Loin des grands courants et des dernières évolutions, il reste encore des gens pour perpétuer un certain rock à l’ancienne, pour jouer aux billes avec les grands mythes, le blues et la country, les petites histoires et les grands espaces. Dan Stuart et Chuck Prophet de Green On Red sont de ces ultimes survivants. Loin de l’archétype ma Bud, ma guitare, mon truck?, ces néo-cowboys lisent et pensent, comme à Paris, Londres ou New York.
Sauf qu’eux ne brandissent pas leur culture comme un passeport de savoir-vivre.
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Il y a eu beaucoup de changements dans Green On Red. Où en est-on ?
Dan ? J’ai viré tout le monde ! (Rires)? Le Green On Red actuel, tu l’as devant les yeux. Récapitulons. Le premier Green On Red était une bande de copains de Tucson, Arizona. Nous avons déménagé à Los Angeles où nous avons fait quelques disques. Puis Chuck Prophet nous a rejoints un soir où nous jouions à San Francisco (Chuck gratouillera sa guitare, affalé dans son siège, pieds sur la table pendant toute la conversation). Nous avons fait Gas food lodging et ça fonctionnait plutôt bien. Puis nous voulions évoluer. On voulait se casser de L.A. parce que cette ville est pleine de trouducs qui n’arrêtent pas de te taper sur l’épaule et de t’assurer à quel point tu es géniaaal’ On voulait faire un nouveau genre de film , bosser avec un réalisateur différent, Jim Dickinson, de Memphis. Jim fut le premier à nous dire franchement que nous n’étions pas si bons, que nos disques étaient corrects, mais pas grands. Bref, j’étais coincé dans ce personnage de composition’ avec le même casting depuis des années. Ce groupe devenait comme une tumeur, un cancer qui grossissait en moi, une famille déréglée, en panne En Amérique, tu as déjà vu la série Les Waltons ? Moi, je me sentais comme pépé Walton sauf qu’en plus, j’étais alcoolo et pédophile (rires)? Je me suis donc délesté de mes musiciens afin de faire les disques que je désirais. J’ai viré tout le monde, sauf Chuck. J’étais lassé de faire des westerns, je voulais faire des films noirs, des histoires de détectives, changer de registre, quoi ! Le problème, c’est que ces musiciens étaient motivés par leur train de vie, ils ne comprenaient pas ce que je recherchais, ils voulaient garder confortablement le statu quo A l’époque, nous étions très populaires dans la région de L.A. mais nos disques n’étaient pas assez bons. Voilà pourquoi j’ai foutu tout le monde dehors et pris mon baluchon, direction Memphis. C’est l’une des meilleures décisions de ma vie. Maintenant, Chuck et moi sommes les deux permanents du groupe. Dans le monde entier, nous avons des amis qui complètent le casting, des potes à La Nouvelle-Orléans qui ont joué avec Alex Chilton et Tav Falco, des copains en Irlande qui ont accompagné Van Morrison’ Au lieu de faire un bon concert sur cinq, on en fait quatre. Pour les disques, nous essayons de travailler avec de vieux producteurs briscards qui sont aussi des musiciens. De cette façon, ils intègrent vraiment le groupe, le temps d’un album. Nous l’avons fait avec Dickinson à Memphis et pour le dernier album, avec Al Kooper à Nashville. Pour chaque disque, nous avons une équipe différente, comme dans les tournages de film.
Dans ce cas, pourquoi ne pas être en solo, sous le nom de Dan Stuart ?
(Enervé)? Come on ! Depuis le tout début, j’écris toutes les chansons de Green On Red, ce n’est pas une nouveauté. Jeffrey Lee Pierce peut réunir n’importe qui et appeler ça le Gun Club, même chose pour Mark E. Smith et The Fall, alors qu’on me lâche un peu la grappe ! J’ai épuré le groupe pour n’en garder que l’os du songwriting. Nous sommes deux, c’est donc un groupe. Pourquoi continuer à l’appeler Green On Red ? Laisse-moi te dire : je suis Green On Red ! Si c’était possible, tu sais, je m appellerais bien les Beatles ! (Rires)?
