Un Russe à Broadway. Né il y a cent ans, George Gershwin a traversé, trop vite, la première moitié du siècle en la marquant de ses compositions, de la Rhapsody in blue à Un Américain à Paris en passant par Porgy and Bess. Figure majeure du XXème siècle, il est désormais l’une des étoiles, bien […]
Un Russe à Broadway. Né il y a cent ans, George Gershwin a traversé, trop vite, la première moitié du siècle en la marquant de ses compositions, de la Rhapsody in blue à Un Américain à Paris en passant par Porgy and Bess. Figure majeure du XXème siècle, il est désormais l’une des étoiles, bien réelle, du rêve américain.
Un appel languide au crépuscule, celui de la clarinette de Rhapsody in blue, pour célébrer l’esprit d’une ville qui s’éveille dans le regard de Woody Allen, et c’est le film Manhattan. En associant l’image d’un New York rêvé à la musique de George Gershwin, le réalisateur ne pouvait rendre meilleur hommage à l’une des figures les plus originales des Etats-Unis. Mort trop tôt d’une tumeur au cerveau (il allait avoir 39 ans), Gershwin est apparu à une époque de profonds bouleversements de la société américaine, avec la Grande Dépression, la prohibition et l’exacerbation du problème racial. Lui qui déclarait « J’ai la modeste prétention de contribuer à l’élaboration du grand roman musical américain » demeure attaché à la scène de Broadway qui l’a vu naître et se développer. Broadway, avec ses théâtres, ses music-halls et ses restaurants, brasse les hommes et les idées à un rythme accéléré. On y joue aussi bien l’opérette française que viennoise, la comédie anglaise que le cabaret berlinois. Les émigrés chantent et dansent sur les folklores les plus variés. C’est là, au beau milieu des modes et des genres les plus bigarrés, interpellé par des chansons naïves respirant un quotidien des plus réalistes, et au son d’un piano mécanique, que le jeune Gershwin se cherche et se trouve. Fils d’émigré russe, formé par un professeur hongrois, puis l’excellent pianiste Charles Hambitzer qui lui inculque de solides principes d’écriture et l’invite à se nourrir des classiques (Bach, Mozart, Chopin, Liszt et Ravel), Gershwin n’oublie pas cependant d’écouter les airs populaires nés à Tin Pan Alley, au sud de Broadway, là où sont concentrés tous les éditeurs de musique : « J’apprenais à connaître ce que j’ai essayé plus tard d’interpréter : l’âme du peuple américain. » C’est là qu’il obtient son premier travail ; à 15 ans, il joue au piano le catalogue des chansons de Remick (l’un des plus fameux éditeurs de Tin Pan Alley) pour la clientèle. Déjà très doué, on raconte qu’il retouche et améliore tout ce qui lui passe entre les mains. Son attention de compositeur se porte alors surtout sur des ragtimes destinés aux rouleaux des pianos mécaniques, et une opérette yiddish, Le Dybbuk d’après la pièce de S. A. Ansky ouvrage qui ne vit jamais le jour, les droits d’adaptation musicale ayant été cédés à l’Italien Lodovico Rocca…
Après Remick, il joue du piano occasionnellement à Broadway avant d’obtenir un engagement, cette fois comme compositeur, grâce à l’une des personnalités les plus influentes de la scène, Max Dreyfus qui, déjà, avait su révéler le talent de Jerome Kern, Richard Rodgers ou Cole Porter. Le succès vient très vite. En 1920, il suffit de se pencher sur les castings pour voir que son nom figure au moins à six reprises sur des affiches, à chaque fois pour des revues différentes… Trois ans plus tard, il se trouve en bonne place dans le récital « classique », à l’Aeolian Hall de New York, d’une fameuse cantatrice, Eva Gauthier, intitulé Récital de musique ancienne et moderne pour voix. Programmé aux côtés de Bellini, Purcell, Bartók, Hindemith, Schoenberg, Bliss, Milhaud, Delage, Kern et Hennessy, il apparaît comme l’une des figures marquantes des années 20.
L’année suivante, le chef d’orchestre Paul Witheman, dont la spécialité est de mélanger les genres avec succès, crée au cours d’un de ses concerts symphoniques la Rhapsody in blue avec le compositeur au piano.
