Pour son dernier triptyque, la chorégraphe Maguy Marin renoue avec le silence implicite du geste. Plus proche du peintre que du metteur en scène de théâtre.
Un an après son arrivée au Centre chorégraphique national de Rilleux-la-Pape, dans la région lyonnaise, révolution du parcours de Maguy Marin est comme le quartier où elle s’est installée : sensible. Le plus étonnant dans l’histoire, c’est qu’en étant totalement singulière dans sa démarche, la chorégraphe continue d’écrire, de façon emblématique, l’histoire de la danse contemporaine française, à rendre visibles ses métamorphoses successives. De May B. à Eden et de Waterzoï à son dernier triptyque (Pour ainsi dire. Vaille que vaille, Quoi qu’il en soit) se dessine, en filigrane, l’élargissement de la notion de transversalité des arts, fédérée par la danse contemporaine, pour traverser d’autres champs qui se frottent au « social » et à l’espace public.
Une aventure qui, dans son cas, ne se limite pas à l’engagement de toute sa compagnie dans leur nouveau Centre chorégraphique, mais se poursuit avec RamDam, la Menuiserie de Sainte-Foix-les-lyon, achetée récemment par la chorégraphe de façon à pouvoir proposer « un espace de travail pour les créateurs, un lieu de passerelle entre les expériences et les arts ». Dirigé par un collectif de vingt personnes, artistes et artisans, RamDam défend d’autres formes d’économie : échange, troc, entraide, soutien. De Rilleux à Sainte-Foix, l’utopie se confronte à sa réalisation et l’art à son destinataire, dès le début du processus de création et non plus seulement enfin de parcours comme il en a l’habitude. « Nous tenons également à accompagner des projets qui émanent des gens eux-mêmes. Les portes du studio sont ouvertes… » annonce-t-elle à qui veut l’entendre. Dans ce contexte, les trois dernières pièces de Maguy Marin pourraient avoir valeur de manifeste et utiliser à bon droit le savoir-faire de danseurs qui la suivent, polir certains, depuis vingt ans et sont devenus, sous la houlette du compositeur Denis Mariotte, chanteurs, bruiteurs et musiciens. Il n’en est rien. De ce côté-là aussi, c’est la révolution. Et de la façon la plus simple : c’est devenu un lieu commun que de rappeler l’importance accordée à l’interprète en danse contemporaine. Mais à cette constatation, Maguy Marin apporte un bémol : leur engagement en matière de création ne répond pas toujours à des convictions profondes et témoigne souvent d’une attente démesurée vis-à-vis du chorégraphe. Pour casser cette force d’inertie, elle a demandé à ses danseurs de se regrouper par affinités. Trois groupes en sont sortis : un trio (Pour ainsi dire), un quatuor (Vaille que vaille) et un quintette (Quoi qu’il en soit) soumis à un dérèglement des sens d’un genre inédit. Le choix des titres en dit long sur l’idée que se fait Maguy Marin du propos de la danse. Trois adverbes circonstanciels, de temps, de lieu et de manière, devenus au fil du temps des élocutions lourdes de sous-entendus, de doutes, d’hésitation et d’encouragement. Tirant vers l’indéterminé, Maguy Marin renoue avec le silence implicite du geste et son développement associatif si éloigné du récit théâtral. C’est sans doute une des découvertes essentielles de l’art chorégraphique contemporain : ses parentés avec le geste plastique, celui du peintre, du sculpteur ou du performer. « On se laisse guider par la matière elle-même, défend la chorégraphe. Elle se présente comme l’élément initial de recherche des « possibles ». C’est un travail délicat d’écoute, de regard et d’attention. Il faut pouvoir répondre à ce que soumet la matière, pour lui donner corps. Les interprètes, ici, ont été la matière première du travail. »
Temps éclaté, espace fragmenté, repères déplaces, rencontrés inopinées: tels sont les ingrédients répartis dune pièce à l’autre en dégageant des atmosphères fort différentes. Ambiance bande dessinée pour le trio égaré dans un hall d’hôtel amovible. La fantaisie de Laurent Frick, Michel Lecoq et Kerrie Szuch fait partie du décor. Langues étrangères, postures inusitées, rencontres impromptues :c’est comme un puzzle mobile aux contours flous et changeants. Des bulles de gaz dans une eau claire, pour ainsi dire… Changement de registre au deuxième acte. Installation formelle (limite postmoderne!) et déplacements géométriques des quatre filles au milieu de leurs portraits photographiques projetés sur des toiles. Vaille que vaille, Muriel Adri, Preciosa Gil, Caroline Picard et Isabelle Saulle se croisent, jettent des bribes de dialogues, des regards appuyés et s’éparpillent sur le plateau en vagues serrées. Et pour finir en beauté, quoi qu’il en soit, la seule puissance évocatrice des histoires relatées par les hommes du quintette envahit le plateau nu: récits d’exilés, de réfugiés politiques, d’hommes meurtris et solides qui dérivent vaillamment vers le futur. Ulises Alvarez, Thierry Partaud, Ennio Sammarco, Marcelo Sepulvada et Adolfo Vargas ont des gestes vifs et des mots précis. Au déracinement: éprouve de longue date, ils opposent l’affirmation concrète d’un corps engagé dans l’espace, débarrassé du ballottement et de , l’errance. Un corps politique, dirait-on aujourd’hui. L’artiste a d’autres mots et emprunte ceux de Lévinas : « Evoquer la question des circonstances, des faits ou des « hasards » de la délocalisation ou de la localisation des individus, c’est aussi poser un regard sur la responsabilité… Oser dire ; oser livrer une part de soi, avec intensité et pudeur, c’est aussi inviter les gens à se dévoiler… « Je suis responsable d’autrui sans même avoir à prendre de responsabilité à son égard; sa responsabilité m incombe. » Un autre philosophe nous vient en tête :les convictions de Maguy Marin ne se fondent pas en vertu d’une morale extérieure, « au-dessus » du monde, mais par le biais d’un engagement de l’être. Ce que Wittgenstein appelait l’éthique, cette attitude rétive aux récupérations dont la morale se régale. Quand on débarque dans la région Rhônes-Alpes, où la gestion politique de l’argent public est faisandée par la collusion entre Charles Millon et les élus du Front national, on a effectivement intérêt à savoir ce qu’on veut et à aller de l’avant. Quoi qu’il en soit.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}