Avec Lauryn Hill, Me’shell Ndegeocello ou la troublante Macy Gray, en concert cette semaine, la soul s’est enfin trouvé les voix et les personnalités pour chasser la sensualité vulgaire qui squattait depuis des années ses draps de soie. L’occasion, enfin, de réévaluer son album, le fervent et charnel On how life is.
Macy Gray n’est pas une diva : sur On how life is, premier album qui redonne de l’âme à la soul moderne, pas d’effets de voix, pas de gémissements poussifs, de couinements pseudo-orgasmiques. Mais une voix, un timbre incroyable, quelque part entre le méchant miaulement d’un chat à la queue coincée dans une porte et Eartha Kitt, la sensuelle tigresse dans le moteur en moins. Des cordes vocales brisées menu et recollées comme on a pu, une voix qui fait mal.
Quand Macy Gray parle (elle le fait avec parcimonie), on a envie de lui dire de se taire ou alors de reprendre une cuillerée de miel. L’écouter parler est trop douloureux, presque effrayant : chaque mot semble remonter en griffant tout sur son passage. On dirait d’ailleurs qu’elle souffre elle-même, à forcer sa voix comme ça, pliée en quatre sur un canapé où, mal à l’aise, elle se balance d’avant en arrière. Oscille. Tout comme sa musique, entre le tout-venant de Hit machine et la discothèque pointue de l’amateur de soul. D’avant en arrière. Entre le vénérable rhythm’n’blues hérité de la collection de disques parentale et la félinité de scratches old-school, entre Prince une vieille flamme d’adolescence et Billie Holiday idolâtrée pour des raisons douteuses : se droguer vite, mourir jeune. On how life is transcende tout ça à grand renfort d’orgue et de chamberlain (le méticuleux producteur Jon Brion Fiona Apple, Aimee Mann est dans l’ombre), de piano et de violons, domptés par une production pop-rock autre facette musicale de Macy dont le tout premier disque, mort-né dans le labyrinthe d’une major américaine il y a quatre ans, était « beaucoup plus rock ».
Macy Gray balance musicalement mais aussi personnellement, passe d’un éclat de rire massif à la timidité la plus opaque, regarde dans les yeux avec curiosité puis pique du nez, admire ses grands pieds, nonchalante. Difficilement cernable, bizarrement anachronique, rarement une personnalité aura offert une telle latitude d’interprétation.
Macy Gray, 31 ans, ne vit pas avec son temps qui impose aux chanteuses soul, R&B ou même rock de se comporter en stars arrogantes et/ou pétasses, vampant le mâle, tapinant les charts et l’argent. Pas diva, pas star. Chez Macy Gray, pas de bout de fesse à l’air, pas de short-ceinture arc-en-ciel, pas de poses lascives, pas de sourire de marchande de soupe ou de « bitch attitude », mais un comportement un peu gauche voire brusque, une taille incommensurable et une rudesse timide de sauvageonne.
Même pas rebelle, Macy Gray ne revendique rien. Même si elle a conservé de sa période Angela Davis une classique coupe afro, pas moyen de l’attirer sur le terrain de la contestation. Une grande voix, pas une grande gueule. Un profil bas d’un mètre quatre-vingts. Mariée, divorcée, mère de trois enfants, Macy Gray protège farouchement son intimité, livre en interview des petits bouts de sa vie avec discrétion et embarras des journalistes du New Yorker sont allés jusqu’à interviewer sa soeur pour en apprendre un peu plus.
Réservée également dans ses chansons, qui ne racontent guère plus que des histoires quotidiennes, des anecdotes tristes (The Letter), des foirages sentimentaux (Why didn’t you call me). Ce qui n’en est pas moins touchant, intense. D’elle, on apprendra que, petite, elle parlait peu parce qu’elle avait honte de sa voix. Qu’elle a commencé des études de scénariste, qu’elle a de fil en aiguille écrit des textes pour des amis musiciens, remplacé au pied levé un chanteur, puis pris goût à l’interprétation de standards de jazz, ce qui lui assura un petit train de vie agréable. Elle avouera également que la célébrité l’a décoincée, décomplexée de son embarrassant grand corps et que, maintenant seulement, elle arrive à se sentir à l’aise parmi ses musiciens, en studio : pour preuve, elle s’y balade pieds nus et ça la fait rire.
Pas de combat donc chez Macy Gray, sinon une lutte toute personnelle pour sauvegarder une intégrité de songwriter malmenée par l’armada clinquante d’artefacts marketing mis en place autour d’elle : vidéo bizarro-new-age en rotation lourde sur MTV, showcases partout dans le monde, disques envoyés en multi-exemplaires chez les DJ, voix « anonyme » d’une pub pour Baby Gap aux Etats-Unis, dernière campagne Calvin Klein jeans…
Loin de ce tintouin de vitrine, l’écriture reste ici, en arrière-boutique, la grande affaire, patiente et passionnée : un songwriting qui s’empare de la soul comme on squatte les vêtements de sa mère, en tirant sur les coutures, en arrachant quelques boutons qui corsètent, en soufflant au grand air les odeurs de naphtaline. Exactement comme chez Lauryn Hill, cette entreprise de restauration a la mémoire longue, le geste suranné, mais le regard résolument devant. Car si Macy Gray se souvient d’une époque bénie de la soul où qualité et quantité ne s’étaient pas encore bêtement brouillées, On how life is jouit de l’instant, de cette formidable gourmandise de sons et d’idées qu’autorisent les bilans propres à cette époque charnière voire, dans son cas, charnelle.
Célébrée en Angleterre, décorée aux Etats-Unis, sa soul trouve encore quelque résistance en France, où l’on est toujours plus familier de Hallyday que de Holiday. Un concert, cette semaine, pourrait enfin réparer l’injustice. « Here is my confession: may I be your possession' », demande l’emphatique I try. Comment la France pourrait-elle rester sourde à cet appel ?
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