Mention d’honneur lors de la dernière Biennale de Venise, Marie-Ange Guilleminot moule des nombrils, triture des collants pour en faire des sac à dos, pratique la vidéo, la photo, la performance… Portrait troublé d’une artiste hors catégorie.
A Venise, c’était très dur : la veille de l’ouverture, rien n’était prêt et heureusement Woolford a accepté de me donner plus de mille collants à transformer. Et puis soudain, sans que je sache pourquoi, je croisais des Italiens qui m’arrêtaient et me disaient « Complimenti, complimenti ». C’est comme ça que j’ai reçu la Mention d’honneur. Après j’ai été applaudie, c’était très agréable parce que moi je n’ai jamais reçu de prix, je n’avais jamais la meilleure note en classe. Je suis restée un bon moment sur la scène, et j’aurais bien voulu donner mes impressions. Mais bon, on m’a fait signe de descendre. » Contente sans plus, étonnée mais à peine, surtout rieuse, Marie-Ange Guilleminot traverse les événements heureux, et ceux aussi plus tragiques, avec une grande souplesse, presque l’air de rien. Une longue chevelure brune et un sourire de Joconde : elle ne persuade pas les gens mais préfère les séduire, et c’est sur ce mode qu’elle vient d’ouvrir à Paris une boîte de bouquiniste : « En fait, c’est juste une entente avec une personne que je suis allée voir. J’avais l’idée d’une boîte pour livres d’art et qui pourrait exister le plus longtemps possible. Je me suis promenée, et j’ai obtenu d’un des bouquinistes la possibilité d’occuper une de ses boîtes avec des livres d’artistes. »
Une petite entreprise : Marie-Ange invite des auteurs, organise un vernissage en pleine rue dès qu’elle a choisi un nouvel ouvrage (prochaine séance le 14 décembre entre 15 et 19 h), ou commande à l’artiste Jean-Jacques Rullier un livre sur mesure, aux dimensions exactes de la boîte. « C’est un lieu de rencontre entre les gens du milieu de l’art, le monde étrange des bouquinistes et des bibliophiles, et celui de la rue, des passants. Surtout, c’est un lieu qui doit vivre sa vie de manière indépendante. » En attendant, le projet se développe : en mars, Marie-Ange ouvre une boîte dans l’Union Square de New York, et prépare avec les livres supplémentaires qu’elle demande aux auteurs ou aux imprimeurs la constitution d’une bibliothèque. Pour l’ouverture de sa boîte new-yorkaise, elle a demandé à l’écrivain israélienne Ariella Azoulay la réalisation d’un livre unique. Et entreprend elle-même un livre réunissant des images de ses différents travaux. Tandis qu’un de ses amis artistes, Fabrice Hybert, qui a d’ailleurs obtenu le prix du Meilleur Pavillon lors de la même Biennale de Venise, développe un art qui s’introduit dans les réseaux économiques du grand capitalisme industriel, Marie-Ange réalise avec trois bouts de ficelle une économie désintéressée, plus proche du troc et du potlatch que de la rentabilité pure. « J’ai par exemple créé le Cauris, un sac à dos réalisable à partir d’un simple collant. Il coûte 220 f, mais ça n’a rien de très commercial : je le vends avec le mode d’emploi, c’est à chacun d’effectuer la transformation de l’objet. » Il en allait de même pour le chapeau-vie qu’elle avait d’abord réalisé pour Hans-Ulrich Obrist : comme son nom l’indique, c’est d’abord un chapeau. Puis une cagoule, un pull, une robe longue, et pourquoi pas une minerve, un préservatif, un sac de couchage, un linceul.
Artiste inclassable, Marie-Ange Guilleminot crée ainsi des objets malléables, souvent en tissu, transformables à l’envi. Dans son oeuvre qui mêle vidéos, installations et création d’objets, la performance est toujours présente, et le corps dans son intimité se trouve sans cesse impliqué. Contre un art contemporain souvent plus fasciné par le corps souffrant et ses blessures, elle parle de protéger le corps et d’offrir à autrui un confort. Pour sa prochaine exposition à Paris, elle a monté un salon de transformation pour enfants. Un cercle symbolique tracé au sol, des petites chaises, des collants et des sacs à transformer : maintenant que Beaubourg est fermé, l’atelier pour enfants s’est déplacé dans la galerie Chantal Crousel. « Mais j’ai voulu que soient aussi invités des enfants de zones en difficulté, ainsi que des sourds-muets, et pas seulement les chers petits du ivème arrondissement, histoire de mélanger des personnes différentes qui ne se connaissent pas forcément. »
Née en 1960, cette Parisienne d’origine fait partie d’une génération d’artistes désireuse de sortir du milieu spécialisé et de rencontrer un autre public : « Je trouve d’ailleurs plus de relais dans le public que dans les musées. Et ce salon de transformation, c’est un atelier en kit que j’aimerais voir acheté par un musée : c’est une proposition pour envisager, de manière plus active et plus directe, le rapport aux oeuvres d’art. Je pense toujours aux gardiens qui se font terriblement chier dans les musées, qui sont morts de trouille dès que quelqu’un touche à quelque chose. » Après avoir fait des vêtements à sa propre mesure, après avoir utilisé son propre corps comme un support, une présence et un lieu d’essayage, Marie-Ange Guilleminot vise désormais à une plus grande utilité et à une large autonomie de ses productions. « L’objet produit ne m’intéresse pas en soi, c’est plutôt ce qu’il produit qui est intéressant. J’aime l’idée d’une chose recyclable, faite de manière très directe, adaptable à des situations aussi bien très intimes que publiques. L’objet trouve plus tard, à l’usage, ses significations multiples. » Rêvant à l’existence prolongée de sa boîte de bouquiniste, à la diffusion à la fois clandestine et sans cesse élargie de son collant/sac à dos, Marie-Ange songe à sa propre disparition : « A terme, j’aimerais pouvoir m’effacer. »
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