Avec “Eyeye”, un cinquième album façonné chez elle, à Los Angeles, la Suédoise continue de chanter la mélancolie sur des pop-songs aériennes, narratives et épurées. Rencontre avec une artiste fière de sa vulnérabilité.
Les deux premières chansons de l’album, No Hotel et You Don’t Go Away, sont presque des a capella. Qu’est-ce qui te plaisait dans l’idée de mettre autant ta voix en avant ?
J’ai toujours eu un problème avec ma voix. Ce qui est paradoxal quand on sait que c’est justement la première chose qui m’interpelle lorsque j’écoute une chanson. Je suis obsédée par la voix, son émotion, l’intimité qu’elle peut créer avec celui ou celle qui écoute. Longtemps, j’étais complexée, je n’arrivais pas à proposer de bonnes performances en studio… Eyeye, c’était l’occasion pour moi de relever un défi, de réussir à publier enfin ce que j’aime appeler “mon album vocal”. D’où ces deux morceaux placés en ouverture, justement là pour afficher l’ambition du disque. Et puis, il faut le dire, No Hotel est la chanson qui a déclenché le reste de l’album. Je savais alors que je tenais là l’ouverture du disque et qu’il ne me restait plus qu’à raconter une histoire sur les titres suivants.
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Tu ne trouves pas paradoxal de mettre autant en avant ta voix sachant que tu entretiens une relation compliquée avec elle ?
Justement, c’est la première fois de ma carrière où je suis totalement en accord avec ma voix. J’assume mon chant, sa vulnérabilité.
C’est dans l’idée de conserver cette pureté dans la voix que tu as souhaité enregistrer Eyeye avec uniquement des instruments de studio, sans effets numériques ?
C’est surtout que j’écoute essentiellement d’anciennes musiques, des morceaux au sein desquels je ressens l’émotion dans le son des instruments, dans un changement de tempo, etc. J’ai vraiment besoin de sentir cette authenticité. Sur Eyeye, un certain nombre des instruments utilisés proviennent d’ailleurs des années 1990 : ils ont leur histoire, leur caractère, ils apportent un souffle évident à mes mélodies.
Finalement, cette intimité que l’on ressent à l’écoute du disque, aussi bien dans les mélodies que dans ta voix, est grandement redevable à la façon dont tu as enregistré Eyeye, non ?
Le fait d’enregistrer cet album dans ma chambre, à Los Angeles, c’était surtout dans l’idée de retourner là où tout a commencé, renouer avec l’énergie que j’avais lorsque j’ai composé mes premières chansons, à 19 ans, seule avec mon 8-pistes et mon piano. Pour Eyeye, j’avais l’ambition de me reconnecter avec cet état d’esprit, plus épuré : je l’ai pensé et composé en étant assise sur le sol, à peine douchée, pas du tout maquillée. C’était Björn Yttling (bassiste de Peter Bjorn and John, présent à ses côtés depuis Youth Novels, ndlr) et moi, sans artifice, ni quelconque intermédiaire capable de perturber l’enregistrement ou de tiquer sur une idée.
Toute cette agitation autour de toi, c’est quelque chose qui est pesant à vivre ?
Avant tout, j’avais besoin d’être chez moi, sans casque, seule, dans les dispositions idéales pour capter un timbre spécifique de ma voix. C’est une chouette sensation que d’être perdue dans le processus d’un album, de capter les premières idées et de se mettre à nu sans craindre d’être jugée par des producteurs, des ingénieurs du son ou autres.
Pourtant, tu ne sembles pas éprouver cette gêne auprès de Björn Yttling, ton éternel complice.
Björn et moi avons passé tellement de temps ensemble, à échanger, à étudier les accords, à discuter de la structure des morceaux, que l’on se comprend rapidement en studio. Il sait exactement où je veux aller, ce qui nous laisse davantage de temps pour tenter de toucher au divin.
Après cinq albums pensés ensemble, comment parvenez-vous à vous surprendre ?
J’ai la sensation que l’on aime tous les deux l’art, au point de se nourrir d’autres œuvres pour rester pertinent. Actuellement, par exemple, je suis plongée dans les discographies de Brian Eno et de Max Richter. Parce que j’ai besoin de rester ouverte à de nouvelles sonorités. Et parce que j’ai envie de me confronter à de nouvelles approches de composition. J’ai tendance à évoquer sans cesse les mêmes thèmes, autant faire preuve d’innovation sur le plan musical.