Est-ce la raison pour laquelle Chuck a fait un album solo ?
(Me désignant)? Ce type est un fouteur de merde ! Green On Red n’est ouvert que trois mois par an. Le reste du temps, chacun fait ce qui lui plaît.
Chuck ? J’aurais pu créditer mon album à Green On Red (rires)? Il faut clarifier les choses. Sur nos pochettes, on ne voit jamais de photo du groupe. Dan l’a dit, il s’agit plutôt d’amis qui gravitent autour d’un noyau, comme dans le cinéma. Dan est Scorcese, je suis De Niro, ou vice versa selon le type de film que nous désirons faire. Pigé !?
Green On Red est un putain de concept ! (Rires)? Chris Cacavas fait ce qu’il veut, mais nous devions bouger. L’essence du véritable troubadour est de toujours bouger.
Dan ? S’ils étaient restés dans le groupe, Green On Red ne ferait plus de musique aujourd’hui et eux n’auraient jamais commencé une carrière solo. En leur bottant le cul, nous leur avons refilé assez de rage et d’élan pour qu’ils fassent leurs disques. Green On Red n’a pas explosé,
Green On Red a implosé (rires)?
C’est intéressant que vous teniez au concept de groupe à une époque où les carrières solo sont plus rentables.
Pour le consommateur, le groupe n’est qu’une extension de ce que je fais. Ce n’est pas parce que j’ai viré Cacavas qu’il n’y avait plus de superbes claviers dans Green On Red. Après Cacavas, on a eu Dickinson, Al Kooper Ça va, il me semble, en matière d’orgue et de piano, il y a pire. Come on, man ! J’ai juste essayé de modifier le style de mon film , d’améliorer le songwriting, de distraire les gens sans démagogie et sans putasserie. Jim Dickinson m a dit Tu collabores avec moi et Chuck, c’est un disque de Green On Red, pas de Dan Stuart.? Il y a déjà des bacs Green On Red’ dans les magasins, on n’allait pas tout changer ! (Rires)? D’ailleurs, quand je fouille dans le bac Green On Red’, mon bac, je trouve des disques de Chris Cacavas, de Chuck Prophet, alors je m écrie à pleins poumons en jetant leurs disques, Qu’ils forment leur propre groupe avec leur propre bac, nom de Dieu !? (Rires)?
Chuck ? Le rock est devenu un tel cliché, un cliché trop répandu dans les médias. C’est comme la poussière, il faut passer un coup de chiffon de temps à autre sous peine qu’elle recouvre tout. Un type comme Axl Rose devrait s’inscrire au Klu Klux Klan. Il pourrait appeler son groupe KKK, il y a bien KLF ou EMF (rires)?
Dan ? Quand on a 18 ans, c’est génial d’être dans un groupe, d’être entre potes’ Mais les groupes deviennent comme des familles déréglées et on traîne ces problèmes jusqu’à l’âge adulte, c’est assez dangereux. C’est pour ça que les changements de personnel sont nécessaires, sans quoi, les groupes se sclérosent, deviennent sans intérêt. C’est comme rester dans une même pièce sans l’aérer : au bout d’un moment, ça pue ! Franchement, trouve-moi une seule raison artistique valable pour qu’un groupe comme Grateful Dead enregistre un nouvel album. Il n’y en a pas. On connaît le Dead depuis plus de trente ans, c’est toujours la même chose, il commence à nous bassiner. C’est la même chose avec R.E.M. Pourquoi continuent-ils ? Ils font des disques de new-age, comme U2, on devrait tous les coller dans la section new-age et qu’ils n’en bougent plus ! Quand Green On Red fait un nouveau disque, nous essayons de nous lancer un défi, de nous choquer, de nous menacer, nous osons prendre le risque d’échouer. Nous n’avons pas peur de sortir un disque foireux comme This time around. Nous savions pertinemment que c’était une merde, et alors ? Au moins, nous ne nous en cachons pas (rires)? Chaque année, nous nous réunissons une semaine pour écrire un disque, nous apportons ce que nous venons de vivre dans les derniers mois, ce qui nous a marqués dans l’art, le cinéma, la littérature. Par exemple, je viens de voir Henry, portrait of a serial killer, il vient de lire Seth Morgan, nous nous réunissons, nous en discutons et nous écrivons. Ainsi naissent nos chansons.
