A l’occasion de la sortie de leur nouvel album, « Oui Oui Si Si Ja Ja Da Da », entretien avec le célèbre groupe anglais. La story sur Madness est à découvrir dans les Inrocks n°887 en kiosque jusqu’au 4 décembre et disponible dans notre boutique en ligne
Comment s’est déroulé l’enregistrement de ce nouvel album ?
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Daniel Woodgate : Très simplement. On s’est tous retrouvé en studio, on a pris une immense feuille de papier et on a dit « qui a une chanson ? C’est quoi son titre ? « . La liste s’est agrandie jusqu’à contenir des dizaines de morceaux. On a décidé de jouer la première, puis la seconde et ainsi de suite, et pendant ce temps, on a tout enregistré live.
Vous avez fait appel à plusieurs producteurs pour enregistrer cet album, certains très installés, d’autres en début de carrière. C’était une façon de faire un tour d’horizon de tout ce qui s’est fait en musique en Angleterre ces trente dernières années ?
Graham « Suggs » McPherson : Stephen Street (The Smiths, New Order, Blur) et Owen Morris (Oasis, The Verve) ont travaillé avec Oasis et Blur, ce qui nous paraissait intéressant. Clive Langer bosse avec nous depuis plus de trente ans. Et Charlie Andrew (Alt-J) est une petit nouveau, donc on a à la fois de l’ancien, de la nouveauté et des fondamentaux.
Daniel Woodgate : Je crois que ça en dit long sur nous parce qu’on a vécu toutes ces différentes époques de la musique. Nous étions là quand Blur et Oasis ont commencé. On est là maintenant avec Charlie qui vient de débuter et qui nous apporte de nouvelles idées. Ça nous permet de continuer à évoluer tout en gardant ce qu’on a appris de notre expérience.
Graham « Suggs » McPherson : On est assez vieux maintenant pour permettre à un gamin comme Charlie de venir nous donner des conseils. Parfois on les prend, parfois on les rejette mais au moins, on les écoute. On n’aurait pas pu faire ça avant. C’était une bonne manière de réinjecter de l’énergie dans le groupe.
Daniel Woodgate : Et puis c’était un challenge de travailler avec Charlie parce qu’il a encore cette innocence juvénile. Il s’est permis de nous dire des choses que personne n’oserait nous dire aujourd’hui. On a travaillé ensemble sur un morceau, Small World, et il m’a dit « ces paroles sont bien trop tournées vers le passé, tu devrais être plus moderne ». Ça m’a donné un sacré coup de pied aux fesses.
Graham « Suggs » McPherson : Il est aussi très bon pour enlever le superflu dans un morceau au lieu d’en rajouter. C’était vraiment rafraichissant.
Vous avez aussi fait appel à Peter Blake (auteur de la pochette de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band) pour créer la pochette de Oui Oui Si Si Da Da Ja Ja. Là encore, un autre symbole de la culture musicale britannique.
Graham « Suggs » McPherson : On voulait que Peter Blake fasse la pochette de notre album parce qu’on aime ce qu’il a fait pour Sgt. Pepper’s mais aussi ce qu’il fait en général depuis quarante ans. On l’a rencontré, il n’était pas très motivé pour faire une autre pochette d’album parce qu’il avait du mal à gérer le fait que les groupes changent sans arrêt d’avis sur ce qu’il proposait. On lui a donné le nom de l’album, il a commencé à travailler dessus puis on a changé le titre encore et encore ! On s’attendait à avoir une œuvre d’art complexe à la fin mais on a finalement gardé cette pochette avec les différents noms auxquels nous avions pensé parce que c’est exactement ce que nous avons fait : changer d’avis toutes les dix minutes.
Chas Smash : Il y a eu sept niveaux d’engueulades pour le titre de l’album et comme d’habitude, c’est le consensus qui nous a sauvé. Arriver à un consensus avec ce groupe est très difficile.
Vous vous disputez beaucoup ?
Graham « Suggs » McPherson : Il y a peut-être eu quatre disputes qui ont dégénéré en bastons en trente-cinq ans, c’est raisonnable. Sinon, oui, on se dispute souvent, on est très nombreux. Et puis on a besoin de ça pour qu’il se passe quelque chose sur scène.
Chas Smash : Nous sommes tous très passionnés. Et nous venons d’une époque très obscure finalement. Quand on a commencé dans les années 70, l’ambiance à Londres était très sombre. Il y avait beaucoup de pauvreté, beaucoup de violence. Quand tu te baladais dans certains quartiers, des types te regardaient et te lançaient « qu’est-ce que tu cherches putain ? » alors que tu n’avais rien demandé. Une partie de moi veut retenir cette notion de danger constante, continuer à s’en servir sur scène même si c’était évidemment plus fort et puissant quand on était jeunes. On a beaucoup plus d’expérience aujourd’hui, on a vécu beaucoup de choses, perdus des proches, vu nos enfants naître, puis nos petits-enfants. C’est bien plus complexe de savoir qui nous sommes sur scène maintenant, de faire perdurer les mêmes paramètres que ceux de nos débuts d’une façon toujours aussi excentrique et dingue. On fait n’importe quoi sur scène mais le soir en rentrant à la maison, c’est barbe-à-papa et popcorn (rires).
