Après Rotterdam en 1996, le Luxembourg organise « Manifesta 2 », biennale européenne d’art contemporain. Sans thème, sans idée préconçue, avec la simple volonté d’offrir un panorama ouvert et neuf de la création européenne.
« Manifesta 2 » a commencé bien avant cet été par un tour complet de l’Europe. Maria Lind, Barbara Vanderlinden et Robert Fleck, les trois commissaires d’exposition chargés de faire sur le Vieux Continent l’inventaire de la jeune création contemporaine, ont sillonné pendant plus de dix mois une Europe comprise au sens large : Helsinki, Milan, Riga, Dublin, Vilnius, Marseille… Dans le journal de « Manifesta 2 », il en reste encore quelques images : une vue d’avion de la Roumanie, un déjeuner champêtre à Lodz, un atelier d’artistes à Berlin, une vue de train « between Oslo and Stockholm ». Et comme dans toute odyssée, viennent ensuite les récits homériques, les anecdotes d’escales inopinées et de gardes à vue musclées… On sent bien que la vraie aventure était là, dans ces rencontres avec des artistes, des institutions et des contextes souvent différents, et l’on regrette un peu que l’exposition n’ait pas fait une plus grande place à cette longue quête itinérante. Malgré la dispersion de l’expo en quatre lieux différents, malgré la variété des pays d’origine, le spectateur n’a quant à lui jamais la sensation du voyage : on passe d’une pièce à une autre, d’une oeuvre à l’autre sans passage de frontière, sans itinéraire particulier. Comme si les trois curateurs s’étaient occupés beaucoup de leur expédition et beaucoup moins du stade final de l’exposition. A la fin du voyage, ils ont simplement remis leurs listes d’artistes, livré la documentation qu’ils avaient pu rassembler sur chaque scène locale, et laissé comme ultime trace de leur épopée une liste d’institutions imprimée à la fin du catalogue.
Tant pis pour le voyage. Pourtant, chaque artiste présent occupe et développe un territoire : une installation d’Eran Schaerf nous amène jusqu’en Israël, tandis qu’en formant une avalanche de papier-cul et de toiles bariolées et en plongeant un tableau dans une piscine, le Scandinave fou Bjarne Melgaard plante le décor rutilant des aventures de « Yolanda, le pingouin Jack Smith ». La Parisienne Dominique Gonzalez-Foerster mélange des vues du Luxembourg (le Grand-Duché) et du Luxembourg (le jardin), et Ann-Sofi Sidén transforme le sous-sol du musée en salle de surveillance vidéo d’un hôtel luxembourgeois. Côté dépaysement, c’est encore l’Italien Maurizio Cattelan qui gagne le premier prix : il a fait déplacer dans une des salles du Casino Luxembourg un olivier planté dans son carré de terre. Sculpture spectaculaire, ready-made magique où la force du réel, où la puissance de l’arbre, de ses racines et de sa terre ne se perdent pas, bien au contraire, dans le contexte dénaturant du musée.
Malgré ces oeuvres magnifiques et pour la plupart inédites, inutile de le cacher, « Manifesta 2 » est une expo difficile. L’idée de départ des trois curateurs n’est pourtant pas mauvaise : ils ont délibérément refusé toute thématique sous laquelle les artistes seraient alors comme enrôlés de force. C’est la fin des idéologies. Mais, par endroits, l’absence de lisibilité fait cruellement défaut et ne facilite pas la tâche d’un public simplement amateur. A croire parfois que l’expo n’est pas faite pour le public, sinon très spécialisé, mais pour des galeristes, critiques d’art et directeurs de musées qui viendraient faire leurs courses d’oeuvres nouvelles et de jeunes artistes. Pour ceux intervenant en ville, ce manque est encore plus crucial et annihile toute présence possible des oeuvres, jusqu’à la guirlande festive et mélancolique de Felix Gonzalez-Torres, qui ici ne ressemble à rien (sinon à une guirlande mal accrochée).
A d’autres moments, et dans le contexte en fin de compte mieux approprié et mieux maîtrisé des salles d’exposition, cette volonté de silence, ce court-circuitage des idées toutes faites aboutit à quelques réussites exemplaires : et pour commencer, « Manifesta 2 » ne ressemble pas à une expo-mode, ne marque pas le triomphe lassant d’un style international léché et aseptisé, d’un académisme de l’art contemporain. En refusant d’idolâtrer encore et toujours les sacro-saints artistes anglais, et en faisant pencher la balance du côté de l’Europe de l’Est, « Manifesta 2 » échappe au bon goût ambiant. Il était temps. L’autre réussite, celle des oeuvres présentées, a ses raisons économiques : grâce à un budget important, venant pour moitié du Luxembourg et le reste des autres pays européens, chaque artiste a eu de réels moyens de production. Pierre Huyghe et Eija-Lisa Ahtila en profitent pour s’offrir des installations vidéo absolument magnifiques. Elke Krystufek expose de son côté une série importante d’autoportraits photographiques mis sous cadre et assez mordants : composés comme un album familial d’un patchwork de photos de voyage, d’images de jeunesse et d’autoportraits plus récents où la jeune Viennoise se livre à des turpitudes sexuelles sans nom, ces récits autobiographiques mélangent dans un désordre joyeux des images bien différentes de la femme et racontent l’essor d’une sexualité qui franchit allégrement les frontières du politiquement correct. Dans une salle voisine, Bojan Sarcevic occupe très intelligemment une salle vide du musée d’Histoire naturelle : cet ancien élève des Beaux-Arts de Paris, qui a quitté Sarajevo au début de la guerre en Bosnie, a pratiqué là une intervention minimale et étrange : un mur maçonné de façon grossière ferme l’accès aux autres salles, un faux plafond la rétrécit encore, la couleur du mur est légèrement altérée, et du papier toilette bouche toutes les ouvertures et joints de fenêtres. Ici, et ici seulement, la pièce est étonnante d’autisme, elle nous introduit dans une oeuvre éloignée du chaos de la guerre et des médias, pleine d’un silence forcé, d’un mutisme violent imposé à soi-même. C’est la grande richesse de « Manifesta 2 », expo victime de ses qualités et heureuse de ses défauts : en faisant le silence autour des artistes choisis, chaque oeuvre présentée ouvre la porte d’un nouveau continent.
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