Vous utilisez énormément de termes de cinéma.Vous concevez vos disques comme beaucoup plus que du simple rock’n’roll ?
Non, non, je ne me prends pas tant que ça au sérieux. Un album de rock est le résultat d’un ensemble d’efforts de différents individus et on ne sait jamais trop ce que ça va donner exactement comme dans un tournage de film, non ?! Ce qu’on fait est simplissime : on prend le blues et la country, on y met des angles et un beat. C’est tout. Certaines personnes s’en étonnent, parce que nous vivons une époque où l’on compose avec des claviers d’ordinateurs et des machines. Nous, nous sommes des réactionnaires’ Musicalement. En aucun cas politiquement, que ce soit bien clair. Tu t en es sûrement rendu compte au contenu de nos textes.
Etre réactionnaire musicalement n’est-ce pas l’être aussi politiquement ?
Je ne pense pas. C’est marrant, le rock’n’roll est censé être cette putain d’activité complètement immature, l’opposé d’un gagne-pain sérieux et tout ça, mais quand on atteint mon âge, la trentaine, nos héros deviennent les gens qui continuent de pratiquer leur art avec grâce et style, jusqu’à leur mort. Je pense à des gens comme Muddy Waters, John Lee Hooker, JJ Cale Il est possible de pratiquer son art avec une grâce éternelle, mais il faut comprendre les règles du jeu, comme à la roulette : il faut accepter de se planter de temps en temps, admettre qu’il est impossible d’être brillant et génial en permanence. Je cherche mon mot Vulnérable ! Voilà, l’artiste digne de ce nom est vulnérable.
Chuck ? Et il faut que le public ne soit pas avachi, qu’il se sente concerné, que la musique ne soit pas lisse, qu’elle ne ressemble surtout pas à un jingle. Il sort tellement de disques, on se demande si 99% d’entre eux méritent d’exister. C’est pour ça que nous tenons à sortir des disques coupants, des disques un peu sales, un peu laids, des disques avec des cicatrices et des taches de vin’ Ils ne répondent pas aux critères officiels de la beauté, mais au moins ils sont différents, vivants.
Dan ? La majorité des disques qui sortent sont comme des gosses retardés, il y a toujours quelque chose qui cloche.
Vous écrivez vos chansons comme des petites séries B, ou comme des nouvelles.
Il y a une vingtaine d’années, on pouvait dire d’un tas de groupes que leurs disques ressemblaient à des films. Si on ne le dit plus beaucoup, c’est qu’il y a très peu de groupes qui ont vraiment quelque chose à dire aujourd’hui. Il se peut qu’ils vendent énormément, qu’ils soient produits avec la plus belle technologie, n’empêche, ils n’ont rien à dire. Un type comme Bonehead (contraction de Bono et de tête de con) chante I still haven’t found what I’m looking for . Je ne sais pas ce qu’il cherche, il ne le précise pas. Et puis, s’il ne l’a pas encore trouvé, pourquoi en faire une chanson ? Et Michael Stipe ? (Il chante en imitant la voix de canard) That’s me in the cooo ner, losing my religion’. Eh, Michael, qu’est-ce que tu branles dans ton coin ? Es-tu en colère ? Es-tu heureux ? Es-tu sur le point de tuer quelqu’un ? De faire l’amour ? De te planter une aiguille dans le bras ? Quel est ton problème, mon pote ? Peux-tu me le dire ? Michael Stipe, s’il te plaît, communique avec moi ! Ce mec est un tel donneur de leçons, il prend tellement son public pour des cons qu’il n’est pas fichu de donner un contenu précis à ses textes. Vous, les journalistes, vous allez lire ses textes et lui demander Alors Michael, que voulez-vous dire là ?? Et ça, Stipe en a une trouille bleue.
