[Luz rédacteur en chef] Luz a souhaité prendre des nouvelles de ses ami·es qui travaillent dans le milieu de la musique en ces temps troublés par la crise sanitaire et la dématérialisation du secteur. Il leur a envoyé ce message : “Salut c’est Luz, comment tu vas ? Comment tu t’en sors en ce moment ? J’ai l’impression que l’on est tous en train de se dématérialiser. Je t’embrasse, Luz.”
Dominique A, chanteur et musicien
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“Bonjour Luz, ça va plutôt pas mal, merci, j’espère que toi aussi. En fait, je n’ai pas l’impression de me sortir de quoi que ce soit, parce que j’avais des sous de côté et que j’ai trouvé la parade, imparable, pour ne pas déprimer cette année : écrire et faire de la musique et travailler sur ce qu’il en ressort avec des gens de bonne compagnie. Quant à la dématérialisation, on était déjà dedans jusqu’au cou, non, avec nos putains d’écrans ?
La pandémie ne fait qu’en rajouter une (grosse) couche. A force de manœuvrer pour ne pas se toucher, chacun·e voit chaque jour les autres se dissoudre un peu plus et reste là comme un·e con·ne avec sa matérialité inutile, enfin ce qu’il en reste avec nos putains d’écrans, etc., et ses élans de tendresse réfrénés. C’est sûr, gros boulot de remise en route en perspective pour nos bouches et nos mains à la sortie du tunnel… Bon, haut les coudes, hein ? Bibis, comme dit l’ami Lippe.”
Zouzou Auzou, directrice d’exploitation et associée des Rosa Bonheur à Paris
“Je vais bien, Luz, et je m’en sors parce qu’on a décidé de laisser ouvert le Rosa Bonheur des Buttes-Chaumont, car c’est notre établissement historique depuis douze ans. Dans ce quartier du XIXe arrondissement, on a un rôle social de 6 ans à 90 ans, en accueillant aussi bien les minorités sexuelles que les boulistes du JBBC (Joyeux boulomanes des Buttes-Chaumont), les classes écologiques avec l’école de La Villette, le bal des séniors, La Ruche qui dit Oui !, la chorale chaque dimanche.
On essaie malgré tout de maintenir un petit Rosa, ouvert et accueillant, du vendredi au dimanche. Au moins, les soixante-dix personnes qui viennent chez nous peuvent manger une pizza chaude, un camembert au four et discuter – tout ça n’a pas de prix. Parce que la période qu’on traverse actuellement est tellement triste.
Halte à la morosité !, pour reprendre un jingle qu’on diffuse souvent. Ce que dit justement la dématérialisation de nous, c’est que les humains deviennent de plus en plus individualistes parce qu’on les pousse à l’être, en les enfermant chez eux devant des écrans et pour ne pas propager un virus. J’aimerais faire la révolution, mais je n’en ai pas les moyens, et j’ai aussi la responsabilité de mes employé·es. Je suis quelqu’un de très optimiste – je chante et danse tous les jours –, et je sais qu’on va s’en sortir.
En se protégeant, on peut vivre avec le coronavirus et la Terre ne doit pas s’arrêter de tourner. Car nous sommes en train de devenir des moutons. Tout le monde se rue dans le métro ou au supermarché, mais manger au restaurant serait dangereux. Etre joyeux risquerait de propager le Covid. Comme si le coronavirus avait un happy hour après 22 heures. Au final, le confinement, c’était le warm-up d’une grosse descente de merde.”
Bertrand Burgalat, chanteur, musicien et fondateur du label Tricatel
“Cher Luz, ça me fait plaisir de te lire. C’est marrant que tu parles de dématérialisation, comme si la vie en filigrane que tu as été obligé de mener depuis cinq ans avait montré la voie. Ecoute, je vais plutôt bien. J’avais arrêté de faire des concerts l’an dernier, j’étais fatigué de jouer dans des salles à moitié vides ; maintenant que c’est la norme, je devrais peut-être remonter sur scène…
J’essaie de trouver le temps pour finir mon nouvel album, j’ai l’impression idiote que ça n’intéresse personne et je suis mon propre DA, du coup, je laisse les autres projets prendre le dessus : le label, les musiques de commande, le Snep (Bertrand Burgalat est le président du Syndicat national de l’édition phonographique – ndlr), mes chroniques pour Rock & Folk, les interviews politiques pour Technikart, mon groupe de diabétiques radicalisés (diabeteetmechant.org) : le prix injustifié de l’insuline (qui engendre 1 000 à 5 000 % de profits selon les pays) fait plus de mort·es que le coronavirus, et tout le monde s’en moque.