C’est assez rare de voir des groupes durer aussi longtemps.
Chas Smash : Je discutais avec Justine Frischmann d’Elastica l’autre jour et elle me disait que son groupe n’avait duré que quelques années mais qu’aujourd’hui, ils ne pouvaient même pas passer une heure dans la même pièce !
Graham « Suggs » McPherson : Je crois que la raison pour laquelle on ne s’est jamais vraiment séparé, c’est parce qu’on est sept. Si je m’engueule avec Chas, j’ai toujours les autres et lui aussi. S’il s’engueule avec Daniel, c’est pareil. Ça nous a permis de survivre.
Comment gardez-vous l’excitation de vos débuts intacte ?
Graham « Suggs » McPherson : Grâce à la scène. Quand on joue en live, on retrouve cette intensité.
Daniel Woodgate : On peut répéter des heures et des heures, il n’y a que sur scène que l’étincelle revient.
Chas Smash : Je n’aime pas être en studio. J’aime écrire des chansons et j’aime les jouer, pas le processus d’enregistrement. Ce que Madness fait en live… enfin je veux dire, on a quand même déclenché un putain de tremblement de terre lorsqu’on a rejoué ensemble en 1992 ! (Son téléphone sonne) Ouais maman ? Je suis en pleine interview là. Oui je sais, je suis en interview, je te rappelle.
Graham « Suggs » McPherson : Je crois qu’on est un groupe assez unique en live. Ce n’est pas comme s’il y avait trois leaders et cinq autres membres qui ne viennent que pour les concerts. Nous sommes un vrai groupe de sept personnes, on se connaît tous depuis tout gamin. On est en symbiose.
Chas Smash : Et puis chez nous, tu ne peux pas quitter de groupe. (Il prend une grosse voix) Tu ne putain de quittes pas le putain de groupe compris ? On sait où tu habites, on te retrouvera. Chris (Foreman, guitariste) a quitté le groupe pendant quelques années, puis il a réalisé que ça lui manquait et il est revenu. Mark (Bedford, bassiste) a voulu partir. On l’a remplacé par un autre bassiste qu’on adore mais qui ne fait peut-être que garder la place chaude pour Mark, il le sait. Le groupe, c’est nous sept, peu importe ce qui se passe. C’est un chiffre magique, une relation unique.
En juin dernier, vous jouiez sur le toit de Buckingham Palace pour le Jubilee de la Reine, puis en août, vous avez participé à la cérémonie de clôture des Jeux Olympiques de Londres. Madness est un symbole de la culture britannique selon vous ?
Graham « Suggs » McPherson : Complètement ! On n’est plus des rebelles (rires) ! Plus sérieusement, je crois qu’on a toujours fait partie de la culture britannique d’une certaine manière.
Chas Smash : J’aime bien dire qu’avant, les flics nous courraient après pour nous arrêter, et que maintenant, ils nous courent après se prendre en photo avec nous (rires). C’est assez surréaliste. Les choses ne changent pas vraiment à l’intérieur du groupe, c’est la perception qu’en ont les gens qui change.
Beaucoup de groupes profondément ancrés dans la culture britannique comme The Specials, The Stone Roses, Blur ou Pulp se sont reformés ces dernières années sans pour autant sortir de nouveaux albums. Vous revenez sans cesse avec de nouveaux morceaux, de nouveaux disques.
Daniel Woodgate : Nous, on se reforme depuis vingt ans (rires).
Graham « Suggs » McPherson : On s’est officiellement reformés en 1992, et depuis on ne s’est jamais séparés.
Chas Smash : C’est essentiel de créer. Ça permet de garder l’intégrité du groupe.
Graham « Suggs » McPherson : Beaucoup de groupes reviennent avec de nouveaux albums merdiques ou se contentent de refaire la même chose encore et toujours aussi. Avoir assez confiance en soi pour refaire un nouvel album trente-cinq ans après le premier n’est pas évident. C’est effrayant.
Chas Smash : Il faut retrouver l’étincelle. On a décidé d’enregistrer un nouvel album que lorsqu’on a vu qu’on avait de nouveau cette petite étincelle créative.
Vous avez connu l’Angleterre des seventies, des années 80, 90 puis celle d’aujourd’hui. Trente-cinq ans après sa création, Madness est toujours là, avec un public de fan fidèle et aussi de plus jeunes. Avez-vous le sentiment d’avoir trouvé une façon d’évoluer avec la société britannique ?