Chuck ? Stipe est insipide. Ce sont toujours les tonneaux vides qui font le plus de bruit, le creux donne de l’écho. Il n’y a rien de concret dans son imagerie, c’est brumeux, flottant, c’est du putain de new-age ! Ce serait ça, le grand groupe du moment ?! Nous sommes tombés bien bas.
On pourrait soutenir qu’à l’encontre des vôtres, les textes de R.E.M. relèvent du poétique.
Dan ? Oui, la poésie, l’écriture automatique, je connais’ Mais oserais-tu me soutenir que That’s me in the corner est du niveau de James Joyce ? Que Bono peut s’asseoir à la même table que Keats ? Arrête un peu ton char, mec ! Je veux bien que Dylan soit un poète, mais pas Stipe Pas Bonehead ! Pas Mike Scott !
R.E.M. est l’exemple d’un groupe qui a atteint le succès sans vraiment se compromettre.
(Me coupant furieusement) ? C’est faux, archi-faux ! Ils font des disques, des vidéos, n’est-ce pas ? Ils soignent le son de leurs disques, ils ne disent rien de trop offensant, pas vrai ? Ils jouent accordés, sans fausses notes’ Tu dois comprendre certaines choses. Primo : quelle était la maison de disques de R.E.M. ? IRS, c’est-à-dire Miles Copeland, c’est-à-dire un enculé de sa mère de putain de facho ! Pendant cinq ou six disques, R.E.M. a gagné des sous pour ce mec-là, alors je ne veux plus entendre le genre de conneries Nous sommes un groupe indé et nous faisons de la musique alternative . Leur boss était Miles Copeland dont le père dirigeait la CIA au Moyen-Orient. Deuzio : ils signent chez Warner, une des plus grosses multinationales du moment. Monsieur Stipe, combien d’arbres a-t-on abattus pour fabriquer quinze millions de vos pochettes de disques ? Pour presser vos disques, combien de tonnes de pétrole ? Et la technologie utilisée pour vos CD est la même qui sert à téléguider les bombes et les roquettes de merde qui tuent les gens ! Alors monsieur Stipe, toutes vos belles dispositions peace and love écologiques de mes deux sont pulvérisées par les faits. Voyons un peu les choses en face, bordel ! Moi, je ne suis pas hypocrite, je fais partie de la civilisation occidentale, je ne chante pas de slogans écolos, je chante des histoires et des personnages ancrés dans la réalité, sans condescendance et sans romantisme à l’eau de rose. Mec, ne crois pas les conférences de presse de ces donneurs de leçons. Ils me foutent vraiment les boules en s’imaginant que leur merde sent la rose. Eh bien non, leur merde sent aussi la merde ! Je me sens très Don Quichotte, aujourd’hui (rires)?
Quand tu écris tes histoires, tu t inspires de gens que tu connais ?
Un personnage est parfois un mélange de sept ou huit personnes de ma connaissance. Nous étions dans un hôtel de downtown Tucson, nous écrivions ce disque, lorsqu’est venu le moment d’un petit blues. J’ai regardé dans la rue, j’ai vu des clodos vendre leur sang pour aller acheter du whisky Et le blues est venu tout seul ; c’est très facile, il suffit d’observer. Je ne dis pas dans le morceau que les clodos en sont là à cause de la société, je ne détaille pas leurs problèmes pour apitoyer les gens. Je peins juste un petit tableau, une tranche de vie ; à partir de là, chacun décide, y compris le clodo de la chanson. En Arizona, je connaissais un véritable criminel, il avait passé la moitié de sa vie à l’ombre. Je tenais à quitter Tucson avant que lui ne sorte de taule, sans quoi il m aurait étranglé. Dans la vie, il y a toujours matière à chansons et à histoires.
On connaît ton admiration pour un auteur tel que Jim Thompson. Pourquoi cette fascination ?