Depuis ce concert mémorable, cette partition a connu plusieurs versions, l’une pour piano seul, l’autre pour jazz band et piano solo et une troisième pour orchestre symphonique et piano solo, mais sait-on qu’elle fut écrite dans le train, entre New York et Boston ? « J’étais dans le train, avec son rythme d’acier qui si souvent stimule les compositeurs (j’entends souvent de la musique au coeur même du bruit) lorsque soudain j’entendis (je le vis même sur le papier) la complète construction de la Rhapsody depuis le début jusqu’à la fin. Il ne me vint pas à l’esprit de thèmes nouveaux, mais j’ai travaillé sur le matériel thématique que j’avais déjà en moi et je me suis efforcé de concevoir ma composition comme un tout. Arrivé à Boston, j’avais déjà un plan défini de la pièce, distinct de sa substance. Le thème du milieu me vint tout à coup, comme cela m’arrive assez souvent. (…) Une semaine après mon retour de Boston, j’avais en gros complété la structure de la Rhapsody in blue. »
Il suffit d’écouter les deux rouleaux que Gershwin enregistra lui-même en 1925 pour apprécier ses qualités de pianiste, d’une vélocité et d’un swing enthousiasmants. Le silence qui suivit l’exécution de l’oeuvre puis les salves d’applaudissements consacrèrent définitivement son style unique, synthèse éblouissante du romantisme russe, de la virtuosité lisztienne, d’une modernité à la française (héritée de Debussy et Ravel) et des rythmes crus du jazz. Présents ce soir-là, les violonistes Fritz Kreisler et Jascha Heifetz devinrent des inconditionnels du compositeur, ainsi que le chef d’orchestre Leopold Stokowski qui, en matière d’une certaine sauvagerie rythmique, connaissait déjà son Stravinsky par coeur…
A cet égard, le nouvel enregistrement de la Rhapsody in blue que viennent de réaliser le pianiste Georges Rabol et Jean-Luc Fillon à la tête de son Jazzogène Orchestra replace avec intérêt cette célèbre partition dans une perspective debussyste, ce qui était le souhait de Gershwin à l’origine. Révisant l’instrumentation de la partition qui, déjà en 1924, l’avait été par Ferde Grofé, Fillon allège l’orchestration de manière très convaincante et tire cette musique vers des tonalités subtiles et suaves, cherchant « à mettre en valeur les éléments nous paraissant aptes à dégager la ligne mélodique si proche du blues, la polyrythmie si naturellement liée aux Caraïbes ou encore l’harmonie très libre dans ses appuis… » (Jean-Luc Fillon).
Si Lady, be good!, créé au Liberty Theater le 1er décembre 1924 avec Fred et Adele Astaire, n’est pas la première comédie musicale que signa le compositeur pour Broadway, en revanche, elle symbolise l’idée du musical revu et corrigé par Gershwin : un équilibre audacieux et inventif de mélodies enjouées au refrain entraînant, jetées sur une dynamique intense que les jazzmen du monde entier mettront à profit. Lady, be good! préfigure les réussites suivantes qui vont se succéder à un rythme soutenu : Oh, Kay! (1926), Funny face (1927), Strike up the band (1927), Girl crazy (1930) et Pardon my English (1933). Avec l’avènement du parlant, Hollywood s’intéresse au théâtre musical et cherche à l’adapter à l’écran. Strike up the band, Girl crazy et Funny face connaîtront d’estimables versions cinématographiques, mais c’est Vincente Minnelli qui signera, en 1951, quatorze ans après la mort du compositeur, la plus surprenante transposition visuelle de l’univers de Gershwin avec Un Américain à Paris qui retrouvait le charme des chansons écrites par George et son frère Ira pour le comédien et danseur le plus populaire des années 30, Fred Astaire (Shall we dance, A Damsel in distress).
Admiré et reconnu par ses contemporains (Schoenberg, Ravel, Walton, Poulenc, Ibert…), Gershwin participe, avec ses partitions symphoniques Un Américain à Paris, les deux Rhapsodies, le Concerto en fa, l’Ouverture cubaine et son opéra Porgy and Bess, à la reconnaissance d’une identité américaine spécifique, intégrant une foule d’influences et dont les fils spirituels se nomment Leonard Bernstein, Philip Glass, Steve Reich et John Adams.
Girl crazy, Lady, be good!, Oh, Kay!, Pardon my English, Strike up the band, dir. John Mauceri, Eric Stern (Nonesuch/Warner).
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The Piano rolls. vol. 1 & 2, piano George Gershwin (Nonesuch/Warner).
A Century of glory (2 disques Frémeaux Associés/Night & Day).
Manhattan rhapsody, piano Georges Rabol, Jazzogène Orchestra, dir. Jean-Luc Fillon (2 disques Opus 111/Harmonia Mundi).
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