà l’ampleur de l’affaire. Hollis, privé de l’électricité extatique de Friese-Greene mais entouré de musiciens pour lesquels le jazz et la musique contemporaine ne sont visiblement pas des langues étrangères, s’en va traquer d’un peu plus près les notes indicibles, les silences pleins et les sons déliés, les palpitations vasculaires des instruments, la chair intime des bruits.
Cet album confère à l’idée d’espace la place centrale dans les chansons
Parce que entièrement capté en acoustique - on a envie d’écrire happé, tant l’air ambiant qui servait de véhicule aux sons a miraculeusement été saisi par l’enregistrement – , cet album confère à l’idée d’espace la place centrale dans les chansons. Parmi les notables du rock, personne hormis Wyatt n’avait autant fourni d’efforts pour étayer cette thèse selon laquelle la musique commence par l’apprivoisement de toutes les formes de silence, après quoi les notes et les harmonies ne seraient que des façons élégantes d’en souligner les nuances.
Il y a ainsi chez Mark Hollis beaucoup d’écart entre deux mêmes notes d’une guitare jouées à la suite, un long soupir entre chaque ponctuation de clarinette, un gouffre qui sépare flûte et basson, un désert qui s’étale entre cymbales et contrebasse. La beauté surnaturelle de ce disque est aussi à aller puiser dans ces creux-là, son évidence est au prix que l’on attache à ces vides, à cette vitalité invisible. Précisons qu’on ne s’y ennuie pas une seconde, qu’on assiste même à des rencontres assez cocasses, comme lorsqu’on croit entendre Eric Dolphy et les Dolphins de Fred Neil parler le même vocabulaire - A Life (1895-1915) -, ou Debussy apprendre la grammaire sèche de Tim Buckley, Morricone fréquenter Mingus, l’harmonium de John Cale rissoler sous les phalanges de Monk. Pour la comptabilité, on soulignera qu’il s’agit du troisième chef-d’oeuvre enregistré en dix ans par Mark Hollis, qui n’a d’ailleurs publié que trois albums depuis 88.
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