Dans un album à forte saveur mystique, Madman of God, la voix intemporelle de Sussan Deyhim se consacre à la tradition séculaire des chants soufis. Une manière, pour cette chanteuse iranienne exilée à New York, de remonter le cours du temps. Dans les années 80, Crammed Discs, label belge indépendant le plus avant-gardiste du monde, […]
Dans un album à forte saveur mystique, Madman of God, la voix intemporelle de Sussan Deyhim se consacre à la tradition séculaire des chants soufis. Une manière, pour cette chanteuse iranienne exilée à New York, de remonter le cours du temps.
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Dans les années 80, Crammed Discs, label belge indépendant le plus avant-gardiste du monde, sort dans le cadre de sa collection Made to measure, quelques disques de « musique de circonstance » qui vont se révéler très vite essentiels. Inutile de revenir sur les bandes originales des premiers films de Jim Jarmusch signées John Lurie, ou sur Mahmoud Ahmed révélé en Europe par cette prestigieuse série. Mais Desert equations, l’album céleste et futuriste de Sussan Deyhim et Richard Horowitz, qui s’en souvient ? En 1985, on ne parlait pas encore de jungle, pourtant il s’agissait là de la première tentative du genre.
Et voici que Sussan Deyhim revient, avec un album impeccablement produit, qui réussit à garder la petite touche triste mais mélodique, à faire entendre de grands espaces avec de petits moyens de home studio, bref un disque inspiré avec du style. Que le style n’ait pas encore de nom devrait rassurer la jolie Iranienne de New York, hantée par une seule peur : être rattrapée et étouffée par une ultime classification ou enchaînée à un certain milieu, aussi prestigieux soit-il. Celle qui aurait pu facilement se contenter d’être la divine diva de la scène musicale downtown, ce qui n’est pas rien, préfère continuer humblement ses expériences sur sa voix et sur sa foi, depuis son petit appart à Greenwich Village. En bonne soufie new-age de l’ère électronique. Cet obscur objet du désir que Sussan Deyhim recherche d’album en album, c’est aussi notre quête. Et si dans Madman of God elle nous informe qu’elle ne l’a pas vraiment trouvé, elle nous convainc définitivement que ça vaut la peine de l’explorer. Dans cet opus captivant, Sussan Deyhim adapte quelques poèmes de grands maîtres soufis du xie siècle : Saadi, Djami et surtout Djallal-Eddine Rûmi. « Les chansons sont anciennes. Je n’ai pas voulu changer la mélodie de ces chants qui ont traversé les siècles. Au contraire, la sensualité de ces notes m’a inspirée. Il y a deux titres dans l’album que j’interprète dans la tradition persane : Bade Saba et Navai. Pour le reste, je me suis basée sur les vibrations de ces mélodies pour trouver des voix qui expriment le sens extrêmement romantique de cette poésie. Ce sont des chansons d’amour ultimes, sensuelles et humbles. Spirituelles, dans le sens très abandonné du mot. Détachées. La base du soufisme, c’est le détachement. »
Sussan Deyhim a une voix cristalline et raffinée qui, par moments, nous fait penser à Fayrouz, avec qui elle partage aussi le même type de beauté impériale. Comme Fayrouz, elle a le tempérament de la femme qui sait où elle va. Mais la comparaison s’arrête là. Fayrouz, la chrétienne de Beyrouth, n’a jamais voulu quitter le Liban, même au plus fort de la guerre civile ; Sussan Deyhim, la musulmane de Téhéran, s’est détachée de son pays pour ne pas avoir à subir les lois rétrogrades et obscurantistes des mollahs chiites. Après vingt-trois ans d’exil, elle se prépare à retourner cet été en Iran, en compagnie de son amie artiste conceptuelle Shirin Neshat : « Je suis excitée par ce voyage, un peu nerveuse aussi. » Des petites séquences de souvenirs s’enchaînent, entre deux silences et trois cafés : « Mon père mathématicien jouait du violon dès qu’il pouvait. Ma mère kurde s’évertuait à nous donner une éducation moderne assez stricte. Je suis issue d’une famille citadine et mixte, une famille ancienne, comme on dit chez nous, avec plein d’histoires tchékhoviennes très dramatiques, confie-t-elle en riant. Dans les années 70, à Téhéran, je faisais de la danse classique. Notre compagnie voyageait dans le pays. On faisait du camping, on rencontrait des vieux qui nous apprenaient à danser selon leurs coutumes. J’ai ainsi appris les traditions de danses et de chants de plusieurs régions du pays. »
