Londres a supplanté New York pour devenir la capitale mondiale de l’art moderne. Depuis Freeze, l’exposition fondatrice de 1988, et malgré la chute du marché de l’art, cette nouvelle scène vit comme dans un rêve : les artistes eux-mêmes sont aujourd’hui aux commandes, solidairement et jovialement.
Une toute nouvelle galerie a ouvert ses portes la semaine dernière à Londres Sadie Coles HQ. Par un chaud après-midi de printemps, deux à trois cents personnes rassemblées dans une rue en forme de petite cour buvaient de la bière, du vin, ou le cocktail maison à base de vodka. C’était agréable les jeunes gens souriaient, riaient, les vieux couples bien habillés semblaient heureux eux aussi.
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Ça ne s’est pas toujours passé comme ça. Pendant de longues années, en matière d’art, Londres était très nettement à l’arrière-plan. Les galeries les plus importantes se trouvaient toutes dans la même rue, Cork Street à Mayfair : très provinciales, elles manquaient singulièrement d’ambition. On y voyait de l’art dérivé, de seconde zone, voire amateur, une sorte de non-événement de l’art moderne. Les vernissages étaient très collet monté verre de vin de rigueur à la main, les conversations trop polies allaient bon train. On y croisait généralement quelques braves types toujours partant quand il s’agit de prendre un verre. A 40 ou 50 ans, ils représentaient le dernier vestige de l’esprit de bohème. A l’époque, je ne connaissais que très peu de choses sur l’art, mais on y allait, moi et mon vieil ami de Leeds, Damien Hirst, qui était en première année au Goldsmiths Art College. C’était en 1986.
Au milieu de ce morne paysage, on entrevoyait quelques lueurs d’un autre monde, différent, plus radieux : les magazines Flash Art et Art Forum, le bon goût et la classe de la galerie Anthony D’Offay, le programme de ses expositions internationales, la rigueur conceptuelle de la galerie Lisson. Et, bien sûr, la galerie Saatchi. A l’image de ce grand requin blanc attendant son heure, la galerie Saatchi symbolisait un pouvoir plein de grâce et une ambition sans limites. Les expositions de la galerie Saatchi inspiraient Ryman, Stella, Serra, Kosoff, Golub, Andre, Fichl, Flavin et d’autres. Et puis il y avait toute la fraîcheur et la nouveauté des expositions New York Art Now, immortalisées par le glamour sévère du lapin en métal de Jeff Koons.
Il était clair qu’à Londres, les choses devaient changer. Et elles changèrent. En 1988, Damien Hirst organisait une exposition baptisée Freeze. Elle demeurera à jamais dans l’histoire comme le point de départ de la fantastique scène artistique londonienne, aujourd’hui mondialement reconnue. Organisée dans un ancien gymnase de la police, Freeze réunissait dix-sept artistes du Goldsmiths Art College dont Hirst, Sarah Lucas, Mat Collishaw, Gary Hume, Fiona Rae et Ian Davenport. L’expo était bien présentée, très pro et complétée par un catalogue. L’art était minimal et suivait le style contemporain international de l’époque. Il n’y avait rien de particulièrement radical dans Freeze. C’est plutôt sa sophistication extrême qui expliqua son impact. Cette exposition était intelligente et stylée. Ce fut un succès.
L’héritage de l’exposition Freeze n’a pas tant résidé dans l’art montré que dans l’esprit d’indépendance et d’optimisme juvénile qu’elle représentait. Une indépendance qui indiquait comment l’art pouvait se libérer de l’establishment et de ses sympathies à gauche. Freeze n’avait pas pour but de créer des oppositions. C’était un moyen de redonner le contrôle aux artistes. Très simplement : si on le souhaitait, il devenait possible de montrer soi-même son travail, sans pour autant considérer ce choix comme une solution au rabais.
Après Freeze, il y eut de nombreuses autres expos initiées par des artistes. En 1990 ouvrait Building One, un grand espace artistique de 3 000 m2 au sud de Londres, dans une usine de biscuits désaffectée. Financé par une combinaison de fonds publics et privés, Building One a poussé l’idée d’un espace d’exposition temporaire indépendant à son paroxysme. En termes d’échelle et d’architecture, Building One n’était pas très loin de la galerie Saatchi. Dans trois expositions majeures, Modern Medicine, Gambler et Market, elle a présenté le travail de jeunes artistes du Goldsmiths Art College.
L’ampleur et l’ambition de Building One étaient rendues possibles par le boom sans précédent du marché de l’art à la fin des années 80. La spéculation sur les uvres d’art avait atteint un tel sommet que beaucoup des travaux montrés à Building One, signés d’artistes presque inconnus, étaient vendus à de grandes collections le soir même du vernissage. Tout se passait comme si le jugement sur la valeur artistique était complètement laissé de côté.
