Mark E. Smith, leader de The Fall, est mort il y a deux ans, le 24 janvier 2018. En 1990, il accordait aux “Inrocks” une très longue interview, comme un autoportrait en punk lettré, entier, cultivé et intransigeant. Bien loin de la facilité des clichés rock’n’roll dans lesquels on l’a parfois enfermé, Mark E. Smith était un artiste, un vrai, animé par la passion et l’exigence, le goût – mais aussi le dégoût. L’entretien définitif est à relire maintenant.
Les adjectifs collaient au blase de Mark E. Smith, le chanteur de The Fall dont on a appris la mort hier, à 60 ans. Irascible, provocateur, ingérable, soupe-au-lait, exaspéré, incompétent… Mais aussi : généreux, influent, libérateur, fondamental. Récemment, les jeunes londoniens de Fat White Family chantaient I Am Mark E. Smith. L’influence de l’ancien docker et employé d’abattoir de Salford, dans la banlieue de Manchester, est ainsi depuis 40 ans et les débuts de The Fall, une influence constante sur les chanteurs limités mais volontaires : un triomphe de l’urgence de dire sur la technique du chant, qui a fait des milliers d’émules, de LCD Soundsystem à The Streets, de la jeune Björk à Shame. Véritable working class hero – une définition qu’il détestait “mais moins que Sexy Rexy”, ricanait-il dans Les Inrocks en 1990 –, Mark E. Smith était un homme de lettres se déguisant en rageux borné pour les besoins du rôle, capable de citer Céline ou Camus dans le texte. Seul musicien à avoir résisté aux épiques et violents remaniements du groupe depuis 1976, il était venu à la musique grâce à un concert mancunien des Sex Pistols, qu’il vécut comme une révélation, une invitation. Un rôle de révélateur qu’il jouera toute sa riche carrière. Jusqu’à ses 60 ans. Il venait, souffrant, d’arrêter de tourner. Mais pas de balancer des vacheries sur ses pairs, une constante. Dernière victime en date : Ed Sheeran. Mais le rock a préféré ce sage à sa rage.
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JD Beauvallet
Entretien avec Mark E. Smith, 1990. L’unique raison pour laquelle j’ai fondé The Fall est que j’avais écrit beaucoup de paroles et que j’avais envie de les faire entendre. En plus, la musique qui existait autour de moi ne m’impressionnait absolument pas. Il était grand temps que quelqu’un essaye de prononcer des paroles intelligentes. J’observais tout ce qui se passait en 76, le punk, tout ça. Mais ça ne me touchait pas. Le moment me semblait propice pour faire sortir tout ce que j’avais’ accumulé en moi. J’écrivais sans cesse, surtout de la prose… J’ai quitté l’école à seize ans pour travailler sur les docks de Salford, en banlieue de Manchester. Mon bureau était loin de tout, je ne pouvais aller déjeuner nulle part. Je passais donc ma pause de midi à écrire, je trouvais cela beaucoup plus intéressant que d’aller à l’université… J’ai joué, par la suite, dans ce genre d’endroits, j’ai donc beaucoup de compassion pour les étudiants. Leurs écoles, ce ne sont que des hôpitaux psychiatriques maquillés.
Tes collègues des docks te trouvaient-ils bizarre?
Très étrange, oui. On me prenait pour un détraqué… A la maison, nous n’avions même pas de tourne-disques, pas le moindre livre… En fait, je n’ai commencé à lire et à écrire qu’après avoir quitté l’école. Avant, je détestais ça, car mes professeurs me forçaient. Mais dès que je suis parti, à seize ans, je me suis mis à dévorer les livres.
La légende veut que tu aies volé ce nom, The Fall, au roman La Chute de Camus…
Oui. Je lisais ce genre de choses, surtout L’Etranger… Pourtant, je n’ai jamais été attiré par l’existentialisme. Mais Camus me fascinait, surtout à cause de son objectivité.
Pourquoi avoir choisi la musique comme forme d’équilibre ?