Chas Smash : Je crois que le capitalisme et le consumérisme ont trop longtemps utilisé la jeunesse comme panneau publicitaire. Cet album est le produit de notre expérience et nous en avons accumulé beaucoup. L’âgisme arrive à son terme. Je suis pote avec mes enfants, avec leurs amis. Il est temps que les choses changent et que les anciens soient de nouveaux respectés pas seulement pour ce qu’ils disent mais pour ce qu’ils font et comment ils le font. Beaucoup de gens et de groupes en Angleterre nous respectent parce qu’ils savent qu’on est toujours restés fidèles à nous-mêmes.
Madness réapparaît toujours en période de récession. Vous croyez que c’est une coïncidence ou il y a une explication à ça ?
Daniel Woodgate : Il y a une corrélation étrange entre le succès de Madness et l’effondrement de l’économie mondiale en effet. Peut-être qu’on en est la cause (rires) ?
Chas Smash : Je ne crois pas que ce soit une coïncidence. La mode évolue selon plusieurs mouvements qui se répètent. Il y a le conservatisme, la rébellion, puis le romantisme et une phase baroque. Quand le conservatisme devient insupportable, c’est l’heure de la rébellion, puis la rébellion s’assagit et nait alors une phase romantique, puis une phase baroque, jusqu’au retour du conservatisme. La même chose se passe en musique. L’économie dicte la voie que prend la conscience d’une nation : que va-t-il se passer après cette récession ? Va-t-on avoir assez de coffre pour se rebeller ? Les gens se tournent vers un groupe comme nous en période de crise parce qu’ils veulent un peu de bonheur. La devise de Madness, c’est qu’on sait que les gens vivent puis meurent, qu’il se passe des choses horribles, mais qu’il y a une place pour ça, tout comme il y a une place pour être putain d’heureux d’être en vie.
Graham « Suggs » McPherson : Dans ces périodes de récession, on a tous l’impression d’être entouré de gros cons égoïstes et ce n’est pas toujours le cas. Un concert de Madness, c’est un moment fraternel, où tout le monde est à égalité.
Chas Smash : Oui totalement. Ce n’est pas comme si Suggs roulait en Mercedes et moi en vélo. On est un groupe où l’égalité est au centre de tout. On partage l’argent à part égale, aucun membre n’est plus en avant que l’autre.
Daniel Woodgate : On est des gamins des sixties bordel (rires) !
Vous imaginez arrêter de jouer un jour ?
Chas Smash : Je ne crois pas. Je n’ai jamais été aussi occupé que maintenant. Il y a quelque chose dans le code des samouraïs qui dit qu’il faut quarante ans à un homme pour maîtriser son art. J’en suis à trente-cinq et j’ai l’impression que je serai bientôt à mon maximum en tant que songwriter. Attention, je ne dis ni que je suis le meilleur songwriter, ni le meilleur chanteur de tous les temps, seulement qu’à mon niveau, je m’approche de mon maximum.
Que pensez-vous de la scène musicale anglaise et londonienne plus particulièrement en ce moment ?
Graham « Suggs » McPherson : Je trouve qu’il se passe beaucoup de choses à Londres, même si parfois, les nouveaux genres de musique disparaissent avant même que je n’ai eu le temps de les écouter. J’aime voir les gamins créer de nouvelles façons de faire de la musique, même si c’est éphémère.
Chas Smash : J’aime bien Totally Enormous Extinct Dinosaurs et j’écoute beaucoup Hot Chip aussi. En trente-cinq ans, on a eu le temps de voir l’industrie de la musique évoluer. Les composantes ont changé, les moyens de diffuser de la musique aussi, tout se passe en mp3, sur YouTube, sur iPad mais le point le plus important est toujours le même : le live.
Graham « Suggs » McPherson : A Londres, certains groupes ne sont populaires que dans leur quartier. Ils ne jouent dans le même pub d’Holloway tous les vendredis, ont une poignée de fan, se font 300 euros, mais ils survivent comme ça et continuent de créer.
Vous avez vu l’industrie de la musique évoluer, mais aussi votre public.
Chas Smash : Tu sais ce que je te disais à propos de l’âgisme tout à l’heure ? C’est la même chose. Aujourd’hui, c’est valable en Angleterre mais aussi partout dans le monde, tu peux tout écouter parce que tout est disponible sur Internet. Avant, quand tu appartenais à une scène, tu portais tel ou tel vêtement, tu avais telle ou telle coiffure. Il n’y a plus de scène maintenant. Tu peux écouter de l’électro et porter un baggy ou écouter du hip-hop et porter un costume trois pièces. Notre public a changé parce que les moyens d’accès à la musique ont changé. Moi, je trouve ça génial, et quand tu y réfléchis, les seuls que cela fait chier sont les publicitaires qui ne savent plus à quel cœur de cible ils s’adressent.
La story sur Madness est à découvrir dans les Inrocks n°887 en kiosque jusqu’au 4 décembre et disponible dans notre boutique en ligne.
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