Le libéralisme, l’esprit d’entreprise, la substitution du sacrifice et de la responsabilité à long terme au profit d’une gratification plus immédiate, tout cela était largement cohérent avec les principes de base du thatchérisme. (Freeze était d’ailleurs sponsorisée par Olympia & York, l’entreprise de bâtiment qui a construit la Canary Wharf Tower, l’un des symboles les plus forts et durables du libéralisme.) Et Charles Saatchi, qui a rapidement rassemblé la plus grande collection d’ uvres de jeunes artistes britanniques, était derrière les campagnes de pub qui ont permis aux tories de garder le pouvoir. C’est cette contradiction même, la juxtaposition d’une politique de droite et de l’art, qui conférait à la situation tout son intérêt. L’art lui-même, en termes de forme et de contenu, devait toutefois encore se définir. Mais avec cette facilité de tirer des revenus de son art et d’exposer, les jeunes artistes vivaient une situation qu’ils n’auraient pas jugée possible, même en rêve.
Heureusement, en 1991, avant que les choses ne deviennent trop commerciales et stériles, le marché de l’art s’est effondré et la source monétaire, qui avait atteint des proportions dignes des chutes du Niagara, s’est tarie. Nombre de galeries londoniennes ont fermé leurs portes, presque tous les sponsorings d’exposition ont cessé.
Pourtant, les expositions indépendantes et les lieux gérés par des artistes ont continué à se développer, fonctionnant souvent avec des budgets de misère, voire sans budget du tout. Des bureaux, des chambres à coucher, des pubs se sont temporairement improvisés espaces d’exposition. L’espace d’exposition indépendant est rapidement devenu une forme d’art en lui-même The Shop en étant l’exemple le plus complexe et le plus abouti. The Shop était un magasin tenu dans l’East End par Tracey Emin et Sarah Lucas. On pouvait y acheter des petits objets faits main, mais c’était aussi une espèce de boîte permanente où l’on pouvait boire à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Au début, les uvres d’art étaient créées sur place par Emin et Lucas : des T-shirts avec des slogans comme « T’es-tu déjà branlé sur moi ? » et « Oui, le monde tourne bien autour de moi », des paquets de cigarettes vides transformés en petits lapins, des cendriers avec la photocopie du visage de Damien Hirst collée au fond. Ouvert entre janvier et juin 1993, il a fermé au plus fort de son succès, dans la plus pure tradition underground branchée.
La nature collective de The Shop a constitué une force d’entraînement pour toute la scène londonienne. La notion de solidarité et d’amitié entre les artistes a créé un sens de la communauté et une aide précieuse. Il y avait beaucoup d’alcool, beaucoup de fous rires, mais aussi des discussions sérieuses et de vrais échanges d’idées.
L’art produit actuellement est trop divers pour supporter une catégorisation ou une étiquette. On a atteint le point où l’art peut être n’importe quoi : une promenade dans la campagne ou une diffusion au ralenti et pendant vingt-quatre heures de Psychose d’Hitchcock, un requin dans un aquarium géant ou la sculpture d’un bateau conçue à partir d’un seul brin d’herbe séché, un poème d’amour en néons roses ou des mannequins pour magasins affectés par des malformations sexuelles. Aucun style ou forme d’art n’est dominant et la peinture cohabite confortablement avec la vidéo.
La stratégie adoptée par la majorité des artistes londoniens est conceptuelle souvent en écho à des travaux des années 60 et 70. Mais c’est une forme d’art conceptuel engageante, qui repose sur des schémas culturels reconnaissables, et n’ôte pas à l’art sa faculté de communiquer et de donner du plaisir. Cet art entend au contraire défendre les relations humaines vraies et donner du sens au monde, ses influences sont au moins autant la télévision et la pop que l’histoire de l’art. C’est peut-être ce qui unit les artistes londoniens : le lien entre l’art et l’expérience vécue. Cela peut prendre une forme autobiographique et intensément personnelle comme pour Tracey Emin, ou bien se référer à un espace social plus vaste comme pour Keith Coventry avec ses peintures représentant des habitations et ses sculptures de magasins saccagés par les émeutes.
L’art et la vie, le sens de la communauté, la boisson et le rire. Voilà ce qui définit la scène artistique londonienne en 1997 une indéniable et bourdonnante vitalité. Une situation pleine d’espoir, créée par les artistes eux-mêmes. Alors que beaucoup travaillent à présent avec des galeries privées et participent à de grandes expositions dans les musées d’Angleterre ou à l’étranger, cet esprit d’indépendance persiste. Il est rare et précieux que les artistes gardent le contrôle.
Carl Freedman
Carl Freedman est critique d’art.
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