C’est en effet assez bizarre, vu que je n’ai jamais pu faire confiance à un musicien de ma vie. Je ne peux pas m’entendre avec eux. Les seuls que je peux supporter sont ceux de mon groupe. Les autres, je ne les aime pas. Tu sais, je crois que je suis tombé dans ce milieu par hasard… Juste par envie de faire mieux que ce que je voyais… Je n’en revenais pas que personne ne joue la musique que j’avais envie d’entendre. Je m’étonnais qu’il n’y ait pas un seul groupe anglais pour reprendre le flambeau de Can ou de Faust… Nous nous sommes retrouvés inclus dans le mouvement punk, mais nous étions sur la touche. C’est toujours le cas aujourd’hui, nous sommes séparés de la scène de Manchester tout en en faisant partie… En 77, nous étions déjà différents. Ils avaient les cheveux hérissés, des T-shirts déchirés, ils ne reflétaient aucune réalité. Moi, on me collait cette image de working-class hero qui m’exaspérait, parce que beaucoup de mes textes dénonçaient la stupidité que l’on trouve aussi chez les prolétaires. C’était important que je dise ces choses dans le format de la pop-music, ça n’avait jamais été fait auparavant… Enfin, bon, je préférais être appelé « working-class hero » plutôt que « Sexy Rexy » (rires)… Le seul point de vérité est que nous étions véritablement un groupe d’origine ouvrière. Mais ce n’est pas ce qui comptait. La plupart des musiciens britanniques sont étudiants ou viennent de milieux aisés. Moi, je viens de Salford et j’y vis toujours. J’y aime les gens, je ne vois aucune raison d’en partir. Ils se foutent totalement de qui je suis, ils ont même beaucoup de compassion pour moi (sourire)… A Londres, il y a toujours des idiots qui me suivent dans la rue. Mais à Salford, les gens restent vrais avec moi. C’est le seul endroit où je pourrais vivre.
As-tu été encouragé par ta famille lorsque tu as commencé à écrire?
Non. Ça venait de là (il se frappe le front)… C’était une nécessité, j’y consacrais mon temps, j’adorais écrire. Mais tu sais, je ne suis pas comme Nick Cave, je suis incapable de me lever tous les matins afin de gribouiller. Moi, j’attends que ça vienne. A une époque, j’ai essayé de me discipliner, de me forcer à écrire. Mais c’était du massacre, je perdais mon style. J’aime pouvoir être fier de chaque mot que j’écris, je veux être capable de justifier chacun d’entre eux. Tu sais, je réécoute mes paroles avec fierté… Il y a beaucoup de connaissance anticipée dans ce que j’écris… Je ne comprenais pas certaines de mes paroles lorsque je les mettais sur papier, elles ne sont devenues limpides que des années plus tard. Parce que, entre-temps, ce que je racontais s’était réellement passé dans ma vie… Ecrire n’a jamais été un problème, j’aime le faire avec les limites qu’impose une chanson, c’est un défi à chaque fois. Sans ces barrières, je ne pourrais jamais écrire. Je serais incapable d’écrire un livre, ça ne m’a même jamais tenté. J’ai lu celui de Nick Cave, on a l’impression qu’il y a mis tout ce qui ne pouvait pas entrer dans ses chansons. Moi, je travaille de façon inverse. J’écris, puis je coupe pour caser l’essentiel dans ma chanson. C’est pour cette raison que je préfère la prose de Nick Cave lorsqu’il est concis. Il a écrit des textes splendides, très courts, sur Robert Johnson…
Je voudrais que les gens m’oublient lorsqu’ils écoutent mes disques.
