D’Avignon au Rond-Point, la saison des festivals est une saison hongroise pour le théâtre. L’occasion de découvrir les multiples reflets d’un paysage produit par le télescopage des générations : brillant, solitaire, parfois inacceptable.
Budapest compte une centaine de bains où se pressent chaque jour jeunes et vieux, gros et maigres, dans des eaux chaudes, très chaudes ou fraîches, puis retour dans le liquide amniotique à 36 °C, propice à la parole, la détente, la rencontre. Cinétrip est sans doute la meilleure façon de plonger dans la saison Magyart organisée par l’AFAA (Association française d’action artistique), qui s’ouvre ces jours-ci à Paris et en province. Depuis deux ans, la jeunesse de Budapest se rue une fois par mois aux bains turcs Rudas pour un spectacle son et lumière qui télescope sans vergogne temps passé et présent. De vieux films muets sont projetés sur les murs, agrémentés d’effets visuels d’IMF (Interspace magic factory), où rebondissent les remixes des musiques électroniques de Laki Lu et de ses invités DJ. Tout le monde en maillot et ça pulse autre chose que nos vieilles soirées mousse ! Le sentiment exact produit par Cinétrip, l’écrivain Claudio Magris l’exprime parfaitement dans son grand livre, Danube : « Il existe un futur du passé, un devenir qui le transforme. Comme la réalité, le moi qui la vit et la regarde se découvre lui aussi multiple. »
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La multiplicité se révèle la pièce maîtresse de l’identité magyare et de l’histoire hongroise, « dans cette terre où se sont stratifiées, mêlées et déposées les vagues d’invasions des peuples les plus divers, les Huns et les Avars, les Slaves et les Magyars, les Tartares et les Cumans, les Iazyges et les Petchenègues, les Turcs et les Allemands ». D’où, rajoute Magris, ces « matrices secrètes de tout nationalisme, avec son inévitable obsession de pureté ethnique » produites par la promiscuité et le métissage. Depuis l’éclatement de l’empire austro-hongrois, en passant par le soulèvement de 1956, durant les heures chaudes de la Guerre froide entre les murs du bloc de l’Est, jusqu’aux élections libres de 1990 qui effritent les ciments idéologiques et institutionnels de ce qui fut « la plus belle baraque du camp soviétique », suivies en 1998 d’élections législatives qui font basculer à droite la majorité politique, la libération tant attendue après la chute du mur de Berlin a cédé du terrain au profit d’une déconstruction sociale, économique et politique qui replace en avant-scène cette fameuse mélancolie hongroise ou tristesse patriotique qui s’appelle honfibu.
Peut-être devrait-on parler de désenchantement, cette qualité particulière d’émotion qui se colore différemment selon l’âge, l’histoire, la culture ou l’inculture maladie éminemment moderne. Ce trait sous-tend la programmation des spectacles vivants qui ouvrent cette saison Magyart. Avoir aujourd’hui la cinquantaine (Gabor Zsambéki, metteur en scène de Tartuffe), la quarantaine (Laszlo Hudi, metteur en scène de 1003 c’urs, ou les fragments d’un catalogue de Don Juan) ou la vingtaine bien entamée (Arpad Schilling présente Ennemi public, Nexxt et Woyzeck), change visiblement le regard porté sur le monde.
Etre acteur de ses choix et résister, telles sont les deux notions clés du théâtre Katona, longtemps considéré comme le fer de lance de la résistance culturelle face à l’étau communiste, et qui aborde sereinement ce qui aurait pu être le coupe-gorge de son expérience : la disparition du théâtre politique, concomitante de l’éclatement de l’Union soviétique. Même s’il reconnaît que les grandes heures du Katona dans les années 80 se sont jouées sur les uvres d’Alfred Jarry, Ubu, et de Gogol, Le Révizor, Gabor Zsambéki est d’une lucidité à toute épreuve : « Dans le théâtre politique, le facteur politique épuise le théâtre. Après la chute du mur, le théâtre redevient du théâtre. » Son Tartuffe en est l’exaltante démonstration. Tout, du décor plein d’élégance délabrée au rideau de scène le portrait du Roi-Soleil louchant ostensiblement , du rythme des dialogues au jeu des comédiens, fait mouche. Mise en scène de vif argent… Du même tonneau que cet Ubu d’enfer que l’on vit par deux fois voici plus de dix ans… Si Gabor Zsambéki transpose la situation politique actuelle de la Hongrie à travers Tartuffe et Orgon, ce sont la résurgence et la récupération du sentiment religieux par le nouveau gouvernement qui sert de fil rouge aux attaques perfides dont s’émaille ce Tartuffe. L’hypocrisie que cette religiosité cultive nous vaut une scène d’anthologie lors du fameux « Cachez ce sein que je ne saurai voir ». Dorine, pétulante Andrea Fullajtar, moule dans sa main le sein qui pointe sous sa blouse, s’humecte le doigt avec sa salive et mouille son téton qui se dresse hardiment. Imparable !