La semaine dernière, j’étais à Berlin en studio – ça faisait longtemps que je n’avais pas joué en groupe, c’est quand même mieux que de gratter la basse devant un écran. Il y a beaucoup de trucs lamentables actuellement, alors il faut essayer de faire des choses utiles, je ne vois que ça.”
Crame, programmateur et DJ
“Salut, pas super, et toi ? Je me sens comme un technicien dont le métier et l’industrie ont disparu du jour au lendemain. J’ai quitté une carrière de bureau morne lors de la précédente crise économique pour me consacrer à la fête, la légèreté, la musique. A l’époque, je me disais : “Je vais pas pourrir ici en servant des intérêts que je déteste”, et tout me semblait possible. Aujourd’hui, je me sens paralysé. Je ne crois pas dans le futur économique de la teuf ou de la culture, pas plus que dans le présent d’une contestation contre l’ordre sanitaire. Pas le courage d’être dans l’illégalité, d’être soupçonné de créer des clusters à tire-larigot.
Comme je ne reçois plus de thunes de Maman Etat parce que je ne rentre pas dans les cases, je vais devoir revenir au monde du jour, celui qui tourne avant le couvre-feu et qu’on appelle “l’économie”. Mais ce monde-là ne m’intéresse pas et ne mène nulle part. Dis, tu n’as pas une idée de ce que je pourrais faire à part trouver refuge dans la nature (je ne sais pas allumer un feu) ?”
Philippe Dumez, auteur de Basse Fidélité (Le Mot et le Reste)
“Salut Luz. Je t’ai aperçu au concert de Fontaines D.C. à la Maison de la radio il y a quelques semaines. D’abord le feutre au clair et le nez rivé sur la scène, consignant dans ton carnet l’attitude impassible du guitariste aussi bien que l’impatience du chanteur. Puis, quand les premiers rangs se sont levés, excité comme un pou, gigotant au son du post-punk irlandais. Qui aurait cru qu’en 2020, après avoir hissé pendant des années Brooklyn sur un piédestal, on transpirerait sur du post-punk irlandais ? J
’étais impatient de découvrir ton compte rendu dans le prochain Claudiquant sur le dancefloor (livre de Luz sur sa passion pour la musique publié en 2005 – ndlr). Evidemment, ce n’est pas vrai. Tu n’étais pas là. Mais moi, chaque fois que je rentre dans une salle de concert, je t’imagine. C’était quoi ta question, déjà ? Est-ce qu’on est en train de se dématérialiser ? Et toi, quand est-ce que tu envoies ton hologramme au concert, qu’on lui paye une bière ?”
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David Fourrier, directeur de La Sirène à La Rochelle
“Mon cher Luz, la dernière fois que nous nous sommes croisés, tu étais déjà masqué, non pas d’un FFP2 si convoité depuis mars dernier, mais d’un masque de panda. Tu mixais à l’aise et incognito, nous “vernissions” – diable, que nous étions vernis alors – ta fresque.
En ces temps de gel hydroalcoolique, de distanciation sociale, de gestes barrières, de sens de circulation, c’est un couvre-feu de première pour les concerts. Ici, à La Rochelle, c’est zone verte, c’est un peu, tu vois, comme une sorte de zone libre (c’est vite dit !) si on s’en tient au “nous sommes en guerre” présidentiel. A La Sirène, on résiste avec nos armes, studios de répétition ouverts, groupes en résidence, concerts assis. On “jazz”, on “ciné-concert”, on “lecture musicale”, on “chanson française”, on “récital assis”, on “rock” un peu aussi tout de même… mais, surtout, on occupe le terrain. Des fourmis plein les jambes, souvent !
On veut des concerts avec des musicien·nes sur scène et du public dans la salle, on veut des Yeah, des AAAAAllez, des clap clap clap, du bruit qui “panse”, des dB’s, des anches qui déhanchent, pas la déprime du “live stream”. Promis, le jour d’après, le jour meilleur, tu viens mixer chez nous ! T’attaqueras par Teenage Kicks… Promis, on claudiquera sur le dancefloor, Pogo Panda ! L’équipe t’embrasse, tout comme moi… avec le coude… levé, évidemment !”
David Z Greene, dessinateur
“Hey, man ! My French is bad ! Pour moi, le début de 2020, c’était comme le finale de 2001: l’odyssée de l’espace. Maintenant, je suis comme le space baby, flottant au-dessus de la planète, détaché du monde et penser à What the fuck?! Remettez-moi dans l’utérus. Ici, dans le UK, nous avons Covid mais aussi les fucking Brexit et Boris.
Chaque matin, nous pouvons choisir quel mal de tête pour le petit déjeuner ! Le cliché que les dessinateur·trices sont des ermites dans leurs grottes, c’est vrai pour moi. L’isolement m’a moins affecté que la famille et mes ami·es. C’est devenu difficile de faire les dessins reportages, donc j’ai mis en pause et maintenant je vais mener plus de projets personnels longtemps mis de côté. Je protège mon esprit pour soutenir tous les arts. Pour survivre à tous ces shitty bollocks, on doit s’entraider. A bientôt et bises.”