Mon préféré, c’est Céline. Un fou, ça (il siffle d’admiration)… Guignol’s band, quel livre ! Personne ne le connaît en Angleterre, mais j’avais une amie, une Française d’origine algérienne, qui m’a tout raconté sur lui, ses histoires avec les nazis… Elle m’interdisait de parler de lui. L’important, pour moi, n’est pas ce que les gens ont fait avec leur vie mais ce qu’ils ont écrit. J’aime Elvis Presley, mais je n’ai jamais voulu être comme lui, je n’ai jamais pensé comme lui. Je voudrais que les gens m’oublient lorsqu’ils écoutent mes disques. Ça ne m’intéresse pas de savoir ce qu’on pense de moi… Les seuls auxquels j’accorde ce droit sont mes proches, ma famille… Tu sais, j’ai été très endurci par dix années d’abus et de critiques. J’ai lu à mon propos des choses comme « moche », « dégueulasse », « ivrogne »… Le groupe est très gêné, ils essayent de me cacher certains articles… « Ooops, attention, planquez tout, voilà Mark »… Et moi, je leur pique les journaux des mains et j’éclate de rire. Au début, ça m’a blessé, j’ai beaucoup souffert des critiques. J’étais en permanence sur le banc des accusés. Mais j’ai fini par prouver que j’avais raison.
Tu traines depuis le début une réputation de type coléreux, arrogant, haineux. Est-ce justifié ?
C’est une vieille histoire… J’ai peut-être donné cette image, mais elle ne m’a jamais contenté. Je voudrais que l’on pense autre chose de moi, je ne veux plus être blessé… Mais d’un autre côté, il est vrai que j’ai insulté beaucoup de gens dans ma carrière. Des fois, j’ai honte quand je lis ce que j’ai raconté sur d’autres groupes. Mais j’en ai parlé avec certains d’entre eux, ça n’a pas l’air de les inquiéter. Je suis dans une position où l’on me respecte. Je peux me permettre de critiquer ceux qui font moins bien que moi, il existe tant de paresseux et d’intolérants dans ce milieu. Tout cela est devenu terriblement bourgeois… On se demande pourquoi les gens achètent tant de disques des sixties… C’est tout simplement parce que ce sont les seuls où subsiste un esprit. Les disques d’aujourd’hui sont ternes et minables parce que les gens qui les font ne sont que des sous-fifres, qui se moquent éperdument de la musique. Moi, je me soucie de la musique. Même si je ne suis pas un fan, je m’inquiète pour elle. The Fall, c’est ma vie, ça compte énormément pour moi. C’est pour cette raison que je me sens un peu isolé dans ce business, que je n’ai aucun ami dans les groupes… Je vois les gens changer autour de moi… Je connais parfaitement le parcours des groupes : ils commencent avec d’incroyables idéaux, sortent leur premier album après un an et demi. Puis ils deviennent populaires et font leur second album, identique au précédent. Ensuite, ils perdent quelques années avant de se séparer. Voilà le plan de carrière d’un groupe, une triste routine. Quand je sens qu’un nouveau groupe va percer, je prie pour qu’il réussisse rapidement. Plus vite ils percent, plus vite ils dégagent et c’est mieux pour tout le monde. Je sais que c’est un peu négatif, mais sincèrement, je ne trouve pas un seul groupe dont je puisse me sentir proche. J’aimerais pourtant qu’il en existe un.
Mais tout de même, tu ne fais rien pour changer cette position. Tu te complais dans ce rôle d’emmerdeur…
Oui, c’est ce qui me donne la force de continuer. Mais je ne le fais pas par plaisir, je ne joue pas l’emmerdeur. Il faudrait vraiment être idiot pour s’amuser avec ce genre de rôle (silence)… Je n’ai aucune envie d’être Je salaud public numéro un. Tout ce que je voulais, c’était mettre un peu d’intelligence dans la musique et utiliser le langage au maximum, y compris l’argot. Je voulais être un artiste, car j’en avais assez de n’entendre que des textes médiocres, des disques affreux. Et j’ai mis toute mon énergie dans cette entreprise. Aujourd’hui, je me rends compte que 99 % de cette énergie est gâchée à faire des conneries, à donner des interviews ou à régler les problèmes du groupe. Ça laisse peu de place au plaisir d’écrire. Mais ce 1 % de plaisir suffit à me faire avaler le reste.