Mais la génération de Zsambéki n’a pas été coupée de sa culture comme l’ont été les générations suivantes et le trouble grandit à mesure que les interlocuteurs rajeunissent. Laszlo Hudi est un homme seul, qui a fait partie de la compagnie de Josef Nadj (directeur du Centre chorégraphique national d’Orléans) de 1986 à 1994, et a décidé de rentrer chez lui… pour la seconde fois. A 18 ans, ses parents l’avertissent qu’ils quittent le pays, et lui avec, pour aller en Allemagne : il se découvre des parents dissidents et se donne un an pour décider de rester à l’Ouest ou de rentrer. Ce qu’il fait, finalement, sous l’œil médusé des douaniers. Filé pendant une semaine, on lui confisque son passeport pendant cinq ans, au bout desquels on ne lui délivre qu’un passeport rouge (réduit à l’Union soviétique). 1003 c’urs, ou les fragments d’un catalogue de Don Juan traque la valeur la plus marchande de sa société, quel que soit le régime : le mensonge. « Don Juan est la figure du mensonge. On dit qu’il a eu 1003 femmes : qu’est-ce qui reste chez elles après la séparation ? Nous avons écrit une pièce de femmes à partir de trois Don Juan, ceux de Molina, de Molière et de Da Ponte, en considérant le mythe et non la pièce. Reste un texte fragmenté, comme trouvé par des archéologues. » Image redoublée par le sable qui recouvre le cadre de scène, ce sable qui vient des pierres, annonce le désert et la mort, mais peut aussi recueillir des empreintes et des traces : « Rentrer en Hongrie fut pour moi un véritable choc culturel. Je suis trop jeune et trop vieux. Nous sommes tout le temps en lutte avec le mur de Berlin. Exister n’est pas évident, c’est une question. Je parle plutôt de devenir, et le plateau est le seul endroit où je peux devenir. »
Plus âpre que le désenchantement, le dégoût. C’est l’état d’esprit d’Arpad Schilling, présenté comme le jeune prodige de la scène hongroise. A 27 ans, l’œil sombre et la moue persistante, il a occulté deux traits humains de base : le sourire et les règles élémentaires du savoir-vivre. Quant à son talent de metteur en scène, tant rabâché qu’il faut bien lui reconnaître quelque crédit, il est au service d’un discours douteux. Trois heures d’interview après la représentation d’Ennemi public, d’après Kleist, avec son auteur Istvan Tasnadi, et son directeur de compagnie Maté Gaspar, trois heures encore après avoir subi Nexxt, en compagnie des autres journalistes présents à Budapest, nous ont fait froid dans le dos. La décomposition des anciennes structures au profit d’un arrivisme ultralibéral lui fait visiblement voir l’Ouest en rouge. D’un stage donné au TNS de Strasbourg sur Platonov de Tchekhov, il relève l’ahurissant confort des étudiants français et en fait une impasse de communication. De Terre verte, créé par Pina Bausch à l’occasion d’une résidence à Budapest, il déplore l’image falsifiée de son pays. Surtout, la mollesse, la lâcheté et l’absence de fierté des Hongrois l’exaspèrent. Alors, il fait de la scène le lieu où s’exprime son mépris. La manipulation du public peut commencer. Mais, autant elle reste circonscrite au cadre du plateau quand il monte un classique, autant elle devient le mode même de l’échange scène-salle dans Nexxt, amalgame de deux romans cultes (Orange mécanique et American Psycho) en un show télévisé.
Puisqu’il ne croit ni à la morale, « parce qu’il n’y a plus de justice », ni à la politique, « parce que c’est de la merde », il fait sa pub pour la première de son spectacle en annonçant le tournage d’une émission de télé. Première manipulation du public qui croit ensuite assister à un spectacle sur la violence et la manipulation… alors qu’on lui balance une pièce et un film violents et manipulateurs. Schilling reconnaît fonctionner alors sur un principe d’humiliation et clame son mépris des spectateurs qui continuent d’applaudir, comme on le leur a demandé, après la deuxième scène : « Nexxt leur met le nez dans leur merde. C’est comme ça, à l’Est, qu’on dresse les chiens. » Au nom commun « fascisme », le Petit Robert propose cette citation de Camus : « Toute forme de mépris, si elle intervient en politique, prépare ou instaure le fascisme. » Arpad Schilling en est-il seulement conscient ?
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Magyart, saison hongroise, de juin à décembre à Paris et en province. Renseignements : AFAA : 01.53.69.83.00 et Institut hongrois : 01.43.26.12.06.
Théâtre du Rond-Point : Tartuffe, par Gabor Zsambéki, du 6 au 8 juin. Ennemi public, d’Arpad Schilling.
Festival d’Avignon : Nexxt, d’Arpad Schilling, du 23 au 26 juillet. 1003 c’urs… de Laszlo Hudi, du 24 au 27 juillet.
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