On ne l’avait plus vue sur une scène française depuis ses époustouflants concerts de La Cigale, en 1990. A 48 ans, c’est une Marianne Faithfull sereine et inspirée, bien que toujours hantée par un passé pot de colle, qui retrouve le chemin des planches.
On pourrait appeler ça «l’art de toujours être dans le coup ». Même absente ? au cours des trente dernières années, elle le fut la moitié du temps ? Marianne Faithfull a toujours été là, toute proche: une présence. Impossible de l’imaginer perdue, larguée, totalement déconnectée. Même lorsqu’on la disait au fond du trou, arrimée à quelque dépendance malsaine, la simple évocation de son nom ravivait l’image d’une femme brûlante, pleine de vie, capable ? comme Bowie ou Lou Reed ? de renaître de ses cendres, On évitera le mot victime à son sujet, lui préférant l’image plus caressante de la proie idéale et consentante, bernée par le mirage des sixties flamboyantes. Après dix années sur le fil du rasoir ? de 1970 – 1980, gros ? puis dix années d’une pénible convalescence entrecoupée de rechutes, Marianne Faithfull commence seulement à se remettre de sa jeunesse. «Depuis que j’ai achevé mon autobiographie, je me sens propre, lavée, libérée d’un poids », nous confiait-elle en octobre dernier. Depuis la publication de son livre, elle a sorti un nouvel album ? A Secret life, produit par le respecté Angelo Badalamenti ?, prétexte à un retour sur scène qu’on imagine (et espère) poignant. « J’attends tellement de ces concerts. Retrouver ces gens qui aiment mes chansons me gonfle d’énergie… Mon public ? Des jeunes, des vieux, des ex-junkies, des Bohémiens, des hétéros, des homos, des lesbiennes. »
Brillante à l’oral, Marianne Faithfull joue habilement d’un mélange savant entre des manières aristocrates héritées de sa mère autrichienne, la baronne Erisso, et une certaine vulgarité chic. Dans une même phrase, elle est capable d’aligner une litanie de mots fastueux articulés avec la classe d’une femme du monde, puis de lâcher un bien grassouillet à la manière d’une fille de rue. Ce qui ne pourrait être qu’une amusante particularité sémantique témoigne en réalité d’un profond déchirement. Qu’elle soit l’une ? la femme sage, réfléchie, magnifiquement intelligente ? ou l’autre ? la tête brûlée, l’aventurière avide d’expériences ?, Marianne use d’un charme intact, d’un sourire d’ange dont on comprend facilement qu’il ait pu réduire en poussière les c’urs de pierre de Jagger et Richards. En ponctuant ses phrases de grands éclats de rire chauds, Faithfull a le don de mettre à l’aise. Elle a aussi cette manière très américaine de vous appeler « man » comme si vous vous connaissiez depuis les swinging sixties, qui vous invite instantanément dans le cercle de ses intimes. A son contact, on apprend vite à dire ce qu’on pense, à ne pas tourner autour du pot. Pas son truc, l’hypocrisie : pas même celle dictée par les conventions de la politesse. Lui demander ce qu’elle considère comme la plus grande erreur de sa vie ? alors que vous connaissez parfaitement la réponse ? ne constitue donc pas la preuve d’une effronterie absolue mais une question presque banale. «Prendre toutes ces drogues constitue évidemment la plus grande erreur de ma vie. Si je pouvais revivre toutes ces années, je le ferrais sans ingurgiter le moindre gramme de cocaïne ou d’héroïne. Plus j’avance dans ma vie, plus je me dis que j’ai été une idiote. Que cela soit clair : les drogues n’ont jamais servi à rien. Mes chansons, mes textes, mes poèmes, j’aurais parfaitement pu les écrire sans les drogues, qui ne constituent rien d’autre qu’un terrible handicap. C’est déjà extraordinaire que j’ai pu réussir à enregistrer tous ces disques en partant avec un tel passif ».