Les petits pas de danse vont mener la jeune Persane à Bruxelles où elle est admise à l’école de danse et de chant de Maurice Béjart. A la fin de son stage, elle reste un peu dans sa compagnie, le Ballet du xxe siècle, le temps de voir comment les choses évoluent à Téhéran avec la chute du Shah. « Le ballet de Béjart était très chouette, mais ce n’était pas mon truc. Retourner à Téhéran, ce n’était plus du tout possible. J’avais un visa de trois mois pour les Etats-Unis, je suis allée à New York. » Rencontre avec le musicien et compositeur Richard Horowitz, ensemble ils partagent la même quête mystique pour les musiques de transe. Premières chorégraphies dans l’underground new-yorkais, une nouvelle vie s’offre à Sussan Deyhim qui fréquente aussi bien le milieu du théâtre expérimental de NY où sont passés Sam Shepard, Bob Wilson, Peter Brooke que les musiciens allumés post-punks ou post-new-age qui vont former la fameuse scène downtown, Arto Lindsay, Elliot Sharp…
La petite miniature persane de Manhattan a une voix qui porte et une envie de la mettre au service des fous bidouilleurs de l’ordinateur : Sussan enchaîne les expériences musicales avec Hector Zazou, Bobby McFerrin, DJ Spooky et Peter Gabriel avec qui elle collabore pour la musique du film La Dernière Tentation du Christ. Elle fait des allers-retours à Londres où elle travaille avec Adrian Sherwood, Bill Laswell et autres mystiques inclassables. Les dernières années, on pouvait croiser Sussan Deyhim à Essaouira au Maroc pour les premiers festivals dédiés aux musiques de transes gnawas : « Toutes les transes m’intéressent, celles des Iraniens comme celles des Indiens, des Turcs, des Gnawas, des Brésiliens, des Maliens ou des derviches syriens. Il existe un lien entre toutes ces cultures. Je ne sais pas ce qui me pousse vers cette sensualité du détachement, mais je sais que je n’ai surtout pas envie de rationaliser cette très forte envie qui est en moi. Peut-être que rentrer dans cet inconnu intérieur me passionne. Je suis une junkie de cette sensation, c’est tout. »
L’ivresse spirituelle qui habite le dernier album de Sussan Deyhim nous emporte vers des mondes rêvés et fantasmés. La musique à la fois raffinée et puissante, basée sur la somptuosité de la rythmique iranienne, peut vous transposer dans les cours majestueuses de l’âge d’or de l’empire des Grands Moghols. Madman of God. Fou de Dieu, effectivement. Mais le contraire même de l’hystérie religieuse qui s’est emparée de son pays… C’est un compatriote new-yorkais, comme elle, qui assure dans ce disque les percussions iraniennes, arabes et indiennes. Et parce que dans l’univers cosmique des soufis, les rythmes empêchent l’univers de se désintégrer, Reza Derakhshani tient la mesure, comme s’il mettait en exergue une citation du poète Nezâmi qui, au xiie siècle, s’exclamait : « Le tombak battait si preste/Sa percussion perçait la sphère céleste. » C’est lui aussi qui joue du ney (« roseau », en persan) dans le splendide titre Bade Saba. Les voies du Seigneur restent impénétrables, mais les pistes du disque transcendant de Sussan Deyhim accueillent avec une même ferveur mystique le violoncelle de Dawn Bukholtz Andrews, le violon de Dave Soldier et les tablas de Karsh Kale.
Si elle évite de charger le son afin d’ajouter à la dimension exaltée des poèmes soufis, Sussan Deyhim n’hésite pas à jouer avec tous les effets électroniques pour créer avec ses mélismes retravaillés un espace profond où les âmes peuvent enfin se perdre avant de s’élever. « Le disque s’est fait par petits bouts et il m’a fallu une année avant d’être prête à le livrer. » Il nous reste l’éternité pour pouvoir l’apprécier à sa juste valeur…
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