Nous n’avons jamais planifié notre carrière plus de trois mois à l’avance… Aujourd’hui, je me suis amélioré : j’arrive à voir six mois à l’avance (sourire)… Je n’ai jamais considéré quoi que ce soit comme acquis. Mon ambition n’a jamais été d’entrer au Top 20. Boire une bonne pinte de bière est beaucoup plus important pour moi… Nous avons eu quelques tubes récemment, c’était très bizarre pour nous. Même notre maison de disques ne s’y attendait pas… Moi, je suis de la vieille école du rock underground (rires)… Ça me paraît donc incroyable d’être invité à la télé, moi qui passe ma vie à insulter tout ce que j’y vois.
The Fall a souvent changé de maisons de disques. Trouves-tu difficile le fait de travailler avec elles ?
Ils ont toujours considéré The Fall comme un acquis. Parce qu’ils savent qu’il existe un noyau dur de fans qui seront toujours là, de vrais fanatiques. Ils peuvent être derrière nous depuis dix ans ou depuis deux ans, ils savent de quoi je parle et ils nous permettent d’avancer. Nos maisons de disques n’ont donc jamais fait d’efforts avec nous, elles ont toujours été convaincues que nos disques seraient rentables. Je n’ai jamais pu supporter leur paresse… Elles nous ont toujours ignorés parce que nous avons refusé de jouer leur jeu. Mais bon, je suis incapable de travailler avec des incompétents .
Nous avons influencé beaucoup de groupes. Mais lorsque je les écoute, j’en suis terriblement gêné
En plus, je sais que nous sommes un groupe difficile à vendre, difficile à marketer. Nous resterons toujours tels quels, les fans le savent, ils me font confiance… J’ai fait quelques erreurs, en laissant nos maisons de disques sortir des séries limitées, des remix, ce genre d’arnaques. Mais les fans sont tout de suite venus me voir pour se plaindre. Je parle beaucoup avec eux. Ils ne me demandent jamais d’autographes, je suis très fier que nos fans soient aussi sérieux. Je pense être le seul dans cette position. Personne ne me considère comme un héros … Bien sûr, nous avons influencé beaucoup de groupes. Mais lorsque je les écoute, j’en suis terriblement gêné… « Bon Dieu, comment ai-je pu influencer une telle horreur ? » (rires)… Je suis vraiment désolé si je porte la moindre responsabilité dans la musique de Sonic Youth ou des Butthole Surfers. Monde, je t’en prie, excuse·moi (rires).
Le groupe est en train de devenir plus démocratique. Mais au début, j’étais très dictatorial. Il le fallait, c’était le seul moyen d’avancer. Ça explique pourquoi j’ai si souvent changé de musiciens. Mais les membres de The Fall ont toujours apprécié mon attitude. Dans la plupart des groupes, le guitariste pense ceci, le bassiste pense cela, c’est le désordre. Moi, je donne les ordres… « Toi, tu fais ci ; toi, tu fais ça »… Sinon, c’est l’anarchie. C’est la cause de tant de mauvais disques, de tant de carrières solo. Moi, j’ai toujours su où je voulais emmener The Fall, musicalement. Ça a parfois rendu les choses difficiles avec les musiciens. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, ils sont mes amis. Des amis qui restent tout de même chacun de leur côté.
La plupart des groupes avec lesquels tu as démarré – Joy Division, Clash, Buzzcocks, etc. – ont connu leur heure de gloire, contrairement à The Fall. Comment le ressens-tu ?
Des fois, ça me déprime, surtout quand je me retrouve sans un sou… Mais le succès n’a jamais été ma priorité, c’est sans doute un de mes plus gros défauts … Ce qui compte, c’est pouvoir payer le groupe chaque semaine. Et écrire. Je ne peux pas le faire si je ne suis pas sous pression, torturé par le stress. L’écriture vient alors naturellement, dès que le besoin s’en fait sentir. J’éprouve d’ailleurs parfois un manque si je n’ai rien écrit depuis une semaine, un peu comme si on me privait de sexe. Je deviens alors très mélancolique. J’ai toujours traversé ce genre de crises, depuis l’école.