D’abord, je tiens à te rappeler qu’il a aussi écrit un paquet de mauvais bouquins. Ses bons romans sont minoritaires. Ces derniers temps, il a connu un regain soudain de popularité, il y a eu tous ces films hollywoodiens. J’ai vu Les arnaqueurs, j’ai trouvé cela épouvantable. Les décors et la photo étaient bons, c’est un film agréable à regarder, mais le scénario est bien trop léger. Revenons à Jim Thompson. Ce qui le rend intéressant, ce sont ses personnages, et le fait qu’il ne soit pas moraliste. La plupart des écrivains hard-boiled (écrivains de romans noirs) racontaient, en gros, des histoires d’hommes bons mais frustrés qui combattaient le mal. Eh bien, il n’y a ni bien ni mal dans les bouquins de Thompson, son uvre est le cimetière de la morale. C’est surtout cet aspect qui me passionne, parce qu’il résume parfaitement ce qu’est la vie moderne. Le monde d’aujourd’hui n’est pas blanc ou noir, il est gris. A l’époque de l’album The killer inside me, j’étais un monstre, un cauchemar émotionnel. Je m identifiais à Lou Ford, le protagoniste du livre. Je n’essayais pas de frimer, d’étaler mon savoir ou d’être à la mode, je trouvais juste que ce titre faisait un superbe titre d’album. Jim Thompson n’a jamais été à la mode de son vivant, il n’a jamais gagné une thune. C’était un de ces mercenaires de l’Underwood, payé au mot. Il y en a encore beaucoup aujourd’hui, par exemple Waldo Moseley Ils ont toujours été considérés comme des écrivains de seconde zone. En fait, ce sont les Français qui, les premiers, les ont pris au sérieux. Ces écrivains de seconde zone deviennent James Ellroy, Charles Willeford, James Lee Burke. Cette littérature est encore très vivante. C’est pareil avec la littérature sudiste. On parle toujours de Faulkner ou de Flannery O Connor et on oublie des gens comme James Crumley, Jim Harrison’ On parle toujours du passé, le présent n’est pas si mauvais que ça. En musique, on peut compter sur des Tom Waits, Nick Cave, Paul Westerberg. Nous, on se sent un peu bizarres, lâchés dans la nature au milieu de tous ces groupes de Manchester.
Tu n’aimes pas beaucoup les derniers développements de la musique ?
Non, je n’ai pas vraiment d’opinion sur le sujet. Mes gosses s’occuperont de la nouvelle scène. Si un jour j’ai une fille, elle rentrera à la maison et me dira Allez Pa, viens m acheter le dernier Happy Mondays.? Et je le ferai, pas de problème.
Ta vision sombre de l’Amérique est-elle proche de celle des écrivains que tu citais ?
Je ne pense pas que tous ces écrivains avaient une vision’. Ils écrivaient de petites histoires bien spécifiques et ensuite, des types comme toi y trouvent une signification plus large, une vision globale de la vie. Tu sais, la vie n’est pas un grand meurtre spectaculaire, mais plutôt toutes ces petites morts qui surviennent quotidiennement. Un auteur français, Bataille il me semble, a dit qu’un orgasme est comme une petite mort. Tu dois comprendre qu’un type comme Raymond Carver écrit des choses aussi noires et lourdes que Le silence des agneaux, des histoires où l’on perd la tête juste pendant cinq secondes un vendredi après-midi, et c’est tout aussi important et révélateur de l’état de l’Amérique que les histoires chocs à la Ted Bundy (célèbre tueur psychopathe).
Pourquoi tant d’artistes américains sont-ils obsédés par les psychopathes ?