Yazid Manou, attaché de presse
“Salut mon cher Luz, cool d’avoir de tes nouvelles. Ecoute, disons que ça ne va pas trop mal ! Je fais comme tout le monde avec la baisse de mon activité, j’oublie les concerts et je patiente en attendant des jours bien meilleurs. Heureusement pour moi, il y a toujours des albums et des bouquins qui sortent ! La dématérialisation a ses avantages ! C’est plutôt rapide, voire instantané et efficace, mais rien ne remplacera le réel. Au fait, j’ai toujours en tête le dernier message que tu m’as gentiment envoyé en octobre 2019. Tu me disais de patienter encore environ un an ! Bah ça y est, je crois qu’on y est là ! Alors ? Je suis impatient de voir le résultat. Tu sais de quoi je parle. Donc fais-moi signe, please ! A la revoyure, je t’embrasse. Stay tuned and safe mon gars !”
Florence Piana, cogérante du bar le Pop In à Paris
“Je vais étonnamment bien, Luz. Quelques coups de blues, mais ça passe vite. Face à l’adversité, j’essaie de m’adapter avec en tête l’impermanence des choses – bon ou mauvais, rien ne dure. Cela me permet de savourer la vie : se promener au soleil, regarder mes enfants grandir avec confiance, courir, peindre, jouer un nouveau morceau de piano, lire et s’intéresser au monde – élargir sa perspective aide à relativiser.
Je montre ainsi une attitude positive à celles et ceux qui dans mon entourage en ont besoin – parents ou ami·es malades et ou déprimé·es. L’empathie fonctionne dans les deux sens : montrer sollicitude et tendresse me fait du bien. Et tout ne va pas si mal, les mentalités changent : les crises sont des occasions de sortir par le haut, moving on up ! En fait, j’ai l’impression de me rematérialiser, les pieds sur terre, plus épicurienne, tout en prenant du recul sur ce qui nous arrive. Plus proche des autres, il me semble être plus proche de moi-même. A bientôt, bises de la psychologue de comptoir.”
Kangding Ray, musicien et DJ
“Salut mon pote, ça va à peu près vu les circonstances, mais je ne suis pas encore certain d’aimer le monde qui vient. Je te confirme que le processus est bien en cours, et que l’algorithme apprend très vite. Il est en passe de nous connaître mieux que nous-mêmes, et répondra bientôt parfaitement à toutes nos pulsions. Une intelligence artificielle, paraît-il…
C’était inévitable, vu que l’intelligence collective a abouti à nous rendre individuellement plus crétin·es ; notre espèce envoie des satellites dans l’espace pour communiquer instantanément partout, mais aucun d’entre nous ne saurait encore survivre ne serait-ce que quelques jours sans réserve dans la nature. Heureusement, il nous reste encore la musique… Plus pour longtemps peut-être, il semble que beaucoup de morceaux de pop soient maintenant entièrement composés par des IA.
Après tout, le son n’est qu’une vibration, la lumière est une onde, ou une pluie de particules sans masse. Et même ce qu’on appelle “la matière” est en fait formé d’atomes et d’électrons qui s’agitent, mais surtout de vide. Au fond, peut-être que notre univers n’a jamais vraiment été matériel, tout n’est que vibration et mouvement, on peut donc se rassurer sur cette fameuse dématérialisation. Alors, chantons comme David Bowie dans Ashes to Ashes : “I’m happy, hope you’re happy too.”
Martial Solis et Xavier Randrianasolo, disquaires chez Total Heaven à Bordeaux
“Cher Luz, on va bien. Toujours au poste. On est bien contents d’avoir pu réouvrir le magasin. Le confinement n’a pas été facile, mais on a été très bien soutenus par nos client·es et ami·es sous forme d’achats par VPC, commandes et prépaiements. A la réouverture de Total Heaven, le public était là, fidèle au rendez-vous. L’été s’est aussi bien passé, les touristes français·es ont remplacé l’absence des étranger·ères. Depuis septembre, c’est assez bizarre… Il y a moins de règles qu’avant. La fréquentation est assez chaotique, très irrégulière. On tient le coup, mais c’est difficile de se projeter. On ressent un ralenti, une crainte et une torpeur. On n’a pas revu certain·es client·es depuis le déconfinement, d’autres qui nous parlent de leurs situations précaires ou fragiles et d’éventuels licenciements.