À ce propos, Eyeye tire une fois de plus son inspiration d’un chagrin d’amour…
Tu sais, cela a été une vraie épreuve de constater que je vivais une sorte d’éternel recommencement. J’ai déjà tellement chanté à propos de ces relations qui vous brisent le cœur, de ces douleurs qui vous traversent le corps après une rupture. Pourtant, une fois de plus, j’ai puisé dans ces sensations pour tenter de me reconstruire à nouveau.
Par le passé, tu disais ne pas être très douée pour les relations amoureuses… Ce disque est-il une façon pour toi de mieux appréhender ce type de sentiments ?
Eyeye, en fin de compte, a été envisagé comme ma dernière riposte au sein de cette bataille qu’est l’amour. J’ai été déçue à plusieurs reprises : parfois, à cause de mon comportement ; d’autres fois, par la faute des autres. Je ne veux blâmer personne, je dois simplement comprendre d’où vient ce problème en moi. Pour me débarrasser de toutes ces mauvaises pensées autour de l’amour, j’ai bien sûr suivi un certain nombre de thérapies, mais il faut croire que je suis une éternelle romantique. L’amour, chez moi, c’est une addiction, avec tout ce que cela génère d’intensité, d’attachement, d’extase et de déprime.
Sur l’album, tu parles de passion, de rejet, de dépendance et de désir. Quel est selon toi le sentiment le plus difficile à gérer ?
Ils le sont tous. Cette addiction, c’est un sentiment qui te met hors de contrôle. Tu deviens incontrôlable, dingue : un jour tu doutes, le suivant tu es en extase, tu ressens ces effets contradictoires physiquement, ça devient une obsession… Tout cela est très intense, et ce n’est clairement pas facile à gérer au sein d’une époque où le romantisme semble être devenu ringard, voire simplement oldschool. Moi, à l’inverse, j’ai grandi en regardant Roméo + Juliette : c’est cette relation complètement folle mise en scène par Baz Luhrmann qui a façonné ma conception de l’amour, quitte à ce que celle-ci soit constamment difficile à appréhender.
Selon toi, quelle est la plus belle chanson d’amour au monde ?
Il y en a tellement… Love Hurts, Hey, That’s No Way To Say Goodbye de Leonard Cohen, c’est tout de même une merveilleuse chanson. Mais je ne peux pas ne pas citer également Nothing Compares 2 U de Sinead O’Connor ou I Will Always Love You de Whitney Houston. En fin de compte, chaque grande chanson est une chanson d’amour.
Et la plus belle chanson de rupture ?
C’est là toute la beauté des morceaux que je viens de citer : ils sont souvent sur la ligne, entre déclaration d’amour et regret. Avec, à chaque fois, suffisamment de subtilités pour être écoutées en toutes circonstances, que l’on soit amoureux ou en pleine déprime.
Sur Eyeye, il y a une chanson qui te rend particulièrement fière ?
Ce n’est pas évident, dans le sens où ce disque est sans doute mon projet le plus autobiographique, mais je dirais ü&i où je chante les derniers moments d’une relation : “Je vais fermer les yeux/Je ne veux pas voir ton dos marcher/Ça ne peut pas être la dernière ligne/Je ne peux pas supporter ce déchirement”. C’est la chanson que je rêvais d’écrire depuis un moment.
La façon dont est construit l’album laisse toutefois à penser que l’on vit dans une boucle et que ces peines de cœur sont vouées à se répéter, non ?
Du titre du disque, un palindrome, à sa durée – 33 minutes et 33 secondes, très exactement –, l’idée était de créer une circularité, une histoire qui commence et finit au même endroit. D’où l’idée d’addiction évoquée tout à l’heure : encore une fois, tout est fait ici pour signifier que l’amour est comme une drogue dont on ne se débarrasse jamais vraiment.
Eyeye est sorti il y a quelques semaines sur les plateformes. As-tu déjà le recul nécessaire pour savoir ce que tu as appris en l’enregistrant ?
On est forcément une personne différente après un tel disque, très personnel, très spontané. Eyeye, c’est le disque d’une personne qui n’existe plus, celui d’une femme aux idées sombres qui a une nouvelle fois eu besoin de se réinventer sur le plan sonore. En attendant la suite.
Propos recueillis par Maxime Delcourt
Eyeye (Crush Music/PIAS). Sortie le 17 juin.
Concert le 26 octobre à Paris (Trianon).
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