Eh bien, le serial killer est un phénomène très américain, je pense. C’est un monstre, typique de notre bestiaire. Tu es parisien ? Tu vis dans ta ville natale, tu y es attaché, tu as des racines, un point d’ancrage, un repère. Maintenant, va parler à un Américain qui habite, mettons, Denver. Denver est certainement sa cinquième ville en dix ans. Le changement peut être sain, positif, mais ça peut aussi être un facteur d’aliénation. Tu perds le sens des racines, tu n’as plus de repère fiable, tu flirtes avec le déséquilibre. C’est à double tranchant. Sur Scapegoats, il y a cette chanson, Shed a tear (il chantonne)? Rudy, shed a tear for the lonesome ? Rudy n’est pas une tarée psychotique. C’est juste une petite couturière coincée au Mexique et qui essaye de partir vers el norte, le Nord. Elle débarque à Phoenix, se fait mettre en cloque par un homme plus âgé qu’elle. Elle restera donc coincée avec lui, il s’occupera d’elle, mais bien sûr, elle ne l’aime pas. Une petite histoire banale de vie foirée, de compromis et de renoncement. A mon avis, c’est tout aussi poignant et dramatique que monsieur le Tueur névropathe de l’Enfer lâché dans la grande course au Meurtre et au Sang (rires)? Cela dit, le personnage du solitaire, du drifter, est très présent dans l’imagerie américaine. Les Américains ne se sentent pas libres sans l’idée de voyage, de mouvement. Le fameux Go west, young man ! Alors que vous, les Européens, vous seriez plutôt effrayés par ça, vous êtes beaucoup moins mobiles. Vous croyez que nous ressentons un manque parce que nous n’avons pas d’histoire. D’abord, nous avons une histoire, elle est simplement plus courte que la vôtre. Ensuite, ne pas avoir le poids de l’histoire et jouir de la liberté totale de se réinventer, ce n’est pas mal non plus. Demande seulement à Dylan ce qu’il en pense. L’absence de passé et de traditions, c’est aussi une certaine forme de liberté. Là encore, la médaille a deux côtés. Cette liberté peut être utilisée a bon ou mauvais escient. Elle a produit Bob Dylan et McDonald’s.
Toi-même, tu as beaucoup bougé ?
Pendant longtemps, je me cherchais, je ne savais pas trop qui j’étais vraiment. Jusqu’à ce que je découvre que j’étais Dan Stuart, et j’en suis assez satisfait. J’ai arrêté de courir, de fuir mon moi, je me suis bien regardé dans la glace. C’est ça le problème : tu as beau bouger, dériver, tu es toujours là, dans le miroir ! (Rires)? Beaucoup de gens ont de gros problèmes dans leurs twenties, je m’en suis plutôt bien sorti. Les eighties n’étaient pas une grande décennie, je ne m’en souviens
même pas.
La vision des artistes est noire. Mais quand on vit dans l’Amérique des banlieues, tout a l’air si rose, comme un mirage de bonheur artificiel.
Ce ne sont pas uniquement les Américains qui achètent ce rêve ou cette image du rêve, c’est tout l’Occident. Regarde ce gamin parisien dans la rue, que fait-il en jeans Levis ? Et toi, avec ta montre Mickey ? Les Européens s’imaginent vite dans un trip John Wayne/Mickey. En ce qui concerne l’Américain moyen, on l’a nourri de ce trip dès son enfance pour qu’il oublie les réalités tristounes de son quotidien banlieusard. Quelles sont ces réalités ? Un fort taux de suicide, d’alcoolisme, etc. C’est sûr que la télé est une forme de lavage de cerveau, on sait que son unique but est de vendre de la lessive Alors, les Américains tètent cette illusion, mais les Européens ne sont pas en reste, ils se sont servis copieusement, en musique, en mode vestimentaire, en cinéma et même en télévision. Les gens votent avec leurs pieds : si on sort le film Batman et que ce film a coûté 200 millions de dollars, Warner Bros va promouvoir le film de telle sorte que même les gens qui ne veulent pas voir ce film iront quand même. Par contre, quand un film comme
Paris Texas sort, il est joué dans quelques salles d’art et essai, mais au moins il se passe quelque chose de fort entre le film et son public. Dans cinquante ans, lequel de ces deux films deviendra une référence ? Sûrement pas putain de Batman ! Comme tu le sais, l’Américain moyen est assez naïf et plutôt ignorant du monde en dehors de ses frontières. Il connaît par c’ur son quartier, il sait où trouver un bon restau mexicain, il sait combien il lui en coûtera d’envoyer ses enfants à l’université mais il n’a aucune idée de ce qui se passe en dehors de son petit monde. C’est pour ça que les Américains ne votent pas. Et donc, tout ce rêve rose, cette grande illusion créée par les magazines, la pub, la télé et Hollywood n’est qu’un gigantesque écran de fumée destiné à camoufler l’énorme complot des entreprises multinationales, ces mêmes multinationales qui donnent la nausée à messieurs Stipe et Bono alors qu’ils nagent dedans avec délices. Les gens refusent la confrontation avec la réalité, c’est la raison pour laquelle à Hollywood, quelle que soit la nature du script, on se débrouille toujours pour y coller un happy end. L’industrie cinématographique est une réalité économique au sein de laquelle il est donc très difficile de faire des choses complètement honnêtes artistiquement. Mais tous ces écrivains dont nous parlions vendaient ou continuent de vendre leurs uvres malgré leur réalisme ou leurs aspects sombres. Tant pis s’ils ne sont pas sur les listes des best-sellers. Eh, du moment que tes uvres circulent, c’est bon, tu existes. Tu sais, je ne me considère pas comme un loser, mais plutôt comme un musicien qui existe et qui est publié. Nous avons la chance de faire les disques qui nous plaisent, de créer en toute liberté.