Des dizaines de médecins spécialistes paieraient probablement des fortunes pour pouvoir mesurer les effets des excès ? drogues, tabac, alcool ? sur la voix de Marianne Faithfull. Par trois fois, le timbre de son chant a changé de manière dramatique: d’abord angélique sur ses succès des années 6o, il s’est mué en une espèce de lied accablé sur les albums qui suivirent sa marche solitaire des années 70, avant de s’établir finalement en un compromis flatteur, alliant la grâce des débuts et la gravité gagnée au fil du temps. En trente ans, Marianne Faithfull aura donc visité trois octaves, incarnant tour à tour l’enfant innocente, la femme blessée et l’aînée touchée par la sagesse. « J’ai passé ma vie entière à ressasser mon passé, à vouloir tout réécrire. Pour la première fois en près de cinquante ans, j’ai l’impression de jouir de mon présent. » Lors de notre dernière rencontre, Marianne avait bataillé ferme pour éviter les questions relatives à sa longue escapade américaine (successive à l’album Broken english), ce fragment trop douloureux de son passé. C’est pourtant là ? au milieu des années 8o, après le suicide de son amant américain ?, que semble se situer la rupture, le divorce définitif entre sa vie d’avant (dope, amours tragiques, fuite en avant) et celle qu’elle décidait alors de reconstruire patiemment. Dans son autobiographie, elle ne consacre qu un minuscule chapitre, The Lost years, à ces années d’égarement. Lequel chapitre intervient après deux cents pages consacrées aux glorieuses sixties, tellement plus glamour.
En 1987, soutenue par Chris Blackwell ? l’âme et le cerveau d’Island ?,Marianne Faithfull s’installait donc en Irlande pour s’y réinventer une vie, bâtie autour d’un album de reprises, Strange weather. Depuis, et après un ultime mariage rapidement désintégré, elle y vit un bonheur solitaire. Habitant une petite maison féerique, Shell Cottage, cachée dans une forêt à l’ouest de Dublin, elle semble s’être extraite du temps, préférant l’ambiance cotonneuse des toiles de Turner à une existence citadine qu’elle dit avoir trop bien connue. «Lorsqu’on a vécu dans la rue comme moi, lorsqu~n a dormi dans un caniveau de Soho, la campagne a des vertus insondables… Depuis quelques années, mon travail est très ordonné :je commence à écrire après le déjeuner et je m arrête lorsque la nuit tombe. j’ai besoin de ces repères. J’aime que tout soit bien organisé :je ne supporte plus le désordre. » Ce qui explique sans doute qu’à 48 ans, à la recherche d’une stabilité inconnue, Faithfull se soit tournée vers Angelo Badalamentj, cerveau-producteur dont on hésite encore à dire s’il est un génie mineur ? on lui doit les climats de Twin Peaks ? ou l’heureux bénéficiaire d’une mode musicale dont il fait ses choux gras. Vaporeuses à souhait, ses musiques servent fidèlement les poésies chantées de Marianne Faithfull. Ce qui fait de A Secret life un album hautement respectable, mature et moderne, un disque apaisé, nostalgique et serein. Mais pour la prise de risques, il faudra repasser une autre fois.
Finalement, au cours des dernières années, on n’aura pas entendu Marianne Faithfull plus juste, plus émouvante que sur sa sublime interprétation du Madame Georges de Van Morrison, parue sur la compilation consacrée aux chansons du petit homme rond. Faithfull ne réussit jamais aussi bien à émouvoir que lorsqu’elle oublie de s’écouter: sans doute parce que sa voix tragique chante alors le mal des autres au lieu de larmoyer sur son propre sort. Mêmes ingrédients et même résultat sur la bande originale de La Cité des enfants perdus: sa voix, portée par une beauté généreuse, referme avantageusement le film de Caro et Jeunet. De cette perfection dramatique, de cet art de «chanter triste », on n’avait plus goûté depuis Broken english, qui reste son chef-d’ uvre incontesté. Plus de quinze ans après sa sortie, cet album garde tout son pouvoir de séduction, habité par un souffle noir qui surprendra même les âmes les plus robustes. Il y règne une impudeur flagrante, une violence verbale et un détachement ? comme si la voix s’éloignait du corps pour devenir le témoin critique d’un fabuleux gâchis ? qui en font un disque à l’âme punk. On sait maintenant que Marianne Faithfull n’écrira jamais une suite à son admirable Broken english. Enfin en paix avec un passé aux dents longues, elle semble avoir refermé le chapitre de ses souffrances. On est heureux pour elle.
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