Et de loin.
Le 13 Septembre 1759 les Plaines d’Abraham, plateau d’une étendue de 98 hectares composé de vallons et de massifs boisés situé à l’extérieur des fortifications qui protègent la vieille ville de Québec, voyait les troupes françaises conduites par le valeureux marquis de Montcalm se prendre une cuisante déculottée, infligée par l’ennemi héréditaire, l’Anglais perfide. Après cette bataille perdue, s’en fut fini de la Nouvelle France. Deux siècles et demi plus tard, une partie de ces mêmes plaines profitent aux milliers de festivaliers qui chaque été viennent y soumettre leurs tympans à un fracas beaucoup moins meurtrier que celui du canon, quoique… Pour sa 49ème édition, les organisateurs du FEQ (Festival d’Eté de Québec) se sont en effet montrés prodigues en armement lourd, avec une copieuse journée électro suivie de deux tremblements de terre d’équivalente magnitude exterminatrice : Red Hot Chili Peppers et Rammstein. Heureusement que pour panser les plaies il y eut aussi Neil Finn, Bryan Ferry, Daby Touré, Yael Naïm et les Decemberists…
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Pour qui n’a jamais vu le groupe allemand Rammstein sur scène, l’expérience vaut son pesant de shrapnel. Alors que nous fêtons cette année le 100 ème anniversaire d’une autre bataille, celle de Verdun, ces chevaliers du métal teutoniques vous en rappellent à leur manière la barbarie incendiaire. Certes, tout ça n’est pas très sérieux. Le chanteur Till Lindeman le visage noirci comme au brou de noix ressemble à un vieil acteur de films d’horreur oublié des écrans à qui, faute de mieux, on aurait proposé une embauche dans le train fantôme d’une fête foraine de village vosgien. La mise en scène louche beaucoup du côté du cinéma expressionniste avec en point de mire les figures de Mabuse, de l’Homme Qui Rit et de Nosferatu.
Du grand guignol
Pour ce qui est de la musique, soyons honnête : ce n’est plus vraiment de la musique mais de la pure déflagration. Pourtant il se dégage de l’ensemble une drôlerie en partie involontaire, une paillardise de soudards rock’n’roll qui n’est pas sans convoquer le souvenir d’un Alice Cooper décapitant des poulets sur scène avant de monter sur un échafaud et poser son cou sur une fausse guillotine. Du grand guignol quoi. Beaucoup du succès qu’obtinrent ce soir là nos terribles Siegfrieds du metal gothique tint à leur débauche pyrotechnique, notamment lors d’un Feuer Frei ! où chanteur et guitaristes se mirent à cracher du feu. Un amusement garanti qui nous en remémora l’absence la veille, exactement au même endroit, à la même heure, alors que se liquéfiaient devant nous ces pauvres Red Hot Chili Peppers.
Au fond, Red Hot Chili Peppers est l’une des énigmes les plus indéchiffrables du rock contemporain. En 1991, le groupe du chanteur Anthony Kiedis, du bassiste Flea et du guitariste John Frusciante atteignait leur acmé avec ce qui reste à ce jour leur meilleur album Blood Sugar Sex Magik, alchimie survitaminée entre funk, rap et rock’n’roll conçu dans un esprit libertarien, imprégné de conscience écolo et de préceptes véganistes. Musique joyeuse, fonceuse, bon enfant pour une génération qui pensait sans doute pouvoir traverser l’existence juchée sur un skateboard. Aujourd’hui qu’en reste t’il ? John Frusciante, le plus musicien de tous, est parti, remplacé par un Josh Klinghoffer qui débite d’efficaces solos comme d’autres de la saucisse. Après des problèmes d’addictions, Kiedis est de retour ( avec une casquette à la Ice Cube et des moustache à la Freddy Mercury) Mais il reste quand même un chanteur affligé d’un charisme de balais brosse, qui plus est doté d’une expressivité vocale équivalente à celle d’un sèche cheveux. Autre article du rayon électro ménager, le batteur Chad Smith fait monter la mayonnaise avec un entêtement et une puissance qui en dit long sur une obstination à maintenir un projet où, à l’évidence, l’on ne se pose plus la question d’une raison d’être autre que commerciale.