A Manchester, les musiciens semblent tous jouer les uns avec les autres. The Fall est toujours resté à part.
Je suis contre cette façon d’agir, je la déteste. Le seul groupe avec lequel nous ayons collaboré est Coldcut, parce qu’il me semblait intéressant de travailler avec des gens dont la musique est diamétralement opposée à celle de The Fall. Le problème est qu’aucun de ces groupes de Manchester n’a la moindre idée. Ils sont alors obligés de jouer les uns avec les autres, pour se piquer les idées ou pour se servir du nom d’un autre, c’est bon pour leur crédibilité … Sans arrêt, des connards me demandent de venir jour avec eux, pour un single… « Hey, moi ,je joue dans The Fall, c’est tout, OK » (rires). Ça me rappelle tous ces super-groupes des seventies, le meilleur bassiste du monde avec le meilleur batteur du monde… Johnny Marr est une caricature de cette attitude, il jouerait avec n’importe qui. J’ai dû le virer plusieurs fois des studios où nous enregistrions. Il entrait le sourire aux lèvres en nous disant « Je vais jouer un peu de guitare sur un de vos morceaux. » Et je lui répondais « Non, tu ne joueras pas. Nous avons déjà trois guitaristes, va te faire foutre » (rires) … Plein de gens veulent jouer avec The Fall lorsqu’ils sentent que leur crédibilité bat de l’aile. Tous ces groupes qui ont bâti leur succès en vendant leurs disques aux petites filles se tournent vers nous dès que les gamines ont grandi et qu’elles n’achètent plus leurs disques… Ils disent alors tous « Nous avons toujours adoré The Fall »… Moi, je sais ce que ça signifie quand un groupe commence à raconter ça : ils ne vendent plus un disque (rires)... Ils essayent donc de se faire passer pour des artistes. J’en vois venir à nous toutes les semaines. Ils ne devraient pas se mentir ainsi à eux-mêmes, ils ne seront jamais comme nous. Jamais.
J’ai toujours trouvé l’esprit et l’humour de The Fall très proches de ceux de Morrissey. Je crois pourtant que tu l’as toujours détesté…
Je pense que nous avons influencé les Smiths… Mais ils n’ont fait qu’un seul bon album, leur dernier. J’ai alors regretté qu’ils se séparent, car ils étaient devenus un vrai bon groupe. Auparavant, je ne les supportais pas … Ce n’est pas la première fois que des gens me disent qu’ils me trouvent proche de Morrissey. Je ne vois pas en quoi, je ne l’aime pas beaucoup.
A vos débuts, on reprochait à The Fall un complexe Joy Division…
Ils étaient très sérieux, Joy Division… Nous, nous avions de l’humour. Il n’existait rien de commun entre les deux groupes… Mais je sais pourquoi nous avons été associés. Au départ, nous jouions un rock plutôt sombre. Mais j’ai décidé de changer de direction après un an, je ne voulais pas faire partie de cette scène lugubre… Nous jouions souvent avec eux, mais nous ne les connaissions pas. Nous étions déjà très isolés à l’époque. Depuis deux ou trois ans, je parle avec les gens de New Order, ce sont les seuls auxquels je ne dis pas d’aller se faire foutre s’ils viennent à moi. Je trouve que ce qu’ils font aujourd’hui est bien meilleur que Joy Division. En fait, je n’ai jamais aimé la musique de Joy Division. Je m’entendais pourtant bien avec Ian Curtis, c’était un chic type… Les gens de New Order n’arrêtent pas de faire des plaisanteries sur son mythe, sur sa mort, je trouve ça très drôle.
Tu épousais il y a quelques années Brix, une jeune Américaine qui devint alors la guitariste de The Fall. A-t-elle beaucoup changé le groupe?