Le manque de concerts et de vie sociale se ressent un peu partout, jusque dans une boutique comme la nôtre… Tu parles de la société “sans contact” qui est en train de se développer ? Oui, pas mal de choses vont aller dans ce sens avec le virus. Mais beaucoup prennent conscience de l’importance du circuit court et optent davantage pour ce genre de lien. Ils et elles nous disent en avoir marre de cette surconsommation de téléchargements et préfèrent désormais se faire plaisir avec quelques beaux vinyles.
C’est le manque de concerts qui nous fait nous “dématérialiser”. La frustration est immense. Heureusement que, là aussi, certain·es artistes peuvent adapter leurs sets en versions plus intimistes. Des concerts en cadre rural ou dans de très petits lieux. La résistance est là aussi. On t’embrasse fort, porte-toi bien et continue de nous faire de beaux dessins.”
Rubin Steiner, chanteur et musicien
“Salut Renald, tu trouves toujours le mot juste, c’est exactement ça : on est en train de se dématérialiser. De mon côté, c’est des concerts annulés, une tournée à peine commencée et maintenant foutue, un album passé aux oubliettes quatre mois après sa sortie faute de pouvoir le jouer – je t’avoue que j’ai les boules. Tout ce travail pour rien. Et le plus dur, c’est que les circonstances m’obligent à réfléchir à pourquoi je fais tout ça, et je ne peux pas faire autrement que de constater que les concerts, c’est important, essentiel et même vital pour nous autres qui les faisons mais aussi, et surtout, pour les gens. Faire ce constat au moment où ils deviennent interdits (pour de bonnes ou de mauvaises raisons), c’est s’entendre dire qu’on n’est pas inutiles, bien au contraire même, mais qu’on va devoir penser à faire autre chose de sa vie parce que maintenant c’est plus possible.
Mais je ne me résigne pas et, comme tout le monde, j’attends, en remerciant le destin d’être intermittent du spectacle, et j’écris. D’ailleurs, si ça continue jusqu’à l’été prochain comme il a été dit, j’aurai peut-être même terminé un roman (ce bordel m’aura permis de m’y coller enfin, toute consolation est bonne à prendre). Mais ce que j’espère avant tout, parce que ça me terrorise littéralement, c’est que l’envie, la motivation et le besoin de faire de la musique reviendront une fois que tout ça sera terminé. Je t’assure, je n’y arrive plus. Et j’imagine que je ne suis pas le seul dans ce cas-là. Mais sinon, en vrai, ça va, t’inquiète.”
Laurent Truel, gérant du bar Le Truskel à Paris
“Mon bon Luz, tout a bien changé à Paris, les temps (comme le temps) sont moroses. Il est bien loin le temps des chocotte party avec nos mixes déjantés et éthyliques pour “faire danser les filles” tout en “claudiquant sur le dancefloor” du Truskel ou d’ailleurs, toutes ces nuits déjantées qui commençaient dès l’apéro au comptoir, des concerts aux quatre coins de la capitale, suivis d’afters improbables dans des lieux atypiques.
Tous·tes les touristes et étudiant·es étranger·ères ont disparu de notre capitale, le droit à la fête n’existe plus. Le public s’est dématérialisé dans les concerts, les bars, les stades ou les boîtes de nuit, pas dans le métro ni dans les trains. On attend avec impatience le monde d’après, car le monde de maintenant, il n’est pas très plaisant. Vivement le monde de demain, car celui d’aujourd’hui, on a les pieds dedans et il ne sent pas très bon. Mais toi et moi, on est plutôt positifs, l’avenir est devant nous, le divertissement a toujours été notre passion. Vivement le moment qui ne sera plus virtuel ou par écran interposé. Claquer des bises, trinquer, danser, serrer des mains, faire des accolades commencent à bien nous manquer sur Panam’. A bientôt mon ami.”
Rebeka Warrior, chanteuse et musicienne
“Mon très cher Luz, quel plaisir de te lire. Dès que j’ai une question existentielle, je la pose au Yi Jing, le livre des changements. “Comment je m’en sors ?”, c’est existentiel, je vais donc la poser au Yi Jing. Je suis tombée sur Gens du clan. “Le clan est le modèle de tout dispositif qui transforme de l’éphémère en durable par référence à un foyer commun ou une école de pensée soudée par des rites.” Voilà, c’est ça, nous sommes toi et moi de la même école de pensée.
Nous sommes devenu·es des nuages, des idées, des signes. Dématérialisé·es mais réuni·es grâce à nos particules psychiques. En connexion à travers l’espace, le temps et les mondes. Je m’en sors comme ça. En accordant au mysticisme, à la sorcellerie, à la poésie et aux breuvages hallucinogènes une place prépondérante dans ma vie. Je suis à la fois anarchiste, animiste et Adama Traoré. Et je sais que toi, tu es une grande image. Amicalement.”
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