Vous n’êtes jamais frustrés par votre succès limité ?
Non, la maison de disques est frustrée, pas nous. Remarque, j’aimerais bien que la maison de disques gagne des sous, elle nous en donnerait un peu plus. Il y a des groupes qui font ce métier pour faire carrière, comme des médecins ou des fonctionnaires. Nous sommes dans ce business comme à la roulette. On continue de faire tourner la boule jusqu’à ce qu’on soit rincé? Ou riche (rires)? Si tu y réfléchis, il n’y a pas beaucoup de groupes qui ont commencé vers 80 et qui sont encore là aujourd’hui. Il y a R.E.M. ! (Rires)? Selon Nick Tosches (écrivain qui a notamment signé une bio chef-d’ uvre de Jerry Lee Lewis), N’importe quel idiot peut survivre, mais survivre en restant pleinement toi-même, c’est déjà plus rare ?
Vous-mêmes, vous croyez encore au rêve américain ?
Je pense que l’Amérique est plutôt un état d’esprit et que ça n’a rien à voir avec les frontières des Etats-Unis’ Quiconque essaye de transcender ses propres limites et ses propres doutes poursuit ce rêve. Les vrais Américains ne sont pas nés en Amérique, ce sont ceux qui ont émigré là-bas à la recherche d’une vie meilleure. Le problème vient des Américains qui sont là depuis longtemps, je pense aux grandes familles de la côte Est, les Rockfeller, les Vanderbilt C’est à cause d’eux que la télé demeure la merde qu’elle est. Mais il reste toujours l’espoir de changements. J’ai l’impression que l’ambiance générale est plutôt à un retour des valeurs de gauche Tiens, regarde la guerre du Golfe qui était censée prouver notre patriotisme, notre confiance retrouvée, etc. Eh bien, on a vu à Washington les plus importantes manifs pacifistes depuis le Vietnam, mais on l’a très peu montré à la télévision. CNN et Time n’ont pas fait leur boulot correctement, ou plutôt, leur boulot était en priorité de vendre leur salade. La guerre du Golfe a généré énormément de fric pour un tas de gens. En France, votre gouvernement a trempé dans la même merde. Au fait, pourquoi les Européens identifient-ils systématiquement les Américains à leurs gouvernements alors que nous ne votons même pas ?! Je dis ça parce que quand nous voyageons en Europe, il faut toujours qu’on nous identifie à Reagan ou Bush ou qui que ce soit en exercice. Et la plupart des Américains ne savent même pas le nom de leur putain de président ! (Rires)? Tu me parles du rêve américain et moi, je te demande où en est le rêve français ? Vous aussi, vous avez fait la révolution, hein ? A mon tour, je pourrais te faire réfléchir sur le modèle français, tester ta belle assurance. Est-ce que ta vie est toujours basée sur l’existentialisme ou sur Les 400 coups ? Sartre est-il le mode d’emploi infaillible de ton quotidien ? Bien sûr que non.
La France n’est pas fondée sur l’idée d’un rêve français tandis que l’Amérique est entièrement bâtie sur cette idée de rêve.