Elle était une bonne guitariste. Mais elle n’est plus avec nous (silence)… Elle m’a beaucoup changé, c’était une bonne gamine, Brix… Mais bon, il faut se séparer quand le moment vient. Nos espoirs et nos motivations n’étaient plus les mêmes… Elle ne pensait plus qu’à son propre groupe, The Adult Net. Mais je suis heureux pour elle, j’espère qu’elle gagnera tout l’argent qu’elle veut se mettre dans les poches… Elle aime tant le dépenser (sourire)… Elle n’est pas idiote et, en plus, elle compose plutôt bien. Je trouve qu’elle a tort de ne plus écrire. Mais elle a toujours voulu travailler avec de vrais musiciens, avec des professionnels… C’est sans doute sa culture américaine qui veut ça. Ils adorent les techniciens… En cela, sa façon de jouer contrastait avec celle des autres membres du groupe, je trouvais cette différence intéressante… J’aurais peut-être dû changer pour qu’elle reste. Mais je ne m’en sens pas capable. Je revois parfois mes copains d’école, ils me disent que je porte les mêmes vêtements depuis l’âge de seize ans (rires).
Accepterais-tu de changer, de t’en donner les moyens ? Pourrais-tu prendre un peu de recul par rapport au groupe ?
J’aimerais que le groupe occupe moins ma vie… Mais ne t’inquiète pas pour moi, tout va bien. De toute façon, je serais incapable de prendre du recul pour analyser ce qui n’irait pas. Ça ne m’intéresse pas, je m’occupe de ma vie au jour le jour… Je suis incapable de me relaxer ou de partir en vacances… J’ai essayé, je suis parti pendant deux semaines en vacances à Venise. Mais après cinq jours, je tournais en rond, je suis incapable de ne rien faire. Je pense que ça vient de mon éducation. Chez nous, personne ne parlait de vacances, ça n’existait pas. Il fallait travailler. Si bien qu’à Venise, j’ai passé les dix derniers jours à me soûler. « Oh, non, revoilà l’Anglais qui passe sa vie à boire et qui ne bronze jamais » (rires)…
Il y a deux ans, tu as considérablememt rajeuni The Fall. Etait-ce devenu nécessaire d’insuffler un peu de jeunesse dans le groupe ?
Ce n’était pas aussi délibéré que cela. Les gens ont une mauvaise image de moi, ils imaginent une sorte de tyran qui vire ses musiciens pour les remplacer par du sang neuf. Ce fut peut-être le cas, il y a deux ans. Je ne pouvais plus supporter mon batteur lorsque j’ai vu Simon sur scène, avec un groupe qui faisait notre première partie. J’étais abasourdi. Il changeait tellement des crétins bornés que nous avions eus derrière notre batterie. En plus, il présentait un gros avantage par rapport aux autres batteurs : lui se lavait et se rasait (rires)… J’ai donc viré mon vieux batteur sur-le-champ. C’est, pour moi, le seul moyen de recruter un nouveau membre, je suis incapable de faire passer des auditions. Je ne suis pas un musicien, mes réactions ne peuvent donc qu’être instinctives.
Si j’étais un jeune musicien, comment m’expliquerais-tu ce que tu attends de moi, ce qu’est le son de The Fall ?
Ce serait très dur à expliquer. Je n’utilise que quelques mots, que je ne te répéterais pas, car ils sont mon secret. Tout se passe ensuite par transmission de pensées.
Dans le passé, beaucoup de tes paroles étaient influencées par la drogue, Mr Pharmacist notamment…
Mr Pharmacist était une reprise. Je n’en ai absolument pas écrit les paroles.
C’est tout de même toi qui a décidé de reprendre ce morceau.
Bien sûr. C’était à l’époque où le gouvernement dépensait des millions pour lutter contre l’héroïne. Je trouvais la campagne ridicule… L’idée de reprendre ce morceau, un de mes favoris de tous les temps, m’est donc apparue comme amusante… Mais ça ne veut pas dire que je sois un gros consommateur de drogues. A une époque, j’ai pris beaucoup d’amphétamines, c’était devenu boulimique. Je ne marchais qu’au speed… Bill is Dead, sur notre dernier album, est à propos de toutes ces drogues qui circulent à Manchester depuis quelques années. L’ecstasy, le dynasty… Il y a un an, c’était de la folie complète, tout le monde en prenait… Moi, je me contentais d’observer, je ne pouvais pas participer, je trouvais leur musique trop épouvantable. Je ne comprenais pas que les gens prennent tant d’ecstasy, cette drogue évoque pour moi le cauchemar. Elle équivaut à prendre deux cents tasses de café en une seconde, elle déglingue le système nerveux… Je crois qu’il vaudrait encore mieux prendre de l’héroïne.
