Lou Reed et Metallica ont la joie de vous annoncer la naissance de Lulu, déluge de bruit blanc et d’idées noires.
Lorsqu’il apparaît dans le hall du Claridge, c’est d’un pas lent, hésitant, presque sénile, une jeune fille à son bras. Blonde, un visage d’ange, elle pourrait être l’infirmière de cet homme chétif de 69 ans qui, malade d’un diabète aggravé d’une allergie à l’insuline, marche péniblement et doit manger cinq fois par jour des repas hautement diététiques, sans sucre ni gluten.
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Si la défaillance du corps excite encore quelque chose chez lui, outre sa soif de rock dur, c’est l’orgueil. “La nouvelle musique classique, elle est là. Une forme au maximum de son potentiel, brutale, magnifique, sans équivalent. Et croyez-moi, je ne suis pas quelqu’un qui manque de sophistication…” Ni d’arrogance. Mais ça, on savait. Avec son teint olivâtre, sa peau ridée, ses yeux globuleux de caméléon chaussés de lunettes, cette dentition comme réémaillée au mercure, Lou Reed possède aujourd’hui l’étrangeté de certains personnages de ses chansons. L’indéfinissable anormalité d’un vieux tapin au look métèque dont l’existence a commencé pour de bon à l’adolescence par des séances d’électrochocs que ses parents lui imposaient pour soigner ses penchants homosexuels. “C’est comme ça que je me suis intéressé à l’électricité.” Il s’en gavera. De dope aussi, et d’alcool.
Sa vie ? Un parcours du combattant dans cette galaxie glamour et glauque, le New York des années Warhol, dont il devient l’un des astres. Désastre ? Oh, lui agit surtout comme voyeur-raconteur qui met en scène celui des autres, avec une rare pénétration psychologique. “Lou était très fort pour éveiller des images et des pensées inconscientes et pour les mettre en textes”, écrit John Cale, son ancien compère du Velvet, dans son autobiographie (John Cale, une autobiographie de Victor Bockris et John Cale, Au Diable Vauvert).
Et il a de quoi exercer ses talents avec toutes les créatures qui fréquentent la ménagerie warholienne. Dans son bouquin, Cale évoque le souvenir d’une certaine Daryl. “Elle était nymphomane. Elle était blonde, très poilue et très intelligente. Nous avions toutes sortes de choses en commun, comme partager des aiguilles, nous injecter de l’héroïne. Très vite, Lou et moi la baisions à tour de rôle.” Finalement les services sociaux retireront ses enfants à Daryl et Lou se servira de son histoire pour composer Berlin, son chef-d’oeuvre.
Aujourd’hui, elle réapparaît, elle et toutes les autres, sous les traits de Lulu. “C’est le clone de la Caroline de Berlin, admet-il. Même si elle a le mot ‘danger’ tatoué en grosses lettres sur le front, on est toujours instinctivement attiré par elle. Tout le monde en connaît au moins une.” Au fond, Lulu est une matriochka, une poupée russe qui contient ses jumelles. Femme monstre, elle revient pour un ultime tour de piste, pour résumer dans un grabuge implacable ce que toute l’oeuvre de Lou Reed s’est acharnée à révéler : que nous vivons dans un monde où chacun se prostitue, exploite son prochain, travaille à sa perte, que le seul projet cohérent d’une société où le fric est tout, c’est la mort des autres.
Reed fait le choix délibéré de mettre en scène cette histoire parce qu’elle est dénuée de morale, que toute idée de salut ou d’espérance en est proscrite, que la musique de Metallica constitue en soi une condamnation et puis, quitte à ce que ce soit son testament, autant qu’il soit le plus noir possible. “La Lulu telle que Frank Wedekind l’a créée nous amène à nous poser cette question très simple : est-elle un esprit libre ou bien est-elle immorale ? Moi, j’en ai fait un ange exterminateur.” Lulu : le rock’n’roll animal définitif, si proche de son auteur qu’elle semble se confondre avec lui, sa Bovary punk en somme. “Ah non, rétorque-t-il avec une moue d’enfant contrarié. D’abord, elle ne sait pas écrire.”
Tiens, pourtant, page 88 du John Cale : “Lou était imbu de lui-même et un peu perdu à cette époque (1967). Il voulait être la reine des salopes et cracher les reproches les plus acerbes sur tout le monde alentour. Moi j’étais Black Jack, Nico était Nico et lui, nous l’appelions Lulu.”
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