Depuis 25 ans le groupe n’a en rien évolué, n’a pas composé de chansons mémorables, n’a pas enregistré un bon album. La preuve avec leur dernier envoi, le médiocre The Gateway. Leur répertoire est d’une affligeante banalité musicale. Des morceaux considérés comme classiques tels que Californication, ou Under The Bridge sont d’une faiblesse insigne. C’est une machine qui tourne à vide mais qui, de manière assez fascinante, continue de générer un incroyable engouement. Ils étaient 87 000 sur les Plaines d’Abraham. De ce sévère constat, on épargnera Flea, le bassiste aux tenues bariolées, au jeu de basse toujours vigoureux et créatif. Un Flea qui répondant à un quotidien québécois disait qu’il n’y avait pas une tournée avec les Red Hot où il ne pensait en finir pour de bon avec ce groupe. Sous entendu : « c’est devenu un tel boulet !« . Il est vrai que les propositions à l’extérieur ne manquent pas. Entre son pote Damon Albarn qui le sollicite régulièrement pour Africa Express, ou Rocket Juice and The Moon, et Thom York qui l’a recruté pour son projet Atoms For Peace, Flea pourrait fort bien voler de ses propres ailes. Bzz bzz…
Et pourtant…
Reste à expliquer comment, malgré tout ça, l’on prend un tel plaisir à se retrouver immergé dans cette gigantesque kermesse québécoise. Si le mérite en revient en premier lieu à une organisation en tous points exemplaire, mais aussi au bon esprit du public québécois, la répartition des différentes scènes à travers cette ville des bords du St Laurent au charme européen n’est pas étrangère au succès que vient attester une fréquentation en progression constante. Comme si l’événement parvenait à résoudre cette difficile équation : satisfaire au gigantisme propre à des rendez vous majeurs tels que Glastonbury tout en soignant l’intimité que défendent des festivals de cœur de ville comme les Francofolies de La Rochelle.
Cette philosophie de l’offre diversifiée se traduit par une graduation de la capacité d’accueil des sites mais aussi par une alternative entre concerts payants et gratuits. Et bien sûr par un balayage du spectre des sensibilités musicales le plus large possible. C’est ainsi qu’entre les assourdissants Red Hot et les dévastateurs Rammstein, il y eut le rock plus minimaliste de The Royals et Blanche et Noir, deux groupes prometteurs issus de la jeune scène québécoise. Il y eut aussi un pur moment d’orfèvrerie pop avec le néo zélandais Neil Finn de Crowded House, un élégant récital afro folk du sénégalo-mauritanien Daby Touré donné sur la place d’Youville en centre ville, un Dimanche après midi tout en féminité en compagnie d’Inna Modja et de Yael Naïm, un show ultra professionnel, mais habité et chaleureux, de Lee Fields et un retour émouvant de Bryan Ferry.
Des premiers concerts de Roxy Music dans les années 70 à ses dernières productions en solo, c’est 45 ans de musique qui nous contemple au moment où le dandy anglais fait son entrée sur scène. Les cheveux un peu grisonnant, Bryan Ferry est bien moins théâtral qu’auparavant. Sa voix a perdu en souplesse (mais pas en justesse). Raison pour laquelle il est suppléé par deux choristes, dont une à la robuste charpente tient la note haute et longue comme Clare Tory sur The Great Gig in The Sky de Pink Floyd. Avec pas moins de trois guitaristes, deux claviers, une saxophoniste, une violoniste, un batteur, un bassiste, c’est un véritable big band qui habille désormais des chansons puisées en grande partie dans le répertoire du Roxy des débuts (Ladytron, If There is Something, Virginia Plain) du milieu (Love is The Drug) ou de la fin (Avalon, More of This). Avec ici et là quelques reprises de son répertoire solo (Smoke Gets in Your Eyes) où il tente de retrouver les belles nuances de crooner sans toujours y parvenir, la nostalgie finit par nous gagner, nostalgie des jours et des nuits d’insouciance où rien ni personne ne pouvait gâcher notre plaisir.
Un peu de baume
La veille, 14 Juillet, un étrange sentiment nous avait gagné, celui d’appartenir malgré tout à une effroyable tragédie qui venait de se dérouler à 8000 kilomètres de là. Nous avions cherché en vain un peu de réconfort auprès d’un Rachid Taha, plus gainsbourisé que jamais, qui exprima clairement son refus de céder à l’émotion. Nous en trouvâmes finalement an compagnie de The Decemberists, groupe folk rock de Portland, dont le chanteur Colin Meloy dira avec une appréciable retenue que cette tragédie de Nice devait nous « inciter à méditer à propos de la liberté de l’égalité et de la fraternité« . Groupe à situer entre les Pogues, les Weathermen et … les Têtes Raides pour le côté burlesque et théâtrale, The Decemberists apportèrent à cette fin de soirée de Juillet un peu de baume, un peu d’humanité. Avec en final leur The Mariner’s Revenge Song, l’histoire d’une infâme baleine mangeuse d’hommes dont se venge la femme d’un marin que le cétacé à réduit en charpie, il y eut même au son d’un accordéon et d’un crincrin de beuglant, une manière de traduire en joyeuse allégorie la noirceur de cette triste nuit du 14 Juillet 2016. Une grosse et hideuse baleine en carton surgissant soudain sur la scène allait être terrassée par les musiciens. Comme si les monstres quels qu’il soit, d’où qu’ils viennent, finiraient bien tôt ou tard par périr.
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