L’Amérique, c’est toujours la même histoire : de tout temps ont débarqué des groupes de gens rejetés de différentes parties de la planète et qui venaient dans ce pays vierge pour fuir la faim ou l’oppression. Ces familles n’étaient pas toujours nettes’ Les Kennedy étaient à l’origine des contrebandiers ! L’Amérique est faite d’immigration, de mafia, de contrebande. George Washington ou Abraham Lincoln n’ont jamais abattu de putain de cerisier, tout ça, c’est du pipeau enjolivé ! On dit que l’Amérique est la terre des possibilités, mais c’est surtout la terre de l’assassinat en règle, de Lincoln à Kennedy. Pour répondre lapidairement à tes questions, le rêve américain n’a jamais existé, en ce qui me concerne. Le rêve américain est une nursery rhyme, une fable à raconter aux enfants pour les endormir. (Là-dessus, ils entament un blues acoustique impromptu)? Ce morceau signifie, en d’autres termes, ne chiale pas dans le potage, mec. C’est la vie, il faut l’accepter. Comme le dit Randy Newman, You gotta roll with the punches’ (il faut continuer malgré les baffes).
Vos influences sont aussi très country, un univers mal perçu par beaucoup d’Européens.
C’est dommage pour eux. Les hillbillies sont autant à l’origine du rock que Winonee Harris ou Big Joe Turner. Les groupes de hillbilly étaient aussi sauvages et violents que les groupes de blues. La country est une grande tradition. Pour comprendre, il faut creuser un peu, aller au-delà de la vitrine commerciale nashvillienne. On assimile facilement la country à une musique de droite, mais je trouve que tout le heavy metal est bien plus à droite que n’importe quelle chanson en ce moment dans les charts country.
Chuck ? Si tu veux entendre une chanson sur le diable, n’achète pas un disque d’Anthrax, achète plutôt du Bill Monroe. Ce type a été arrêté, tu sais pourquoi ? Il avait tabassé sa femme avec une bible ! Là, il ne s’agissait ni de cinéma, ni de pose rock’n’rollienne.
Dan ? Bill Monroe a dans les 80 balais et il est plus fou, plus dangereux et plus effrayant que n’importe quelle bêtise d’Axl Rose. Pour en revenir à la country, sa couleur idéologique n’est pas si simple à définir. En ce moment, ce serait plutôt les valeurs de la gauche libérale qui sont en vogue à Nashville. Dans les charts, on trouve des gens comme Highway 101, Clint Black Bien sûr, Hank Williams Junior est un facho redneck, Roy Orbison était un nazi (Devant mon regard surpris)? Tu ne savais pas ? Il était membre du Klan. C’était un immense artiste, mais un type bizarre, un weirdo . Je ne te livre pas un scoop, tout ça est bien connu. Tu vois, tu balances tous ces clichés sur l’Amérique sans avoir potassé ton sujet. Il faut creuser, mon pote, la réalité est toujours plus complexe que la simple surface des choses’ Tu a déjà mis les pieds en Angleterre ? Tu as vu la BBC, ils ont toujours ce ton vaguement de gauche Ecoute : prends un pseudo-intellectuel, ou même un véritable intellectuel, éduqué, cultivé, votant à gauche et journaliste à la BBC ; ce type a le même problème que le genre d’enfoirés de droite à la Jimmy Swaggart qui pullulent en Amérique. Quel est ce problème ? Tous les deux traitent l’homme de la rue avec condescendance. Tous les deux s’imaginent que l’homme de la rue ne dispose pas des capacités mentales suffisantes pour distinguer le bon du mauvais. Tous les deux essayent d’enlever à l’homme de la rue son choix, son libre arbitre, sa capacité de décider pour lui-même Alors, quel genre de papier tu vas nous pondre ? Du gonzo journalisme à la Hunter Thompson ? Je t’aime bien, Serge, et tu sais pourquoi ? Parce que tu ne nous lèches pas les bottes, tu as un point de vue et tu t entêtes avec tes questions. On préfère la confrontation aux conversations mielleuses et soporifiques (et les revoilà lancés dans une autre chansonnette improvisée sur le pouce).
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