En 1955, Lotte Lenya, qui est depuis bien longtemps déjà la mémoire vivante de Kurt Weill, remet les pieds dans un Berlin délabré et lugubre ; elle vient enregistrer pour Columbia les songs de la période allemande. L’intérieur de la pension Hassforth où le couple tout fringant a vécu trente ans plus tôt n’a pas […]
En 1955, Lotte Lenya, qui est depuis bien longtemps déjà la mémoire vivante de Kurt Weill, remet les pieds dans un Berlin délabré et lugubre ; elle vient enregistrer pour Columbia les songs de la période allemande. L’intérieur de la pension Hassforth où le couple tout fringant a vécu trente ans plus tôt n’a pas changé d’un pouce. Les photos qui la découvrent là et ailleurs trahissent un certain malaise ; le visage est dur, comme celui qu’elle aura en jouant cette vieille salope soviétique dans Bons baisers de Russie. George Davis, son deuxième mari, la poussera à entreprendre cette série unique d’enregistrements qui annoncent sa renaissance. Les années 1955-57 marquent en effet son revival : elle triomphe dans L’Opéra de quat’sous à New York et va graver les chansons de la période américaine, à commencer par September song et tout ce qui a fait le succès de Weill à Broadway (Speak low, It never was you, Sing me not a ballad…). Et puis, le hit des hits : Mackie Messer, devenu Mack The Knife en 1956, dix-sept marques de disques l’auront mis en boîte, on l’entendait partout et cette « culture musicale du drugstore », Weill l’a pleinement revendiquée. En studio, toujours pour Columbia, on découvre Lotte Lenya pieds nus sur l’estrade, Louis Armstrong trompettant à ses côtés. Elle a retrouvé le sourire, sa voix tremblante a pris en maturité, il faudra transposer les partitions originales. Le timbre a toujours cet aspect inquiétant qui n’appartient qu’à elle, mais le glamour l’a enrobé. Lenya s’est totalement faite au monde de Broadway : on s’en aperçoit dans les songs de Cabaret. A l’entendre chanter September song et Sing me not a ballad avec une lenteur inouïe, on se dit qu’on est à des années-lumière de la distanciation brechtienne ; c’est oublier qu’elle et Weill n’y ont jamais vraiment cru. A la théorie, ils substituaient la spontanéité et l’improvisation. Et Brecht sera ému comme jamais en voyant débarquer Lenya à Berlin à l’époque du Berliner Ensemble. Car rien n’est perdu de l’engagement : son Trouble man s’impose avec une intensité quasi insoutenable, et entendre la veuve Weill marteler les coups de boutoir de Mère Courage de Paul Dessau nous ramène sans ménagement sur le pavé berlinois. Réécouter tout ça, c’est comme sentir le vent d’Ouest qui pénètre, le matin, dans une chambre à l’air vicié.
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