Qui peut être suffisamment arrogant pour penser que sa vie privée intéresse qui que ce soit ?
Récemment, mes paroles sont devenues plus personnelles. Il faut dire que je viens de vivre des années bizarres. J’ai toujours essayé de changer mon style, de ne pas m’imposer de limites … Je peux ainsi écrire à la première, deuxième ou troisième personne, ou n’utiliser que deux mots dans une chanson, s’ils sont suffisants. J’aime expérimenter dans ce format étroit. J’ai lu un peu partout que les textes de Extricate étaient mes plus personnels. Peut-être. Mais je ne veux pas parler des changements qui sont intervenus dans ma vie. Ils ont ouvert de nouvelles voies pour moi, m’ont permis d’explorer de nouveaux sujets d’écriture. C’est tout ce que je peux dire. Je ne veux surtout pas pleurer sur mon sort, je sais que beaucoup de gens vivent des situations plus difficiles que celles que je viens de traverser. J’ai lu beaucoup trop d’interviews de types qui pleurnichaient après s’être fait plaquer. Je ne peux pas me plaindre. Je sais que les gens adorent les bonnes histoires de divorces. Ça ne les regarde pas, je n’aime pas ce parfum John et Yoko. Je ne veux pas savoir ce que les gens font de leur vie. Qui peut être suffisamment arrogant pour penser que sa vie privée intéresse qui que ce soit ?
Une chose m’a toujours frappé dans tes interviews: tu Ile peux pas t’empêcher d’insulter tous ceux qui n’ont pas la chance d’être anglais. Connards de Français, fumiers d‘Italiens, salauds d’Américains…
Oui, enculés d’Allemands (rires)… Je m’emmerde tellement dans certaines interviews que je me sens obligé d’insulter tout le monde… Y compris les gens de Newcastle, de Liverpool (sourire)… C’est une attitude typique de Manchester : nous adorons insulter les gens de l’extérieur, mais ce n’est jamais sérieux… Enfin, peut-être avec les Français… J’ai vécu des expériences atroces avec des gens de maisons de disques et des journalistes de ton pays (longue explication où il justifie sa haine). Je crois que l’humour de Manchester est très dur à comprendre pour les continentaux. Même pour les journalistes d’ici… Un type du NME est venu m’interviewer, il y a quelques années. Il m’agaçait avec ses convictions de gauche, avec son discours appris… Il était si tristement sérieux que je lui ai raconté que j’avais voté pour Thatcher. Le photographe en a laissé tomber son appareil photo (rires)… Tu aurais dû voir leurs têtes. C’est le genre de plaisanteries qui me font mourir de rire, mais eux ont pris ça très au sérieux. C’est pour ce genre de raisons que je ne peux pas faire confiance à la presse.
Tu as commencé ton groupe à l‘âge de dix-sept ans. Ne regrettes-tu pas qu’il n’y ail eu que The Fall dans ta vie ?
Je ne pense pas que le groupe ait pris trop d’importance dans ma vie. Auparavant, j’ai travaillé sur les docks, dans un bureau ou même comme plombier, avec mon père… Le poids du groupe n’a donc jamais été un problème pour moi. J’estime avoir eu de la chance, car ce groupe a su tirer le meilleur de moi. Sans lui, je serais un voyou, mon éducation me destinait à cette vie, c’est comme cela que mes copains ont fini. Je pourrais facilement revenir à cette existence, ça ne me dérangerait pas de devenir chauffeur de bus ou voyou. Ce serait toujours plus glorieux que d’être cadre dans un bureau.
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